En quelques jours, Kallipolis devint une colonie grecque de la maison de Savoie. Le drapeau du Comte Vert flotta sur les remparts de la forteresse. On confia le gouvernement de la ville à un obscur Aymon, dit Michel, issu des rangs inférieurs de la troupe. Les habitants reprirent leurs activités habituelles, tandis qu’un corps réduit mais aguerri de collecteurs de dettes fut envoyé dans les campagnes pour essayer de soutirer aux archontes le plus d’argent possible en évoquant le devoir sacré de financer la croisade. Les archontes, de leur côté, se renflouèrent sur le dos des paysans. Ces derniers vitupérèrent et se demandèrent pour la énième fois quel genre de « libération » les Latins apportaient par rapport aux Turcs. Mais ils ne pouvaient qu’obéir.
Eymerich fut contraint de loger en compagnie de trois nobles de rang intermédiaire avec lesquels il s’était disputé à Zadar : Richard Musard d’Esparre, Tristan de Chalon et le maréchal Gaspard de Montmajeur. Il ne voulait pas dormir dans le château, pour diverses raisons, et il n’avait pas de tente personnelle à monter à l’extérieur des remparts. Il s’était donc installé dans la maison avec jardin qu’il avait vue en arrivant, et qui était maintenant le siège d’une partie de l’état-major de l’expédition.
Le treizième matin de permanence à Kallipolis, l’inquisiteur se leva de sa paillasse, scrupuleusement débarrassée de tout parasite, et jeta un œil à Pedro Bagueny, encore profondément endormi. Il ne chercha pas à réveiller son confrère : l’aube venait à peine de se lever. Au lieu de cela, il défroissa du mieux qu’il put sa soutane, qu’il avait gardée pour dormir. Il se lava le visage dans une cuvette et tripota avec dégoût la barbe hirsute qu’il n’avait pas taillée depuis deux semaines. Il avait laissé toutes ses affaires à bord, y compris son rasoir, et n’avait pas envie d’aller les chercher.
À cette heure matinale, l’air était frais, pour ne pas dire piquant. Parfait pour Eymerich. Il sortit de sa chambre, sous les arcades qui entouraient la cour. Sa bonne humeur s’évanouit instantanément. Gaspard de Montmajeur était sur le seuil de sa chambre, juste à côté. Nu jusqu’à la taille, il simulait des passes d’escrime avec un bâton.
L’inquisiteur tenta de s’esquiver en douce, mais le noble l’avait déjà aperçu.
— Bonjour, mon père ! le héla-t-il d’un air jovial.
Depuis qu’Amédée de Savoie avait donné du galon à Eymerich, même les aristocrates qui ne l’aimaient pas s’efforçaient de lui manifester leur amitié.
— Comme vous pouvez le constater, je m’entraîne pour les batailles à venir. À Constantinople, je ne pense pas que nous aurons la vie facile. La ville est aux mains des hérétiques.
— Schismatiques, pas hérétiques, corrigea Eymerich.
Il avait vraiment envie de rentrer, mais son entêtement théologique eut le dessus.
— Je vous l’ai déjà dit. L’Église catholique romaine condamne le schisme des chrétiens orientaux, mais elle ne considère comme « hérétique » que leur façon de prier.
Le maréchal posa son bâton.
— Pourquoi ? Ils prient comment ?
— Vous avez déjà dû en voir… Au début je ne comprenais pas ce qu’ils faisaient. J’ai dû enquêter pour le découvrir. Ils fredonnent toujours la même formule, ils secouent parfois la tête ou bien esquissent les pas d’une danse sans accompagnement musical. Elle est connue sous le nom d’hesychia. Ils croient pouvoir ainsi partager la lumière divine. Il ne s’agit en réalité que d’un moyen de provoquer des hallucinations.
— Je ne le savais pas, murmura de Montmajeur en manifestant une certaine curiosité. Quel comportement étrange !
— L’hésychasme est une pratique officielle de l’Église d’Orient depuis plus d’une quinzaine d’années. C’est l’empereur Jean VI Cantacuzène qui l’a imposée, sous la pression du patriarche Callisto et de Grégoire Palamas, un moine du mont Athos. La fracture avec les catholiques est alors devenue irréconciliable et définitive.
— Ils secouent la tête…
Le maréchal simula le geste, puis éclata de rire.
— Le meilleur moyen pour qu’ils arrêtent consiste à la leur couper ! Vous n’êtes pas d’accord, mon père ?
— Le but principal de notre mission, me semble-t-il, est de convertir. Sauver les âmes, pas tuer leurs enveloppes de chair.
Il ne supportait plus ce corps à moitié nu et musclé que l’exercice physique faisait ruisseler de sueur malgré la fraîcheur du petit matin. L’inquisiteur détestait les gens qui transpiraient, il voyait là quelque chose d’impudique. En ce qui le concernait, même en cas d’intense chaleur, il ne suait que quelques gouttes, et les trouvait répugnantes.
Le noble le regarda avec compassion.
— Mon bon frère, on voit bien que la guerre n’est pas faite pour vous, et encore moins la politique. Vous savez quoi ? Parfois, un bon coup d’épée convertit bien plus de gens que mille prières. Nous avons Kallipolis et bientôt nous aurons Constantinople. Et si le Comte Vert met de côté sa bonté et nous autorise à trouer quelques ventres pour l’exemple, je vous garantis que ces villes deviendront catholiques en quelques mois.
Eymerich s’abstint de tout commentaire. La poitrine poilue du maréchal, encore emperlée de sueur, lui incommodait les narines. Il éprouva un profond dégoût et rentra dans sa chambre sans le saluer.
Le frère Bagueny était déjà debout et se lavait le visage dans une bassine.
— Vous discutiez avec quelqu’un, magister. Puis-je vous demander avec qui ?
— Avec un imbécile, répondit Eymerich d’un ton sec.
— Ah, je comprends… Mais ce que je ne comprends pas, magister, c’est comment ce qui reste pour moi totalement mystérieux vous paraît si clair, comme ce que nous avons vu à l’intérieur du château, ou les créatures que seuls les Turcs voient surgir de la mer. Puis-je espérer que vous me ferez part, tôt ou tard, de vos déductions ?
Eymerich s’assit sur le bord de son grabat.
— Il s’agit d’hypothèses, frère Pedro, et non de certitudes. Aucun sculpteur digne de ce nom ne montrerait son travail avant de l’avoir achevé. C’est pourquoi je préfère partager plutôt des certitudes que des hypothèses. En attendant, vous êtes libre d’en avoir vous-même une idée. Vous avez assisté aux mêmes événements que moi. Recoupez-les, et les déductions se feront d’elles-mêmes.
— Peut-être, mais vous êtes plus érudit que moi.
Bagueny essuya ses yeux larmoyants de résidus nocturnes avec un bout de chiffon.
— Donnez-moi au moins quelques indices…
Eymerich finit par céder à la curiosité de son confrère.
— Vous les avez sous les yeux, mais je vais essayer de vous aider. Il est d’abord évident que ce que nous avons vécu à Padoue se poursuit ici. Ne serait-ce que le tableau d’Altichiero. Il était fait pour nous et pour personne d’autre. Il s’agit de messages individuels.
— Vous êtes sûr de ça, magister ? rétorqua Bagueny en prenant son rasoir. La flotte entière a vu le ciel bleuâtre aux veines gonflées de sang. Pas seulement nous. Souvenez-vous du désarroi de l’eunuque…
Eymerich pianota sur son genou de la main droite.
— Je ne sais pas vous, frère Bagueny, mais le fœtus gigantesque m’a justement fait penser à ce ciel. Chairs livides, veines rouges ressemblant à des éclairs…
— Un véritable cauchemar pour tout le monde.
— Non. Une sorte de message, terrifiant et confus, adressé à un groupe de spectateurs pour identifier un interlocuteur précis – vous et moi. Des hallucinations ciblées destinées à des récepteurs déterminés… Ceux qui nous défient ou nous appellent savent très bien qui nous sommes, et nous attirent lentement.
Bagueny frissonna si violemment que le rasoir lui échappa des mains et tomba dans la bassine.
— Ça ne peut être que Satan, bégaya-t-il, ou un autre démon très puissant.
— On verra ça.
Eymerich se leva en faisant crisser la paillasse puis adopta son habituelle posture empreinte de sévérité.
— Vous vous êtes suffisamment pomponné. Le résultat n’est pas très enthousiasmant. Mais la nature n’est pas clémente envers tout le monde. Venez, nous devons nous occuper de choses sérieuses.
— C’est-à-dire ?
— Arriver enfin à Constantinople. Je suis persuadé que de nombreuses énigmes y seront résolues.
Les deux dominicains traversèrent la cour sans croiser personne. Le maréchal de Montmajeur devait s’être suffisamment entraîné à se battre contre des fantômes. Quant aux autres nobles, ils s’étaient lancés dans une toilette compliquée ou dans un petit déjeuner qui se prolongerait jusqu’au repas de midi.
L’heure de Prime était passée depuis peu et la journée s’annonçait très chaude. Les rues de Kallipolis étaient de nouveau animées. Il y avait peu de passants, mais la plupart des boutiques étaient ouvertes, avec des étalages qui envahissaient les rues. Les animaux – poules, porcs, chiens, chats, âne – avaient repris leurs habitudes ou se regroupaient autour de l’eau sale des caniveaux. Même les oiseaux sillonnaient de nouveau le ciel en gazouillant.
La croix rouge de la maison de Savoie flottait au sommet du château. Sur une tour plus basse ondoyait l’énigmatique étendard aux trois cercles. Eymerich et Bagueny se dirigèrent vers la forteresse en trébuchant parfois (surtout Bagueny) sur les pavés disjoints.
Ils avaient quasiment atteint l’entrée lorsqu’une voix familière et chargée d’ironie les appela de la porte d’une auberge.
— Ohé, mes bons frères, vous boirez bien un verre avec moi. Il est un peu tôt, mais le tempérament d’un homme se mesure au vin qu’il réussit à boire à toute heure.
Il y eut des éclats de rire. Francesco Gattilusio se tenait sur le seuil de la taverne, un verre à la main, entouré de quatre spécimens de sa milice. A priori des officiers, mais avec leur attitude arrogante, leurs habits crasseux aux couleurs criardes, leurs barbes et leurs cheveux gras et longs, ils ressemblaient plutôt à des bandits. Ils avaient des ceintures-écharpes rouges et des épées larges et courtes. Leurs cheveux étaient tressés. Trois d’entre eux portaient une épée sur l’épaule, le quatrième était accoudé sur une arbalète aussi grande que lui.
Bien que cette rencontre agaçât Eymerich, il s’avança vers le despote de Lesbos.
— Ce n’est pas une question d’heure. Les Grecs ajoutent à leur vin des substances horribles. Il est difficile de trouver une boisson aussi répugnante sur tout le pourtour méditerranéen.
Gattilusio rit à gorge déployée, aussitôt imité par ses sbires.
— C’est vrai ! La chaux et la résine rendent le vin local dégoûtant ! Cependant il saoule et fait oublier des choses encore plus répugnantes. Dépêchez-vous ! Apportez un verre à mon ami l’inquisiteur !
Un soldat entra dans la taverne et en sortit un instant plus tard avec deux coupes en terre cuite.
Gattilusio expliquait, hilare :
— Nous avons remonté le frère Bertrand de Milan du fond du précipice. Il avait des blessures un peu partout et du mal à respirer. Mais il est vivant. Je ne sais pas si cela vous réjouit…
— Bien sûr que si, répondit Eymerich avec détachement. Sa mort aurait représenté pour l’Église une perte tragique. J’espère seulement que la fâcheuse aventure dont il a été victime l’incite à réfléchir et à se taire. Il parlait trop.
— Maintenant plus.
— Qu’entendez-vous par « plus » ?
Gattilusio, déjà éméché, dut se retenir de rire.
— Il a perdu sa langue. Une rumeur prétend que lorsqu’il était évanoui, on la lui a coupée. Mais c’est absolument faux. Il a dû se la mordre en dégringolant. Il en est réduit au silence. Ça vous déplaît ?
— Le silence aide à la prière, répondit très sérieusement Eymerich.
Le soldat leur tendit les coupes. L’inquisiteur trempa ses lèvres dans la sienne en essayant de réprimer son dégoût. Il vit Bagueny tout aussi écœuré. Il se força à en avaler une seconde gorgée. Puis il s’essuya la bouche d’un revers de manche et dit :
— Je vais devoir vous quitter, sire.
Il fit un signe en direction du château.
— Il est temps pour moi d’aller prendre connaissance des projets du Comte Vert. Constantinople n’est plus très loin.
— Allons, restez avec nous ! Je vous trouve chaque jour de plus en plus sympathique !
Eymerich appréciait dans une certaine mesure la nature directe de Gattilusio et son côté un peu fruste. Mais le véritable péché du Génois était ailleurs. Il avait une haleine fétide, due à ses excès quotidiens. Il parlait tout près de son interlocuteur comme le font les myopes. Il avait tendance à lui toucher les habits, voire la peau. Ce que l’inquisiteur ne pouvait tolérer qu’un certain temps. Il prit ainsi congé du despote sans trop de cérémonie et dit à Bagueny :
— Allons-y, frère Pedro. Le Comte Vert doit prendre son petit déjeuner. C’est le bon moment pour une entrevue, avant la messe qui précède le déjeuner.
Il laissa tomber la coupe remplie de vin nauséabond, imité par Bagueny.
Le timbre rauque de Gattilusio, désormais en proie à l’ivresse, tempéra leur élan.
— Mes frères, les soldats que je commande rêvent. Ils voient d’étranges choses. Et pas seulement quand ils dorment.
Il n’y avait plus aucune trace d’ironie dans sa voix.
Eymerich se retourna.
— De quoi rêvent-ils ?
Gattilusio jeta sa coupe au loin et se frotta les yeux, comme s’il était épuisé ou que le soleil le gênait.
— Des êtres immenses qui surgissent des flots. Un vieux camarade de combat me soutient qu’il les a vus lui-même, la nuit qui a suivi la bataille. Des créatures gigantesques, de l’eau jusqu’à la taille. Les histoires que racontent les autres me font rire, mais pas les siennes. Il ne m’a jamais menti.
— Des géants ? lança Eymerich avec appréhension.
— Oui, mais qui gémissent comme des enfants. Une histoire invraisemblable.
Gattilusio parut réintégrer soudain la réalité. Il donna un coup de coude au soldat le plus proche.
— Eh, on ne boit plus dans le coin ? Bougez-vous un peu, bande de paresseux ! Il va bientôt faire une chaleur infernale, on a tous besoin d’une autre ration de cette maudite mixture grecque ! Bien fraîche pour en tempérer le goût !
Tous ceux qui entouraient le despote applaudirent. Eymerich poussa Bagueny en direction du château.
— Allons-nous-en. Ces réjouissances ne nous concernent pas. Essayons de trouver quelqu’un de suffisamment lucide pour nous confirmer ce qu’il y a de vrai dans ces histoires.