CHAPITRE XX
L’interrogatoire

Eymerich et Bagueny n’achevèrent pas leur chute sur le fœtus monstrueux, ni au sein du liquide laiteux et poisseux dans lequel il flottait. Ils se retrouvèrent en train de glisser mystérieusement le long d’une spirale entourée de murs tel un escalier en colimaçon privé de marches.

Une chute vertigineuse qu’ils conclurent par une roulade. Quand les deux dominicains, contusionnés mais sains et saufs, purent se remettre debout, tout avait disparu. Fumée, fluide, cavité dans la pierre. Ils se trouvaient dans le hall du château, au pied de l’escalier qui les avait conduits à l’étage supérieur. Leurs chaussettes étaient sèches, comme si la mélasse blanche s’était évaporée.

— Quelle est cette diablerie, magister ? demanda Bagueny, dont le menton tremblait.

— Je ne sais pas mais son origine maligne ne fait aucun doute, répondit Eymerich. Allez, ne restons pas là.

— Vous ne voulez pas retourner en haut tout de même !

— Non, non. On en a assez vu.

Lorsque le Comte Vert les trouva sur le seuil du château, il ne put masquer sa surprise.

— Déjà de retour ? Je pensais que vous alliez rester plus longtemps !

Eymerich avait l’impression d’y être resté plusieurs heures, mais il se contenta de hausser les épaules.

— Il n’y a rien d’intéressant.

— On peut donc entrer sans risque ?

— Oui. La forteresse est déserte et dépourvue de pièges.

Amédée fit signe d’entrer à un groupe de soldats.

— Mais, magister ! Après ce que nous venons de traverser… murmura Bagueny, surpris.

Eymerich parla d’une voix encore plus basse.

— Frère Pedro, je suis convaincu que les maléfices nous étaient directement adressés. Si mon intuition ne me fait pas défaut, ils ne trouveront ni galerie, ni quoi que ce soit d’autre. Peut-être même pas les lambeaux du tableau de Sémiramis.

Amédée était remonté à cheval et lui faisait signe d’approcher. Il s’exécuta.

— Père Eymerich, dit le comte, vous m’avez promis d’interroger certains prisonniers. Comme vous le voyez, ils sont encore là. Choisissez ceux que vous voulez. Vous pouvez les conduire dans le château ou dans l’une des églises.

— Je vais m’en occuper. Quelles informations désirez-vous obtenir ?

— Toutes celles qui concernent la poursuite de notre expédition, et en particulier les raisons de la retraite inexplicable des assiégés. Et si vous le pouvez…

Amédée fit une pause comme s’il était sur le point de poser une question inconvenante.

— Oui ?

— … Essayez de vérifier l’état de l’agriculture dans le coin et les possibilités de contribution des archontes. Nous libérons ces chrétiens, sans se soucier du fait qu’ils sont schismatiques. Le moins que l’on puisse attendre en échange, c’est qu’ils contribuent à notre effort de guerre. Vous ne pensez pas ?

Eymerich ne le pensait pas vraiment mais il accepta.

— Je ferai selon votre désir, monsieur.

Le comte chevaucha vers les barons qui l’attendaient à l’entrée du château. L’inquisiteur se dirigea avec Bagueny vers le groupe d’habitants qui était surveillé par une petite patrouille de soldats.

Les prisonniers avaient l’air moins effrayés mais restaient toujours collés à leurs animaux. Des dizaines de poules caquetaient entre leurs jambes. Des femmes pleuraient. Chrétiennes ou musulmanes. D’autres, plus courageuses, essayaient de consoler leurs enfants. Les hommes qui se tenaient fiers et droits étaient peu nombreux. Pour la plupart, il ne s’agissait pas de Turcs comme on aurait pu le supposer. Il y avait là des Grecs, mais également des Bulgares, des Serbes, des Génois et des Égyptiens.

Eymerich déambula parmi la foule, comme s’il cherchait les meilleures têtes de bétail à acheter.

— C’est incroyable, disait-il à Bagueny. Ils ne se comportent pas comme s’ils venaient juste d’être libérés d’un joug. On dirait que l’idée d’intégrer l’empire de Constantinople les terrifie plus que celle de rester esclaves des mahométans.

— Ils ont peut-être entendu les paroles de Bertrand de Milan, avant son… malheureux accident.

— Je ne pense pas. Ils sont de basse condition sociale et ne doivent parler que le grec ou le turc. Ah, en voilà un qui fera notre affaire !

Eymerich désignait un vieil homme qui arborait une longue barbe. Il était classiquement vêtu, mais portait autour du cou une petite boîte rhomboïdale suspendue à une chaîne. L’inquisiteur savait de quoi il s’agissait : c’était un encolpion, un reliquaire. Bien qu’il ne fût pas habillé en prêtre ou en moine, l’homme devait sûrement avoir un rôle dans le monde religieux.

Eymerich confia le prisonnier aux soldats, qui le conduisirent à l’écart. Il orienta ensuite son choix sur un individu habillé un peu mieux que les autres et sur une jeune femme qui devait être en état de confusion mentale car elle écarquillait les yeux en regardant autour d’elle comme si elle ne comprenait pas du tout ce qui se passait.

Eymerich s’adressa à un officier.

— Amenez-les dans cette église. Que l’un de vous reste de garde à la porte.

Le temple orthodoxe était petit et sombre, mais riche en tableaux, mosaïques et icônes représentant des saints et des patriarches. L’air sentait le renfermé, avec une pointe d’encens et de cire de bougie. Les chandeliers étaient cependant éteints, et l’unique rai de lumière chargé de poussière provenait d’une petite fenêtre qui s’ouvrait à la base de la coupole.

Il n’y avait pas de bancs, juste quelques fauteuils appuyés contre les murs. Eymerich s’installa dans l’un d’eux et fit signe à Bagueny de s’asseoir à côté de lui. Les trois prisonniers restèrent debout. Ils s’alignèrent machinalement devant les deux dominicains. Leur peur était manifeste.

Eymerich attendit un instant avant de prendre la parole. Il examinait soigneusement ses proies pour accroître leur inquiétude. Ce qui n’était pas très difficile.

Il finit par concentrer son attention sur l’homme à l’encolpion. Celui-ci portait une blouse sale serrée à la taille par un cordon, un pantalon tout aussi sale et des chaussures en lambeaux qui laissaient dépasser ses orteils. S’il n’avait pas eu ce reliquaire, il aurait eu l’allure d’un paysan, ou même d’un esclave.

— Tu es un religieux, dit l’inquisiteur en grec. N’essaie pas de le nier.

— Pourquoi devrais-je le cacher ?

La voix du vieil homme était faible mais assurée.

— Tu portes des habits laïcs. Tu as essayé de le masquer.

— Non, monseigneur. J’étais moine blanc dans une maison idiorythmique de Smyrne jusqu’à ce que la peste de 1348 et les continuelles exactions des Latins aient raison de nous. Aucun autre monastère n’avait les moyens de m’accueillir. Je suis alors venu ici, où j’officie comme diacre quand je ne travaille pas la terre d’un archonte.

Eymerich savait que dans l’Église schismatique un « moine blanc » était un religieux autorisé à se marier, mais il ignorait ce qu’était une maison idiorythmique. Il ne voulait cependant pas se montrer inculte : cela ne ferait qu’affaiblir son autorité.

Contre toute attente, Bagueny vint à son secours en catalan.

— Une maison idiorythmique est une petite communauté de religieux schismatiques qui ne sont pas liés à un monastère.

— Et comment le savez-vous ? s’étonna Eymerich.

— Eh bien, il m’arrive aussi de lire, magister.

Eymerich reporta son attention sur le diacre paysan.

— Tu es fidèle à l’empereur Jean V Paléologue ou aux Turcs ?

Le vieux parut étonné.

— C’est une curieuse question, monsieur. Vous ignorez peut-être que l’empereur Jean est vassal du sultan Murad, le roi des Turcs ottomans. Il a même combattu pour lui. Celui qui est fidèle à Jean l’est aussi à Murad.

— Je n’ignore rien, répliqua Eymerich, agacé. Ton empereur a été obligé de se soumettre s’il voulait conserver quelques terres. C’est la même chose pour toi ?

— Monsieur, si un souverain est obligé de céder, que pourrait bien faire un malheureux comme moi ?

La réponse était tellement frappée au coin du bon sens que Bagueny esquissa un sourire, aussitôt effacé par le regard noir du magister. Ce dernier poursuivit :

— Vieil homme, tu es chrétien. Cela ne te répugne-t-il pas de subir les ordres d’infidèles qui adorent un Dieu différent du tien et ont pour prophète un berger crasseux ?

Les yeux noirs du diacre manifestèrent pour la première fois de la colère.

— Monsieur, ceux qui brûlent nos églises et détruisent nos monastères, ce ne sont pas les mahométans, mais de prétendus chrétiens capables d’affirmer que l’Esprit Saint procède du Père et du Fils !

Le vieux faisait allusion à la controverse qui avait conduit à la scission entre les catholiques et les « orthodoxes », comme aimaient à s’appeler les schismatiques. Les premiers faisaient référence dans le Credo à l’Esprit Saint « qui ex Patre Filioque procedit ». Les seconds n’acceptaient pas le « Filioque » et, conformément au concile de Nicée et à quelques autres, accordaient à l’Esprit Saint une évidence équivalente à celle de Jésus-Christ.

Eymerich s’emporta :

— Inutile de me rappeler les inepties que colportent vos patriarches ! À propos, où est passé le clergé de cette ville qui a plus d’églises que d’habitants ?

C’était la question qu’Eymerich voulait poser en priorité. Les précédentes ne servaient qu’à en relativiser l’importance.

Ce ne fut pas le vieil homme qui répondit, mais le prisonnier bien habillé.

— Ils sont partis avec les soldats turcs, le général qui gouverne Kallipolis et tous les habitants les plus riches. Ils nous ont laissés ici parce qu’il n’y avait pas assez de chevaux pour tout le monde.

— Tu n’as pas l’air pauvre.

— Je possède un ergasterion, un magasin d’artisanat. Je suis potier. Je gagne bien ma vie, mais pas assez pour avoir une écurie.

— Les riches craignent les Latins à ce point-là ? Le premier assaut avait pourtant été repoussé.

— Il ne s’agit pas de ça.

— De quoi, alors ?

Le potier parut chercher ses mots.

— Il s’est passé quelque chose pendant la nuit… En mer, je crois.

— C’est-à-dire ?

— Je ne sais pas. Les Turcs, les propriétaires terriens et les religieux ont sellé leurs chevaux le plus vite possible. Ils ne nous ont rien dit, à part de se cacher dans les églises et les mosquées. Un moine nous a bénis.

Eymerich perçut une certaine sincérité dans ces paroles et un vague désarroi. L’homme souffrait peut-être du déclassement qu’avaient subi les artisans dans la région, l’excluant ainsi du cercle des nantis. Il ne lui demanda pas s’il était fidèle à l’empereur ou aux Turcs. Vu la réponse du diacre sur le sujet, il avait compris qu’à Kallipolis les deux choix n’étaient pas contradictoires. Était-ce pareil dans le reste de l’empire ?

Eymerich reporta son attention sur la jeune fille. Il avait voulu l’emmener dans l’église parce qu’elle paraissait vraiment stupide, ou tout au moins peu dégourdie. Les gens comme elle pouvaient dire des vérités que les autres préféraient cacher. Elle gardait la bouche entrouverte, la tête penchée sur le côté, et avait un œil plus petit que l’autre. Elle n’avait pas de chaussures et portait un khiton de femme très usé. Elle devait vivre de charité et faire de temps en temps la bonne. Ses mains calleuses et une marque de fouet qui lui barrait le visage laissaient supposer qu’elle avait dû être esclave et chassée par son patron une fois devenue inutilisable.

— Et toi, que sais-tu sur ce qui s’est passé cette nuit ? lui demanda l’inquisiteur. Qu’y avait-il en mer de si menaçant… au point d’avoir incité les soldats à fuir ?

Malgré la sincérité du potier, Eymerich trouvait peu crédible la thèse du danger marin. Les navires des croisés avaient jeté l’ancre devant Kallipolis et ils n’avaient rien vu. Des tours les plus hautes de la ville on jouissait peut-être d’une meilleure vue que les équipages, cependant…

La jeune fille réagit de façon inattendue. Elle se mit à trembler de la tête aux pieds, leva les bras, écarquilla les yeux, puis se mit à crier :

— Ils sont très grands, ils ont de l’eau jusqu’à la ceinture là où la mer est la plus profonde ! Ils gémissent comme des nouveau-nés, mais ce sont des momies ! Ils le disent eux-mêmes quand ils viennent ! Ils émergent du brouillard, avancent lentement ! Cette nuit, ils ressemblaient à des colonnes qui se dressaient jusqu’au ciel ! Ils veulent nous tuer et ils n’auront aucune pitié ! Jésus fils du Dieu Sauveur !

La jeune femme éclata en sanglots. Le diacre se mit à secouer la tête d’avant en arrière en répétant de plus en plus vite « Jésus fils du Dieu Sauveur », jusqu’à ce que la phrase se transforme en un borborygme incompréhensible.

Les deux dominicains étaient déconcertés. Bagueny demanda à Eymerich :

— Que signifie « momie », magister ?

— C’est un mot latin dérivé de l’arabe et du persan. Il désigne un cadavre desséché.

Eymerich s’adressa au potier.

— Vous savez ce que signifie la pantomime de ces deux imbéciles ?

L’autre se permit un trait d’ironie.

— La jeune fille pleure. Vous avez certainement remarqué qu’elle n’a pas toute sa tête. Quant au moine blanc, il prie simplement comme on le fait chez nous.

— Il prie ? On dirait qu’il va s’évanouir.

— Je vous assure qu’il est en train de prier.

Eymerich réfléchit un court instant puis dit :

— Bien, l’interrogatoire est terminé. Nous en savons assez.

— Qu’allez-vous faire de nous ? demanda l’artisan effrayé.

— Vous êtes libres. J’ordonnerai aux soldats de laisser partir tous les habitants de Kallipolis. On ne peut rien leur reprocher sinon d’être les victimes d’un mauvais christianisme.

Il se dirigea vers la sortie à grands pas.

Bagueny s’efforça de suivre le rythme.

— Vous en savez vraiment assez, magister ? Moi j’ai l’impression de ne rien savoir du tout.

— Tout est pourtant si clair, répondit Eymerich en souriant.

Mais il ne dit rien de plus.