CHAPITRE XXVII
Les colonnes de Ninive – IV

Muhammad Abu Khaled traversait les ruines du temple de Nabu, réduites à quelques pierres et des détritus. Avant d’atteindre les escaliers qui conduisaient aux souterrains, un de ses hommes s’avança vers lui. Un jeune homme mince, qui ne portait pas de keffieh, mais un turban, orné tout de même de l’emblème de la RACHE. Peut-être un Afghan, ou un descendant des anciens taliban.

Le jeune homme salua respectueusement Vogelnik, puis Muhammad.

— Monsieur, les Mosaïques se sont retirées, nous ne savons pas pourquoi. Elles n’ont subi aucune perte.

— Et nous ?

— Peu. Cinq hommes plus un blessé grave.

— On s’en tire bien.

C’était une nouvelle plutôt rassurante. Bien que sur la plupart des fronts de guerre, en dehors de l’Australie et du continent américain, les pertes militaires fussent réduites. Chaque armée essayait d’affaiblir l’adversaire en tuant les civils qu’il contrôlait ou en les faisant devenir fous. Un jour, il ne resterait plus que des soldats, humains et non-humains. On pourrait peut-être alors faire la paix, au moins pour un temps.

Le jeune homme restait planté là. Muhammad le regarda intrigué.

— Autre chose ?

— Non, monsieur. J’attends vos ordres.

— Aucun ordre. Essayez de vous reposer, tout en restant vigilant. Cette nuit, on va de nouveau se battre, ça c’est sûr. Allah Akbar.

— Allah Akbar ! répondit le jeune soldat avant de disparaître entre les ruines caressées par les premiers rayons du soleil.

Muhammad regarda Vogelnik.

— Suivez-moi, général.

Leïla fermait la marche de leur petit groupe. Ils piétinaient les détritus et contournaient les colonnes brisées. Muhammad serrait son AK-47 en regardant autour de lui pour éviter toute surprise.

L’escalier n’était pas long mais il était raide. Les souterrains du temple étaient éclairés par des lampes halogènes fixées sur les côtés. Il flottait une odeur de moisissure et parfois des remugles de pourriture. De gros scorpions, tapis dans les coins, accueillaient les visiteurs avec indifférence. Ils les craignaient, comme ils redoutaient la lumière. Involontairement, Leïla en écrasa un. Elle ne le tua pas. La petite bestiole se contorsionna en faisant battre ses pattes dans le vide, les viscères ressemblant à des vers filiformes qui lui sortaient de la carapace.

Ils furent accueillis par trois fédayins armés de fusils d’assaut.

— Salam aleykum, dit l’un d’eux, un caporal, en portant la main à sa poitrine.

— Aleykum salam, répondit Muhammad, vaguement amusé à l’idée de souhaiter la paix en pareilles circonstances. Le général Vogelnik aimerait voir la Mosaïque capturée. Elle se tient tranquille ?

— À sa manière, oui. Elle a l’air de s’être résignée à rester en cage.

— Elle a été examinée ?

— Le docteur Halim Bukrief vient ici souvent. Il endort le monstre, le soumet à différents tests, prélève des lambeaux d’épiderme et de tissus plus profonds, le soumet à des électrochocs.

— Sa conclusion ?

— La créature devrait être morte. Elle a le cerveau atrophié, gros comme le poing d’un nouveau-né, et cependant elle vit. Elle présente des traces de coutures grossières entre des parties anatomiques disparates. Elle respire et elle se nourrit. Elle hurle de temps en temps des paroles incompréhensibles.

Vogelnik soupira.

— Montrez-nous donc cet être singulier.

— Bien sûr, monsieur. Suivez-moi.

La Mosaïque était enfermée dans une cellule grillagée haute et étroite. Elle restait debout, immobile, fixant d’un air fasciné la lampe poussiéreuse qui pendait du plafond. Elle avait une taille supérieure à la moyenne, guère plus. Elle portait un uniforme en lambeaux, qui dévoilait des fragments de corps couverts de cicatrices semblables à un entrelacs de fils de fer barbelés.

Le plus impressionnant était la couleur de ses chairs, différente selon les parties anatomiques. L’une de ses jambes, par exemple, était presque noire, l’autre marron clair. Mais le visage était encore plus impressionnant. Il lui manquait la partie droite, remplacée par des grumeaux de sang et des bouts d’os brisés ; des agrafes métalliques maintenaient ensemble les fragments de peau restante.

— Il est constitué de morceaux de cadavres, commenta Vogelnik. Des morts de différentes races. Une sorte de zombie, en fait. C’est évident car il ne réagit pas à l’Anomalie. Il doit avoir une activité cérébrale très réduite.

La Mosaïque parut entendre cette voix. Elle détacha ses yeux de l’ampoule et tourna lentement la tête. Elle leva les bras, comme si elle tenait un fusil. Elle pressa une gâchette imaginaire. Son doigt se détacha et tomba par terre, sans aucune goutte de sang. Indifférent à la mutilation, le monstre détacha son attention de Vogelnik et fixa de nouveau la lumière de ses yeux éteints et myopes.

— Je dois voir le docteur Bukrief, dit Vogelnik à Muhammad. Je veux un électro-encéphalogramme de cette créature. Il doit être possible de calibrer l’Anomalie sur le voltage du cerveau du monstre, aussi faible soit-il… Mais qu’est-il arrivé à votre compagne ?

— Leïla ?

Muhammad regarda avec mépris la femme pâle aux yeux clos que soutenaient les deux gardes.

— Elle s’est évanouie dès que le monstre a bougé. On ne devrait pas engager de femmes dans l’armée.

Vogelnik sourit.

— Vous avez peut-être raison. Il vaut mieux que le docteur Bukrief s’occupe également d’elle.

— Pour les femmes, il y a une doctoresse particulière.

— Comme vous voulez. Maintenant, sortons d’ici. Je veux ces colonnes. Je veux que Nimrod et Ninive soient à nous cette nuit.