CHAPITRE XXV
Le château des Blachernes

Quelques heures après sa nomination inattendue comme protecteur de l’impératrice, Eymerich parcourait à larges enjambées et les mains derrière le dos la chambre qui lui avait été octroyée au château des Blachernes. Une forteresse à l’abandon qui donnait sur la Corne d’Or et était léchée par la mer.

Depuis plusieurs années le couple impérial préférait habiter dans ces ruines. Plus palais que château, abandonné aux rats et assiégé par des empilements d’ordures qui montaient jusqu’aux fenêtres du premier étage. Mais le Grand Palais était dans un état bien pire encore. Il menaçait de s’écrouler à tout moment. Seuls les jardins luxuriants y réservaient encore une ambiance agréable. Le reste n’était que colonnes effondrées, voûtes écroulées, arches fissurées et un élément décoratif de moins à chaque fois qu’il fallait solder un débit.

Aux Blachernes il y avait au moins de solides charpentes et de bons bastions pour protéger les jardins. La chambre que l’on avait donnée à Eymerich était spacieuse et propre. L’inquisiteur soumit la paillasse en plumes d’oie récupérée dans un coffre à toute une série d’examens. Aucun insecte. Une chandelle se consumait dans un bougeoir. L’inquisiteur la prit, sortit dans le couloir. Bagueny occupait la chambre voisine. Il frappa discrètement à sa porte.

— Frère Pedro, vous dormez ? J’aimerais vous parler.

— Entrez, magister, entrez donc ! C’est ouvert !

Eymerich poussa le battant. Bagueny n’était pas sur sa paillasse, ni sur une des deux chaises qui constituaient l’unique mobilier de la chambre. Il était penché sur le sol, l’oreille collée contre le plancher, comme s’il écoutait quelque chose. Il avait posé une lampe à huile allumée près de sa tête. En cette fin d’après-midi – l’heure de Vêpres n’avait pas encore sonné – la lumière qui filtrait d’une ouverture guère plus grande qu’une meurtrière éclairait chichement la pièce.

— Mais que faites-vous ? demanda Eymerich, qui commençait à être fatigué par les enfantillages du petit dominicain et regrettait de plus en plus son ancien compagnon, Jacinto Corona de Valladolid.

— J’écoute l’eau.

— L’eau ?

Bagueny se redressa.

— Oui. Il y a de l’eau qui coule là-dessous. Vous pouvez l’entendre vous aussi. Inutile de poser l’oreille contre le plancher, il suffit d’être attentif.

Eymerich réussit en effet à entendre un grondement qui paraissait provenir des profondeurs. Il haussa les épaules.

— Nous sommes au premier étage. Il doit y avoir une canalisation ou quelque chose de ce genre.

— C’est ce que j’ai d’abord pensé.

Bagueny se redressa.

— Mais en écoutant avec plus d’attention, on entend des grondements de cascades et de tourbillons. S’il s’agit d’un égout, il doit être gigantesque.

— Et alors ? Qu’en concluez-vous ?

Bagueny écarta les bras.

— Rien du tout, magister. J’ai juste repensé à ce liquide gluant – hallucination ? – que nous avons vu à Kallipolis. Vous vous rappelez ? Il coulait comme une rivière et tombait d’une grande hauteur.

Eymerich tressaillit. La succession des événements lui avait presque fait oublier cet épisode cauchemardesque. Il ne put s’empêcher de frissonner. En prenant la parole, il chercha surtout à se rassurer lui-même.

— Frère Pedro, il n’existe aucun indice permettant d’établir un lien.

— Non, magister, mais vous m’avez toujours appris à rester vigilant dans un monde où les créatures de la lumière et celles des ténèbres s’affrontent en utilisant comme arme leur influence sur ce que les hommes peuvent voir endormis aussi bien qu’éveillés.

Eymerich ne répondit pas, mais il apprécia les réflexions de son confrère. Il ne se pencha pas sur le sol – il ne trouvait pas cela très digne. Il se dirigea vers la fenêtre et jeta un œil à l’extérieur où soufflait un léger vent saumâtre.

Ils avaient été logés dans des appartements occupés des dizaines d’années plus tôt par des serviteurs, des esclaves ou des palefreniers. Il n’y avait cependant pas de quoi se plaindre : les appartements royaux ne devaient pas être en meilleur état. On voyait bien la mer à travers les éboulements qui fissuraient la muraille. Aucune voile de ce côté de la Corne d’Or. Uniquement quelques barques de pêcheurs qui rentraient au port à la rame, fuyant un mur de brouillard qui se condensait et empêchait d’apercevoir la côte en face.

Eymerich se détourna de ce spectacle.

— Nous sommes attendus pour dîner, juste après Vêpres. Nous avons encore un peu de temps devant nous. Profitons-en pour explorer les environs.

— Vous voulez parler des souterrains ?

— Exactement.

Bagueny leva les yeux au ciel, une expression comique peinte sur son visage joufflu.

— J’en étais sûr. Très bien, allons-y pour la dose habituelle de rats et de toiles d’araignée. Avec cette fois-ci un peu d’eau putride en prime.

Ils sortirent dans le couloir désert, bien éclairé par de larges arcades. Un petit escalier de marbre, en bon état, conduisait aux étages supérieurs. Ce n’était pas ce que cherchait Eymerich. Il en découvrit un autre, plus modeste, qui partait vers le bas.

Il n’y avait pas de torche disponible à proximité, mais la descente paraissait éclairée. Il s’engagea sur les marches. Des flambeaux étaient en effet accrochés à intervalles réguliers, signe que l’escalier était fréquemment utilisé. Il n’y avait ni toiles d’araignée ni traces d’humidité. Uniquement le grondement des eaux, de plus en plus assourdissant.

— Magister, dit Bagueny après quelques tours de rampe, je vous ai posé des questions qui, depuis notre départ, sont restées sans réponse. Vous m’aviez cependant promis une explication.

— Ah bon ? Donnez-moi un exemple. J’ai tellement de choses à penser que j’ai oublié.

Le ton d’Eymerich était ouvertement ironique. Il avait pour habitude de ne pas se confier, y compris à ses proches (il n’avait jamais eu d’amis, le père Corona faisant figure d’exception). Il ne faisait finalement qu’obéir à la règle de son ordre qui imposait une fraternité de groupe tout en évitant trop de familiarité. Seule était admise la communion avec la Trinité, et principalement avec le Christ – l’intermédiaire humain qui rendait Dieu accessible aux hommes et en partie compréhensible.

— Voilà l’exemple le plus récent, magister.

Bagueny prenait de plus en plus d’assurance au fur et à mesure qu’il descendait les marches. Ils étaient désormais au cinquième ou sixième palier.

— Vous m’avez dit que vous trouviez parfaitement explicables les phénomènes étranges auxquels nous avons assisté à Kallipolis. À commencer par le tableau, identique à celui de Padoue, pour finir par le fœtus géant, que nous avons vu tous les deux. Comment justifier de tels prodiges ?

— Je ne vous l’ai pas dit ? demanda Eymerich, sincèrement étonné.

— Non, absolument pas.

Eymerich soupira.

— Pour comprendre, vous allez devoir vous remémorer tout ce qui touche à la tripartition, d’un point de vue philosophique et théologique, entre les corps, l’âme consciente, c’est-à-dire Psyché, et l’esprit. J’espère que vous savez ce qu’est l’esprit. Une participation à Dieu, par laquelle tout interagit. Un tissu commun à tout être pensant. Maintenant, si vous voulez envoyer un message à une personne éloignée de vous…

L’inquisiteur s’interrompit. Il venait d’atteindre la base de l’escalier. Il se trouvait au centre d’une gigantesque grotte, partiellement éclairée. Tout scintillait alentour. Il y avait une sorte de môle, sans aucun navire amarré. Une chaloupe débouchait cependant d’une anse à grands coups de rames. Un lourd chargement, quatre religieuses de confession indéterminée en train de prier, mettait le bastingage à fleur d’eau. Des serviteurs ramaient et brandissaient des torches.

Une vision si extravagante qu’Eymerich la prit pour une nouvelle hallucination. Mais le spectacle était bien réel. La barque accosta et un des serviteurs sauta sur la rive pour l’encorder à un rocher effilé. Il aida ensuite les religieuses à descendre. L’une d’elles paraissait jouir de plus de considération que les autres, car ces dernières s’empressèrent de l’aider à mettre les pieds sur la rive pour éviter qu’elle ne se mouille. L’inquisiteur en comprit la raison. Bien qu’étant la plus jeune, la femme ressemblait à l’impératrice comme deux gouttes d’eau. Les mêmes yeux verts, inhabituels chez les Grecs, le même visage aux traits parfaits.

Comme il était impossible de passer inaperçu, Eymerich préféra prendre les devants. Il salua la nouvelle venue avec une profonde révérence et lui dit avec assurance :

— J’espère que vous avez fait bon voyage, madame. Je suis un hôte de la basilissa Hélène. J’ai assisté à votre arrivée par hasard, après m’être trompé d’escalier.

Il s’était exprimé en grec. La religieuse battit des paupières, mais ne manifesta pas un étonnement excessif. Elle répondit d’un ton calme et courtois :

— Je suis Marie Cantacuzène, la sœur d’Hélène. Abbesse du couvent de Chrysobalanton. Hélène m’a avertie qu’il y avait des hôtes au repas du soir, mais je ne m’attendais pas à rencontrer des moines catholiques. Et latins, je suppose.

Marie s’exprimait d’une voix très grave et Eymerich avait du mal à la comprendre. Des grondements et des bruits sourds parvenaient du fond de la grotte, comme si la mer était refoulée dans les galeries. Il indiqua la voûte scintillante par laquelle était arrivée la barque.

— Est-ce un itinéraire normal ?

— Oh, oui. Mon couvent et le château sont reliés par un fleuve souterrain. Le franchir en barque est bien plus rapide que venir à pied par la route. Je dîne avec ma sœur au moins deux fois par semaine. Il ne me faut que quelques minutes pour venir aux Blachernes.

Eymerich estima qu’il n’y avait pour l’instant rien d’autre à dire. Il indiqua les escaliers.

— Après vous, madame. Je crois que le dîner va commencer.

Marie souleva légèrement le bord de sa robe noire et obéit à l’invite. Les autres sœurs la suivirent, toutes vêtues de noir sauf une qui était voilée de blanc. Elles paraissaient intimidées. Les serviteurs restèrent quant à eux près de la barque.

Eymerich fermait la marche et sentit que quelqu’un lui touchait la jambe. Il se retourna brusquement. C’était Bagueny qui essayait d’attirer son attention.

— Magister, vous avez remarqué que… chuchota son confrère.

— Après, après ! répliqua l’inquisiteur agacé.

Le réfectoire – il aurait été excessif de le qualifier de salle à manger – se trouvait au deuxième étage, au cœur du château. L’impératrice était assise sur un trône très haut, un siège vide à ses côtés. En temps normal son mari aurait dû l’occuper. Une aigle à deux têtes surplombait les deux sièges.

Marie échangea un baiser avec sa sœur et s’assit un peu à l’écart. La table était très longue, en forme de T, et couverte d’une nappe finement brodée. Les invités devaient s’asseoir sur la partie la plus longue du T ou, pour ceux de rang inférieur, à l’écart de la table royale, autour de tables aux nappes plus modestes. Ils étaient au moins un empan plus bas que la table centrale et disposés à des angles de quatre-vingt-dix degrés.

Autour de l’impératrice se pressait une foule de fonctionnaires, nobles, dignitaires de cour. Deux Varègues à la puissante carrure et aux cheveux blonds qui descendaient jusqu’à la taille servaient de bouclier à la souveraine. Eymerich devina l’identité des personnes assises près du trône. Le fils aîné, Andronic, sans aucun doute, bruyant et arrogant. Un second fils, très jeune et moins vulgaire, du nom de Michel. Leur petit frère, Théodoros. Enfin Irène, plus belle que sa mère, timide et, à en juger par les vêtements amples qu’elle portait, enceinte.

L’inquisiteur s’attendait à être placé assez loin du trône. Ce ne fut pas du tout le cas. Les serviteurs, nombreux et discrets, le poussèrent ainsi que Bagueny vers la table impériale, dans le bras le plus court du T, pas très loin du siège de la basilissa. Eymerich se retrouva à côté de la princesse Irène, riante et spirituelle.

— Je ne comprends pas pourquoi on m’accorde tant d’honneur, dit Eymerich au ministre Demetrios Kydones, assis en face de lui. Dans cette expédition, je ne joue qu’un rôle secondaire.

Kydones sourit.

— C’est ce que vous croyez. Vous savoir embarqué sur la flotte latine a été une bonne nouvelle. Même le patriarche de Sainte-Sophie s’en est, dans une certaine mesure, réjoui. Tout le monde sait que vous ne redoutez aucun adversaire. Certaines nouvelles font du chemin et peuvent arriver jusqu’à Constantinople.

Eymerich haussa les épaules.

— Je ne vois pas comment je pourrais contribuer à sauver un empire qui a duré près de mille ans.

— La millième année pourrait lui être fatale.

Kydones cessa de sourire.

— Regardez le bol que vous avez devant vous, avant qu’il ne soit rempli. Et la cuillère et le couteau sur le côté. Vous ne remarquez rien de troublant ?

Eymerich examina ces couverts, imité par Bagueny.

— Non.

— Ils sont en étain. Il y a moins de vingt ans, vous auriez eu des plats et des couverts en or fin. Plus une serviette brodée et une coupelle en argent pour vous rincer les doigts.

L’inquisiteur comprit où Kydones voulait en venir. Il secoua la tête en se versant du vin dans un petit gobelet.

— Monsieur le ministre, si l’économie de Constantinople est mal en point je n’y peux rien. Ma fonction me permet de soigner les dommages spirituels, pas matériels.

— Vous pouvez peut-être stopper la terreur qui nous ronge.

— La terreur ?

Eymerich écarta les lèvres de sa coupe en faisant la grimace. Il s’agissait encore de ce vin répugnant aromatisé à la résine et à la chaux.

— Je ne vois ici que de joyeux convives et aucun autre motif de mécontentement, hormis la qualité des boissons.

Kydones grimaça.

— La terreur vient à l’aube. À cette heure-là, personne n’ose plus sortir de sa chambre. Vous le verrez d’ailleurs vous-même, en vous penchant à une fenêtre du palais.

— Celle de ma chambre donne sur la mer.

— C’est de la mer que viennent les momies, en pleurant et en criant leur nom. Et elles sont à chaque fois plus proches.