CHAPITRE XXII
Bételgeuse – III

Faisant preuve d’une attention plutôt rare chez un militaire, le général Kessinger ouvrit la portière de la jeep pour faire descendre Frullifer. Il l’accompagna dans un bâtiment plus grand que les autres qui abritait le commandement. Dans le hall, une secrétaire blond platine en chemisier noir fixait l’écran d’un ordinateur. Le chercheur ne fut pas étonné de tomber ensuite sur les généraux Sadler et Macrì.

— Vous connaissez déjà ces vieux amis, dit Kessinger. Je ne vous l’ai pas encore demandé, mais avez-vous fait bon voyage ? Je veux dire pour arriver jusqu’ici ?

— Je ne me souviens de rien. Je crois bien que j’ai dormi tout le temps.

— Et tout va bien ? Vous n’avez besoin de rien ?

— Tout va très bien, à part la chaleur, répondit Frullifer en prenant place dans le grand fauteuil rouge que lui indiquait Kessinger. Sinon, j’aimerais bien revoir mon ancienne collègue Cynthia Goldstein. Elle m’a aidé de bien des manières quand j’étais au Harbour Hospital.

Sadler fronça les sourcils.

— Goldstein ! C’est un nom juif !

Kessinger le fit taire d’un geste.

— Mais certainement ! La belle Cynthia a déjà été prévenue, elle sera bientôt là.

Il tapota l’épaule de Frullifer avant de rejoindre son propre fauteuil derrière le bureau.

— Si entre-temps vous avez un besoin pressant, vous pouvez compter sur Rosy. Elle a été choisie pour vous donner un coup de main.

— Et pas seulement de main, conclut Macrì en souriant.

Frullifer crut saisir les sous-entendus, mais il n’était pas sûr de les interpréter correctement. Un autre problème l’intriguait. Les trois blocs des anciens États-Unis coopéraient sur le plan militaire, mais il n’avait jamais pensé qu’ils entretenaient des rapports si étroits. Il supposait même le contraire. L’épuisement des ressources pétrolières, la chute vertigineuse du dollar, le coût de guerres ingérables avaient engendré des fractures impossibles à réduire et la formation de regroupements entre États de sensibilités voisines. Voir une telle familiarité entre généraux de fédérations différentes allait à l’encontre de ses croyances.

Frullifer se dit qu’il venait tout juste de sortir d’un hôpital psychiatrique et qu’il n’était peut-être pas le mieux placé pour juger. Il mit le problème de côté et attendit de voir ce que les gradés avaient à lui dire.

Ce fut bien sûr Kessinger qui lança le débat.

— Professeur Frullifer, vos expériences sur Bételgeuse ont excité notre curiosité. Voulez-vous nous en parler ?

— Volontiers. Que désirez-vous savoir ?

— Avant tout comment vous en est venue l’idée. Elle est, comment dire… un peu bizarre ?

— Faire exploser une étoile, précisa Macrì en riant.

Il leva les poings puis écarta les doigts.

— Boum !

— Il n’y a pourtant là rien d’étrange, s’indigna Frullifer. Au début des années 2000, le RHIC de Long Island avait lancé une expérience semblable. Des collisions de noyaux d’or à vitesse accélérée dégagent des températures cent fois supérieures à celle de notre Soleil. Une petite étoile fut ainsi créée l’espace d’un bref instant. L’expérience fut ensuite reconduite dans l’accélérateur de particules du CERN à Genève. J’avais pour projet de transformer une étoile en particules subatomiques, puis d’en augmenter encore la température, jusqu’à la faire exploser en une supernova un million de fois plus chaude que le Soleil.

Les généraux se regardèrent sans faire aucun commentaire. Ils connaissaient bien sûr cette histoire, mais l’entendre exposée aussi simplement les étonnait encore.

Kessinger ne put s’empêcher de déglutir.

— On vous a accusé, si je ne me trompe, de prendre le risque de provoquer un cataclysme cosmique qui pourrait détruire la Terre, le système solaire et peut-être même toute la galaxie.

— Superstitions, répondit Frullifer avec dédain, en s’adressant non pas aux gens présents mais à ceux qui l’avaient diffamé à l’époque. Pures suppositions d’ignorants. Je n’ai eu aucun mal à les démentir. Ce ne sont de toute façon pas ces accusations qui m’ont fait passer pour fou, mais la question de Bételgeuse.

— Voilà, parlez-nous donc de ce problème-là.

Frullifer se tapota la tempe de l’index.

— Ces crétins croyaient que je voulais décomposer une microparticule pour en étudier les quarks, leurs saveurs et toutes ces sortes de choses.

Il ricana.

— Quel ne fut pas leur étonnement lorsqu’ils découvrirent que je voulais confirmer de façon spectaculaire la théorie d’Alain Aspect. Créer une supernova en laboratoire et, grâce à l’empathie de la trame universelle, en provoquer une ou plusieurs à des distances intersidérales. En l’occurrence Bételgeuse.

— Et pourquoi précisément Bételgeuse ?

— De nombreux astronomes sont d’accord pour dire qu’Alpha Orionis est, parmi les étoiles proches de la Terre, celle qui a le plus de chances de se transformer en supernova. Il devrait ainsi se produire une résonance morphique entre Bételgeuse et la petite étoile créée dans l’accélérateur. Leur explosion simultanée accréditerait ainsi le fait que ce qui est en haut est comme ce qui est en bas.

— Résonance morphique ? demanda Kessinger.

Sadler intervint dans la conversation.

— Laissez tomber. Je sais de quoi il s’agit.

Il regarda Frullifer.

— Professeur, une supernova crée un cataclysme d’une dimension inimaginable. Sa proximité provoquerait sur Terre des catastrophes. Vous avez évalué le problème ?

— Bien sûr. Mais comme l’a démontré Percy Seymour, pour arriver jusqu’à la Terre, les radiations et les rayons cosmiques stellaires doivent « rebondir », si je puis m’exprimer ainsi, sur le Soleil. S’il y avait entre la Terre et le Soleil une sorte de miroir, il dirigerait les effets négatifs en un point déterminé. Ce qui s’est déjà produit à Tunguska, en Sibérie. Et pourrait se produire de nouveau.

— De quel miroir voulez-vous parler ? demanda Macrì.

Kessinger l’interrompit.

— Restons-en là, pour l’instant.

Il se leva et fit le tour du bureau. Il s’immobilisa face à Frullifer qui se sentit obligé de se lever à son tour. Le général lui serra la main.

— Pardonnez-nous, professeur, pour les tourments que nous vous avons fait subir. Vous êtes un génie. Demain soir vous allez être transféré sur les lieux d’un nouvel accélérateur, où vous pourrez reprendre votre expérience inachevée. L’expérience Bételgeuse.

Frullifer était abasourdi. Il demanda timidement :

— Un nouveau déplacement ? Vous savez, général, à chaque fois c’est un petit traumatisme.

— N’ayez pas peur, Rosy sera avec vous et vous servira de guide. Rosy vous convient ?

Frullifer rougit, ce qui équivalait à une réponse affirmative. Sadler et Macrì lui tapèrent sur l’épaule, comme s’ils fêtaient un grand événement.