CHAPITRE XXIII
Constantinople, enfin !

Alertés par les vigies, ils gagnèrent tous le pont. Les galères résonnèrent des pas précipités des soldats, des commandants, et même des serviteurs et des artisans. Ils se précipitèrent pour scruter la mer depuis le bastingage.

Les voiles s’abaissaient, les rameurs intensifiaient leurs efforts. Les contours d’un promontoire apparurent lentement à la proue des dix-sept navires. C’était Constantinople, la Nouvelle Rome, la capitale de l’empire d’Orient. Pour beaucoup, un trésor de merveilles.

On racontait qu’elle avait des toits en or pur, des murailles imposantes, une forêt de clochers. Depuis que le christianisme avait supplanté les dieux païens, la ville était perçue par le peuple comme l’épicentre d’une richesse infinie, aussi bien spirituelle que matérielle. Ils étaient bien sûr schismatiques. Le patriarche de Constantinople avait cependant eu droit, jusqu’à trois cents ans auparavant, à une reconnaissance équivalente à celle des papes romains qui siégeaient maintenant en Avignon. Et les mosaïques de Ravenne démontraient, avec les colliers de l’impératrice Théodora, qu’à la suprématie spirituelle s’en ajoutait une autre, bien plus concrète.

Les sceptiques étaient peu nombreux. Eymerich en faisait partie et il ne fut aucunement surpris lorsqu’il réalisa que les remparts légendaires de Constantinople, aussi bien ceux de Théodose que ceux de Septime Sévère, étaient constitués de blocs disjoints et qu’aucune coupole dorée ne brillait de l’autre côté des murs. Il n’y avait aucun navire de gros tonnage amarré au môle.

L’inquisiteur était sur le pont de proue, agrippé au gréement, en auguste compagnie. En dehors de l’inévitable Bagueny, l’eunuque Arsenios, fra Bartolomeo et l’amiral en personne, Étienne de la Baume, essayaient de résister aux secousses et aux embruns. Ce dernier, qui tenait fermement son chapeau emplumé pour éviter que le vent ne l’emporte, était descendu du château de poupe, à la recherche d’un meilleur poste d’observation.

— Je m’attendais à un spectacle plus imposant, observa-t-il, en se faisant l’interprète de la déception générale.

Eymerich essayait de percer du regard la brume qui montait de la mer.

— La ville qui se dresse devant nous est somme toute très grande, monseigneur. Les murailles sont effondrées et certains môles engloutis, mais elle reste cependant une capitale. Elle en a en tout cas les dimensions.

— Il n’y a aucune galère ni aucun dromon à l’ancre.

L’amiral était peu convaincu.

— Il n’y a que des chalands et des bateaux de pêche.

Arsenios murmura de sa petite voix aiguë :

— Hélas, monsieur de la Baume, nous n’avons plus de flotte de guerre depuis des années. Quand notre empereur veut se déplacer en mer, il doit louer une embarcation aux Vénitiens ou aux Génois, à condition qu’il trouve les hyperpères nécessaires. Pour le reste, c’est comme si Constantinople, qui se dresse sur un promontoire, était une ville continentale.

L’amiral se montra indigné.

— C’est absurde ! Ce sont les Orientaux qui ont enseigné au monde civilisé l’art de la navigation !

L’eunuque écarta les bras.

— La situation est telle que je vous la décris. Trop de dettes, plus de flotte.

Pour quelque étrange raison, sa voix se fit plus virile.

Eymerich se concentra sur la ville, de plus en plus proche. Si l’on oubliait les murs effondrés, elle était vraiment énorme. La mer de Marmara, très calme, et le ciel bleu du petit matin qui dissipait les brouillards de l’aube permettaient de la contempler. On sentait la puissance de son passé. Colonnades, jardins, palais immenses, coupoles. Les plus grandes appartenaient sans doute à Sainte-Sophie, la gigantesque basilique dédiée à l’Esprit Saint, thème central de la controverse théologique entre les Latins et les chrétiens d’Orient qui avait conduit au schisme. Quelques siècles plus tôt, le patriarche de Sainte-Sophie était presque un frère du pape de Rome. Une accumulation de détails relevés par les Francs, désireux de s’enorgueillir d’un platonique et fantasmatique empire d’Occident, les avait séparés.

La Nouvelle Rome, comme les habitants appelaient leur ville (la région ayant été baptisée Byzance, du nom d’un mythique Byzas, le premier à avoir anticipé le potentiel des lieux) ressemblait vraiment à la Rome antique et authentique. En tout cas aux yeux d’Eymerich.

— Messieurs, je dois vous quitter, lança de la Baume. Il faut que j’aille superviser la manœuvre d’accostage.

Quelques instants plus tard, les voiles des dix-sept galères étaient baissées. Les tambours des chefs de nage et les ordres des sous-comites indiquèrent une pause aux rameurs de bâbord et une intensification du rythme à ceux de tribord. La flotte vira sur la gauche en bon ordre, droit sur le port d’Hormisdas. Les remparts sévériens commencèrent à se garnir de curieux.

— On peut déjà apercevoir le grand palais impérial ! hurla Arsenios avec enthousiasme, manifestement heureux de rentrer chez lui. Il est juste au-dessus de la crique de Boucoléon vers laquelle nous nous dirigeons.

— C’est là que réside Hélène ? demanda Bartolomeo.

— Non, je ne crois pas. Si rien n’a changé depuis que je suis parti, elle habite au château des Blachernes. Beaucoup plus au nord, sur la Corne d’Or… Vous voyez cette grande construction qui pourrait évoquer le Colosse ?

— Je la vois, dit Eymerich.

— C’est l’Hippodrome, le cœur même de Constantinople. Courses individuelles et chars à quatre chevaux. Lors des fêtes et surtout le 11 mai, anniversaire de la création de la ville, le peuple entier se retrouve ici. Quatre courses le matin et quatre l’après-midi, précédées par des spectacles de mime, d’acrobatie, de danse. Celui qui a assisté à l’une de ces représentations ne l’oublie jamais.

— Je ne crois pas que j’aurai cette chance, répondit Eymerich sur un ton tranchant.

L’évocation d’activités aussi triviales l’agaçait. Il savait bien que l’engouement pour les compétitions hippiques avait remplacé au fil des siècles la passion pour les jeux du cirque, ce qui n’était pas un mal. Il s’agissait cependant d’activités futiles, même si elles étaient moins sanguinaires que celles des siècles passés. Si ça n’avait tenu qu’à lui, la notion même de fête aurait été éradiquée. Comment pouvait-on faire la fête en supportant dès la naissance le poids du péché originel ?

L’euphorie de l’eunuque lui paraissait ainsi en totale contradiction avec ce qu’il avait sous les yeux. En plus des murailles délabrées, aucun des bâtiments de Constantinople qui émergeaient des remparts ne paraissait intact. Tout avait l’air sale, détérioré et abandonné. Il s’agissait pourtant bien de la ville qui avait été la plus riche du monde pendant presque mille ans. Les galères croisées devaient à présent manœuvrer pour éviter les épaves échouées dans le port, que personne n’avait essayé de renflouer ces cent dernières années.

— Nous y voilà, dit l’inquisiteur à Bagueny, lorsque l’amiral fit descendre les ancres. Voyons voir si la Nouvelle Rome ressemble vraiment à l’ancienne.

— Elle ne lui ressemble pas, dit Arsenios.

Le ton de sa voix était maintenant triste, comme si sa récente joie l’avait épuisé.

— Nous avons un empereur indigne de ce nom. Heureusement que l’impératrice est une femme forte et sensible. Mais même Hélène est incapable de faire revivre la gloire passée.

Tandis que la flotte accostait, la foule lança des cris de joie du haut des remparts. Les habitants de Constantinople ne partageaient apparemment pas l’hostilité envers les Latins qui s’était manifestée à Kallipolis. Peut-être que la menace ottomane était ici plus pressante et redoutée et leur faisait oublier les tristes expériences passées. Ils accueillirent en tout cas les croisés comme de véritables libérateurs. Sur le château de poupe, Amédée jubilait et se pavanait dans son costume vert.

Eymerich débarqua dans l’une des premières chaloupes. Mettre le pied dans une ville chrétienne après plusieurs mois de voyage ne lui procura aucune émotion particulière. Dans la foule qui essayait de lui toucher les habits, tenue à distance par les soldats, il repéra de nombreux caloyers loqueteux et radoteurs qui le dégoûtèrent. Il s’imagina les myriades de parasites qui devaient grouiller sur ces moines mendiants, vu les couches de crasse qui leur tenaient lieu d’habits. Il ne partageait vraiment pas la joie du Comte Vert qui s’abandonnait à la foule.

L’inquisiteur s’en extirpa, suivi par Bagueny. Il perdit momentanément de vue Arsenios, objet de nombreux saluts et accueilli par de pompeux dignitaires affublés de khiton colorés. Ainsi que par un groupe d’individus qui cachaient leurs visages derrière des masques représentant diverses gueules d’animaux : cerfs, taureaux, chevaux. Une présence que tout le monde avait l’air de trouver normale. Avant de disparaître, Arsenios embrassa certains hommes masqués en leur témoignant une extrême cordialité.

— Je ne veux pas suivre le cortège officiel, dit Eymerich après avoir trouvé refuge dans un coin moins fréquenté par la foule, entre des ballots de marchandises.

À voir l’état des cordes et des emballages de toile cirée, ils devaient être là depuis une éternité.

— Avant que les soldats et les cavaliers ne s’alignent pour former le cortège, nous avons largement le temps de visiter la ville.

— Est-ce bien prudent, magister ? objecta Bagueny. Ces gens ne sont pas catholiques. Isolés et habillés en dominicains, nous risquons de susciter de mauvaises réactions.

— Je ne pense pas. Ils ont l’air d’apprécier peu ou prou notre arrivée. Par ailleurs, je n’ai pas l’intention de m’aventurer trop loin. Nous ne savons pas si l’impératrice recevra le Comte Vert au palais ou aux Blachernes, là où elle vit. Je ne vois pas l’intérêt d’aller la voir en se suivant les uns les autres comme des chèvres.

— Oui, mais où allons-nous ? Nous ne connaissons absolument pas cette ville.

Eymerich regarda autour de lui.

— L’Hippodrome est bien visible et, sur votre droite, cet ensemble de bâtiments et de jardins doit être le palais. Commençons par là. Juste une recommandation…

— Laquelle, magister ?

— Parlons en grec ou en latin, jamais en catalan. Les nôtres n’ont apparemment pas laissé de bons souvenirs dans la région.

Bagueny tressaillit.

— Ce conseil ne me rassure pas.

— Pourquoi vous rassurer, frère Pedro ? répondit Eymerich en clignant de l’œil. Un homme trop sûr de lui est un homme mort.

Bagueny fit le signe de la croix, ferma un instant les yeux, puis le suivit.

Aussitôt sortis du port et de ses magasins désaffectés aux fenêtres d’ombre, les deux dominicains eurent la vision d’une ville stupéfiante malgré ses nombreuses plaies. Les rues étaient larges et les bâtiments présentaient des architectures élégantes, même les maisons à étages réservées au petit peuple. Diverses activités paraissaient prospérer. Il y avait de nombreuses boutiques, les ergasterion, des passants peu nombreux mais de toutes races et religions et un trafic soutenu de charrettes en provenance des ports et des campagnes.

Un second coup d’œil faisait cependant comprendre que ce vernis trompeur masquait une épave qui avait sombré il y a plusieurs siècles. Les mendiants étaient plus nombreux que les marchands et les passants réunis. Vêtus de haillons, ils tendaient la main et vociféraient les calamités qui les avaient frappés : cécité, surdité, malformations, et même variole ou peste. De nombreuses colonnes, un temps solennelles, étaient maintenant brisées, et les fenêtres des demeures de maîtres étaient condamnées par des planches et des pieux cloués sur les battants.

Toutes les façades étaient fissurées. Une seule différence par rapport à Zadar et Kallipolis : la ville originelle avait dû être extraordinaire, un véritable joyau. Vue de loin, elle donnait encore cette impression. Mais de l’intérieur, ce n’était plus qu’une accumulation de plaies sur un somptueux visage.

— Comme vous pouvez le remarquer, frère Pedro, vos craintes étaient infondées, dit Eymerich de bonne humeur. Les gens ne font pas attention à nous. Ils sont trop occupés par leurs propres affaires.

— J’ai tout de même perçu quelques regards hostiles, magister, répondit Bagueny à voix basse. Mais je me suis dit que pour une fois vous ne m’aviez pas conduit dans des souterrains puants, au milieu des toiles d’araignée et des cafards. Je me faisais une fausse idée de Constantinople. Elle a peut-être été une grande ville, mais c’est maintenant une cave, belle uniquement de loin. Elle ne sent pas mauvais, admettons-le, mais je ne vois pas un seul chapiteau intact. Regardez les églises : ils ont enlevé toutes les dorures !

— Nous sommes dans un quartier populaire, frère Pedro. Là où dorment les marins, les serviteurs, les porteurs, les artisans, et peu de seigneurs y ont leur villa. Je pense que de l’autre côté de ce portail, nous aurons une superbe vue du palais royal – celui qu’ils nomment ici le Grand Palais – et de ses jardins.

— Vous appelez ça un portail ? Regardez-le bien. Les battants sont rouillés, et celui de droite est dégondé.

— Eh bien comme ça, nous n’aurons pas de problèmes pour entrer.

Après avoir gravi une courte montée, ils atteignirent les battants de guingois qui donnaient sur le Grand Palais.

Il ne s’agissait pas d’un seul bâtiment mais d’un ensemble de constructions qui avaient dû être luxueuses, séparées par des jardins soigneusement entretenus pendant des siècles. Mais les broussailles avaient remplacé les haies taillées au cordeau, et chaque bâtiment paraissait avoir été dépouillé du moindre ornement. Les deux religieux avaient devant eux une étendue de constructions mutilées et de bois desséchés. Comme une fleur dont on aurait arraché les pétales un par un. Avec cruauté. Un bien triste spectacle.

— J’ai peu d’informations sur le sujet, mais je crois que les offices impériaux se trouvaient dans le grand bâtiment, celui qui est le plus délabré, appelé Octogone, commença à expliquer Eymerich. Mais les souverains n’y dormaient pas. La basilissa logeait au Panthéon, qui doit être cette construction près de l’église au toit effondré dédiée si je me souviens bien à saint Stéphane. Le bâtiment qui se trouve de l’autre côté est le palais de Daphné, réservé aux occasions solennelles…

Les dominicains avaient emprunté l’une des nombreuses allées pavées de dalles disjointes et bordées de haies que personne n’avait pris la peine de tailler depuis au moins une décennie. Ils devaient faire attention à ne pas trébucher sur les cailloux éparpillés tout au long du sentier ou sur les détritus entassés un peu partout.

— Toutes ces mouches ! pesta Bagueny en agitant les mains pour chasser les insectes qui vrombissaient autour de lui.

— Je comprends pourquoi les empereurs ne voulaient pas vivre dans l’Octogone. Avec ces trous dans les murs, il doit être bourré de parasites jusqu’au toit.

Eymerich essaya à son tour d’éloigner les mouches, mais il ne s’arrêta pas pour autant de parler.

— Le basileus restait plutôt dans le palais Triconque, que vous pouvez voir tout au fond, sur la droite. Les trois coupoles étaient autrefois intactes et probablement recouvertes d’or et de mosaïques. Mais la salle du trône était située dans le Chrysotriclinium, situé je ne sais où. Je pense que…

L’inquisiteur fut interrompu par un aboiement qui augmenta rapidement d’intensité. Un instant plus tard, cinq individus jaillirent d’un bois de pins et se plantèrent devant les dominicains. L’un d’eux retenait difficilement trois chiens aux colliers cloutés munis de chaînes. Nus jusqu’à la taille, les hommes avaient les cheveux tressés retenus par un bandeau et portaient dans le dos une épée à deux lames appelée « rhomphaia ». Ils agitaient devant eux de longues piques en signe de menace.

Ils discutèrent entre eux. Eymerich n’identifia qu’un seul mot, en grec : « spatharokandidatos ».

— Ce sont des Varègues, murmura-t-il à Bagueny. Restez tranquille, ne dites pas un mot.

— Des Varègues ? C’est-à-dire ?

— La garde personnelle de l’impératrice. Mais je vous ai dit de vous taire !

Les colosses échangèrent encore quelques mots, en utilisant de nouvelles expressions barbares et quelques paroles grecques très mal prononcées. L’un d’eux leva le bras droit, comme pour indiquer quelque chose de très grand.

Bagueny ne pouvait se résoudre au silence.

— Que disent-ils, magister ?

— Ils disent que nous sommes des espions des momies. Quel que soit le sens de ces mots.