Les premiers plats tardèrent à arriver. Il manquait la personne qui devait occuper le siège situé à gauche de l’impératrice, symétrique de celui occupé à droite par le patriarche Philotheos. Un prélat catholique, vêtu de violet, avec un chapeau de couleur identique à large bord, arriva enfin. Il était de taille imposante, la barbe et les cheveux coupés courts, le regard sévère et intelligent. Il traversa la salle jusqu’au trône de l’impératrice, dont il baisa rapidement les pieds. Il n’accorda pas un regard à Philotheos qui avait tourné la tête de l’autre côté, manifestement contrarié. Il salua par contre les enfants d’Hélène. Aucun d’eux ne répondit.
— Qui est cet homme ? demanda Eymerich à Kydones. Il ressemble à un évêque.
— C’en est un. Il s’agit de Paul de Smyrne, patriarche latin de Constantinople. En théorie le collègue de Philotheos, s’ils ne se haïssaient pas cordialement. En réalité, un légat du pape envoyé à la cour pour négocier la conversion des souverains au catholicisme.
Eymerich ne cacha pas sa déception.
— Je n’étais pas au courant. Amédée en était pourtant certainement informé.
— Oh, Paul ne pèse pas grand-chose. Dommage, parce que c’est un bon diplomate. Mais si on peut obtenir facilement la conversion de notre pauvre empereur, il n’en va pas de même de ses sujets.
Le « patriarche latin » était sur le point de s’asseoir. Il aperçut cependant Eymerich et se dirigea vers lui. Il dut pour ce faire contourner la totalité du banquet. L’inquisiteur en fut surpris. Quand Paul le rejoignit, il se leva pour embrasser son anneau. Bagueny l’imita maladroitement.
L’évêque tendit distraitement la main, et sourit.
— On m’avait informé de votre présence, père Nicolas. Je crois qu’elle est plus que jamais bienvenue…
Il s’interrompit et sourit encore plus franchement.
— Vous vous demandez sûrement comment je vous connais. Eh bien, votre réputation circule à Avignon. Et elle circulera également à Rome.
Eymerich releva la tête, l’air surpris.
— Pourquoi Rome, monseigneur ?
— Vous ne le savez pas ? Il est vrai que vous voyagez depuis longtemps. Notre pontife Urbain a décidé de transférer son siège à Rome. Ce n’est plus qu’une question de mois, sinon de semaines.
Eymerich laissa échapper une phrase irrévérencieuse.
— Vous ne parlez pas sérieusement ?
— Je vous assure que si, père Eymerich… Maintenant je vais devoir vous quitter afin que le dîner puisse commencer. J’espère que nous aurons l’occasion de discuter un peu plus longuement ces prochains jours. Vous n’avez aucune idée de ce qui se passe ici, même si vous vous en rendrez très vite compte.
Paul de Smyrne cessa de sourire.
— Les jours de Constantinople sont comptés. Et le danger ne vient pas des Ottomans.
Le prélat s’éloigna. Eymerich retourna s’asseoir.
Kydones l’observa et dit :
— Vous m’avez l’air bouleversé. Le transfert de la papauté d’Avignon à Rome vous dérange tant que ça ?
L’inquisiteur dévisagea le ministre. Les traits ouverts de ce dernier l’incitèrent à s’exprimer avec sincérité.
— Oui, je l’admets. Avignon n’est pas très éloignée du royaume d’Aragon, et le pape Urbain est souvent intervenu pour me protéger des menaces de mon roi, Pierre le Cérémonieux. L’Italie est par ailleurs aujourd’hui un pays sauvage, avec des soldats de fortune qui le sillonnent à la tête de bandits. Ils saccagent tout ce qu’ils peuvent, tuent, violent. Rome est un tas de ruines et d’immondices habité par des rats et assiégé par les loups.
— On dirait la description des faubourgs de Constantinople, admit Kydones avec tristesse. Mais ici nous avons un problème encore plus grand.
Il fut interrompu par l’arrivée de serveurs chargés de nourritures qui obéissaient aux gestes d’un fonctionnaire de cour, le silentiarius, qui se tenait près du siège vide de l’empereur, tandis qu’une femme de rang équivalent faisait la même chose à côté de la basilissa.
Les hôtes eurent droit à différentes variétés de pain, du poisson frais ou en saumure, en petits morceaux, plusieurs qualités de fromage, des olives, des fruits. Les échansons servirent du vin doux, heureusement sans résine. Le plat le mieux accueilli fut du caviar rouge et noir, servi en mottes dans de petits bols. Une spécialité en provenance des terres russes et varègues.
Eymerich, parcimonieux de nature plus que par obéissance à son ordre, plongea les doigts dans un bol plein de petits cubes de fromage, de laitue, de moules sans coquilles. Il en porta une pincée à sa bouche et ne perçut aucune saveur. Il dit à Kydones en grimaçant :
— La cuisine impériale me paraît tout aussi décadente que l’empire lui-même. Et la papauté subira le même sort si elle est transférée à Rome. L’information est de source sûre ?
— Absolument.
Le ministre se servit généreusement en caviar à l’aide d’un morceau de fougasse.
— Urbain n’est pas resté insensible, dit-on, aux épîtres que lui a adressées un de ses amis, le célèbre poète François Pétrarque.
— Encore cet agitateur efféminé ! s’exclama Eymerich en se tournant vers Bagueny.
Le frère Pedro, qui venait juste de nettoyer une sole de ses arêtes, murmura la bouche pleine :
— Que voulez-vous y faire, magister. Les franciscains sont nés pour nous tourmenter.
— Exact.
Eymerich acquiesça énergiquement.
— Cela nous fait comprendre qui était leur véritable fondateur.
Le repas n’était absolument pas joyeux. Personne ne riait, et les sourires étaient rares. Les dignitaires partageaient l’impassibilité de l’impératrice, les patriarches ne parlaient pas entre eux. Seule Irène essayait de plaisanter avec ses frères et laissait de temps en temps fuser un petit rire cristallin.
— Mais elle est vraiment enceinte, ou est-ce juste un peu d’embonpoint ? demanda Eymerich gagné par le doute.
Kydones lui lança un regard amusé.
— Jusqu’au mois dernier, la seconde hypothèse prévalait. Mais un gonflement rapide du ventre a imposé la première. On ne peut cependant pas toujours exprimer ce que l’on pense.
— Mais qui l’aurait mise enceinte ? Elle est mariée ?
Kydones grimaça.
— Elle est célibataire. De qui attend-elle un enfant ? Dieu seul le sait. Et peut-être même pas Lui.
L’arrivée d’Arsenios interrompit leur conversation. L’eunuque était resté jusque-là en bout de table, au milieu des fonctionnaires de rang inférieur. Il ignora les gestes muets du silentiarius et rejoignit Eymerich, violant qui sait combien de fois l’étiquette. Prenant place dans un siège libre devant lui, il faillit renverser l’un des chandeliers avec son ventre proéminent.
En voyant arriver le parakpoimenos, un bout de pain à la main, l’inquisiteur se demanda quel fluide il pouvait émettre pour attirer autant de gens désagréables, idiots, désespérés et à moitié monstrueux. Il ne pouvait cependant pas faire grand-chose pour l’empêcher. Il laissa l’eunuque s’asseoir en face de lui aussi parce qu’il faisait partie des rares convives à ne pas refléter sur son visage l’atmosphère morbide du repas.
Arsenios le salua cordialement.
— Je n’ai pas encore eu l’occasion de vous souhaiter une bonne soirée, monsieur l’inquisiteur. Ainsi qu’au ministre Kydones et à mon ami le frère Bagueny. Vous permettez que je prenne place ?
En réalité il était déjà assis. Bagueny fut le seul à accueillir gentiment l’intrus d’un geste de la main. Eymerich et Kydones ne dirent pas un mot.
Ce qui n’incommoda pas le parakpoimenos qui mordit dans son morceau de pain.
— Je me demande comment l’impératrice a réussi à préparer un repas aussi riche, et avec autant d’invités. Aux Blachernes, on ne la voyait plus depuis longtemps. J’espère qu’elle n’ajoute pas des dettes à celles laissée par Anne de Savoie.
Kydones le foudroya du regard.
— Ce ne sont pas vos affaires, me semble-t-il. Depuis quand êtes-vous chargé de vous occuper des dépenses de la cour ? Elles relèvent des fonctions du logothète. Je dirais même qu’elles ne sont pas de votre compétence.
Arsenios répondit de sa voix suave de fausset :
— Il n’y a plus de véritable économe à partir du moment où il n’y a plus d’économie, monsieur le ministre. Nous sommes en banqueroute, et ce n’est un secret pour personne.
Eymerich leva les yeux de son plat.
— J’ai entendu dire ça plusieurs fois ces derniers temps. Et j’ai vu en effet jusqu’à présent une ville en décomposition, aux rues envahies par les immondices, aux toits effondrés. Est-ce seulement dû à la prodigalité de la défunte impératrice Anne de Savoie ? Ou à l’usure imposée par les Vénitiens et les Génois, comme tout le monde n’arrête pas de le répéter ? Ces raisons ne me paraissent pas suffisantes.
— Et elles ne le sont pas.
Pour rendre son discours plus emphatique, Kydones agita le couteau qu’il venait de planter dans un poisson en saumure.
— Il y a eu la peste de 1347, qui nous a fait perdre Kallipolis. Il y a eu les guerres civiles, qui viennent juste de s’achever. Lorsqu’elles battaient leur plein, les empereurs légitimes et les usurpateurs ne faisaient que céder leurs terres aux archontes, les propriétaires terriens, pour bénéficier de leur soutien et des exonérations fiscales. Les archontes s’enrichissaient ainsi pendant que l’empire s’appauvrissait.
— C’est exact, intervint Arsenios, qui avait pris le verre d’un fonctionnaire endormi et le remplissait de vin.
— Les jours de gloire, l’empire concédait des terres en échange d’un soutien militaire, et il s’agissait de cessions provisoires. Sous Andronic II et III, et également, je suis désolé de le dire, sous mon malheureux seigneur Jean V Paléologue, ce qui était provisoire est devenu définitif. Plus aucune obligation militaire, plus aucune taxe et droit du sang sur les terres. Les ressources impériales ne pouvaient que dépérir. Dites-moi si je me trompe, monsieur le ministre.
Kydones, malgré son évidente antipathie à l’égard d’Arsenios, ne put que manifester son approbation.
— C’est tout à fait exact. J’ajouterai juste qu’après la peste s’est répandue la fausse idée que l’État était par définition inefficace face aux propriétaires privés. Dans la capitale, les entreprises qui étaient sous le contrôle de l’empereur tombèrent ainsi en désuétude. Chacun fut laissé libre de commercer comme il le voulait, à sa manière. Les contrôles dans les campagnes cessèrent. Les archontes, souvent liés aux Turcs, s’enrichirent ainsi énormément grâce à l’évasion fiscale et aux spéculations foncières. Dans les villes, les greniers destinés à nourrir les pauvres pendant l’hiver se vidèrent. On passa du service militaire à de coûteux mercenaires. En un mot, la dette de l’État grimpa jusqu’aux étoiles.
— Anne de Savoie fut une victime de cette situation, compléta Arsenios. Ma précédente intervention pourrait la faire passer pour responsable du désastre. Il n’en est rien. Restée seule sur le trône, elle fut obligée de mendier de l’argent aux Vénitiens et aux Génois, et de récupérer l’or des églises, uniquement pour payer l’intérêt de la dette. Elle vendit même les joyaux de la couronne aux Vénitiens. Hélène est dans une position encore plus difficile, avec un mari et un fils séquestrés on ne sait trop où. Elle doit composer chaque jour avec des légions de créanciers.
Eymerich écarta les bols qui étaient devant lui, ainsi que la coupe de vin.
— On ne boit pas de cervoise, dans votre coin ?
— De quoi s’agit-il ? demanda Kydones étonné.
— Un autre nom pour désigner la cerveise. Une boisson obtenue par la fermentation de céréales.
— Jamais entendu parler.
La conversation fut interrompue par Irène. Probablement un peu saoule, elle se leva brusquement et se mit à danser en secouant son gros ventre. Sa poitrine ballottait sous son khiton.
— Et alors, il n’y a même pas de musique ? cria-t-elle. On dirait une assemblée de momies. Comme celles qui…
Hélène l’interrompit, sortant de sa torpeur.
— Assieds-toi, ma fille, et ressaisis-toi. Le spectacle que tu offres à nos hôtes est indécent.
Arsenios se pencha vers Eymerich.
— En termes d’indécence, Hélène n’est pas en reste. Moi qui surveille ses chambres, je sais que, depuis que son mari est parti, il ne se passe pas une nuit sans qu’un Varègue soit appelé à partager sa couche.
— Ah bon ?
— Tout à fait. Une raison supplémentaire à la décadence de l’empire. Les femmes de la famille dominante font preuve d’une inlassable luxure. J’ai emmené à la basilissa, dans sa chambre à coucher, jusqu’à dix visiteurs en une seule journée, et j’ai changé je ne sais combien de draps trempés de fluides masculins.
Kydones dut entendre les derniers mots prononcés à voix basse. Il posa son couteau en le faisant tinter sur le bol de poisson en saumure et fixa l’eunuque d’un air rageur.
— Remerciez le Ciel d’avoir été castré enfant, en admettant que ce soit le cas. Sinon, je le ferais moi-même sur-le-champ ! Ou bien je vous confierais aux Varègues. Ça les amuserait beaucoup.
Le parakpoimenos rougit. Il tendit les mains devant lui comme s’il voulait parer un coup.
— Monsieur le ministre, je me contente de raconter des choses que tout le monde connaît ! Si je vous ai offensé, veuillez accepter mes plus humbles excuses.
Sa voix sonna étrangement virile.
— Ce n’est pas moi que vous avez offensé, mais notre souveraine. Disparaissez immédiatement de ma vue. Nous réglerons ça plus tard. Et n’oubliez pas que certaines rumeurs vous concernant me sont également parvenues, maudit impudent !
Dès qu’Arsenios se fut éloigné, la tête basse, Kydones dit :
— En temps normal, je lui aurais fait crever les yeux, puis couper les mains et les pieds, comme il se doit à Constantinople. Je crains, cependant, que même cet imbécile puisse aujourd’hui nous être utile.
— Pourquoi ? Que se passe-t-il exactement ? demanda Eymerich qui ne se souciait absolument pas du sort de l’eunuque. On m’a raconté quelque chose mais j’ai du mal à le croire.
Avant de répondre, le ministre demanda :
— Vous avez sommeil ?
— Non, pas du tout.
— Alors si vous le souhaitez, une fois le repas terminé, vous attendrez l’aube en ma compagnie sur les remparts. Les dangers qui menacent l’empire n’ont pas tous été cités. Il en existe un autre qui les surpasse tous.
— Permettez-moi de vous demander lequel ?
— Un peu de patience. D’ici quelques heures, vous le verrez vous-même.