À l’aube, Eymerich avait quitté le banquet offert par l’impératrice et contemplait les eaux de la Corne d’Or du haut des remparts. Il y avait avec lui Pedro Bagueny et le ministre Demetrios Kydones, qui s’était proposé de lui montrer les horreurs qu’il avait évoquées.
Pour le moment, on ne voyait rien. La mer paraissait calme, caressée par les premières lueurs de l’aube. Les seules embarcations à l’ancre étaient des bateaux de pêcheurs qui venaient juste de rentrer. De leur position, on ne voyait pas les galères de la flotte. Un grand calme régnait. Seule la ville de Galata, sur la rive opposée, paraissait couverte d’un épais brouillard. L’empire l’avait cédée, lorsque le souverain de Constantinople abandonnait tout ce qui était vendable, pour éviter la banqueroute. Un autre monde, en fait, malgré son apparente proximité.
— Cela ne va pas tarder, annonça Kydones en regardant la lune disparaître. Malgré votre expérience, je pense que le spectacle va vous surprendre.
Eymerich haussa les épaules.
— Dans ma vie, j’ai vu toutes sortes de choses… Le problème, c’est qu’ici je ne vois rien.
— Moi non plus, confirma Bagueny en se retenant de bâiller. Je crois que je ne vais pas tarder à aller dormir. Le vin m’a coupé les jambes.
— Un peu de patience, répondit Kydones en indiquant Galata. Le brouillard s’est déjà levé. Il va bientôt s’étendre et libérer ses monstres.
Eymerich fut frappé par le ton placide et résigné du ministre. Un ton qui lui était familier. Les romaoi avaient l’air d’accepter l’idée d’une catastrophe imminente. Ils ne lui opposaient aucune résistance concrète. Sauf Andronic, sorti avant la fin du repas en affichant des intentions belliqueuses qui avaient reçu un accueil glacial. La plupart des participants avaient dû penser qu’il était saoul. Hélène était sortie de sa froideur souveraine pour faire raccompagner son fils dans ses appartements.
Le soleil se levait en teintant le ciel de rose sur la ligne d’horizon. La lune, encore présente, paraissait translucide. Des moines orthodoxes apparurent sous les remparts des Blachernes. Ils étaient vêtus de noir, avec une sorte de voilette tendue par un petit tube qui masquait leurs cheveux. Ils agitaient la tête, secouaient les épaules, écartaient les bras. Les phrases hachées qu’ils psalmodiaient de plus en plus vite se transformèrent en cris : « Jésus Sauveur, fils de Dieu ! »
Eymerich, penché sur le rebord de la muraille, entre deux créneaux, essayait d’interpréter leurs simagrées, sans succès.
— Pouvez-vous me dire ce que font ces possédés ? Pourquoi gesticulent-ils ainsi ?
Puis il s’empressa d’ajouter :
— Je connais déjà l’hésychasme, la folie qui a précipité votre Église dans l’impiété. Je ne comprends cependant pas ce que signifie cette gymnastique sur la grève au petit matin.
Kydones se permit de sourire.
— Vous avez de la chance d’avoir comme interlocuteur un partisan de l’union entre catholiques et orthodoxes. Les mots que vous venez de prononcer auraient pu, sinon, vous coûter très cher… Pour en revenir à votre question, vous connaissez la lumière de Tabor ? Celle que vous, les Latins, appelez la « lux taborica » ?
— Oui. C’est l’aura de lumière qui a entouré Jésus-Christ sur le mont Tabor, d’après les Évangiles.
— Exact. Celui qui pratique l’hésychasme, depuis la réforme de l’orthodoxie introduite il y a quinze ans par Grégoire Palamas, accède à la même lumière. Il pénètre littéralement dans la dimension de l’Esprit et peut trouver un contact direct avec Dieu et avec la partie subtile, si je puis m’exprimer ainsi, de chaque être vivant. Il touche la matière cachée qui nous unit tous d’un bout à l’autre de la Création.
— Admettons, mais ma question de fond demeure sans réponse. Pourquoi maintenant ? Pourquoi sur les rives de la Corne d’Or ?
— La raison va vous étonner. La lux taborica permet d’entrer en contact avec les créatures qui vont sortir des flots. Ces moines tentent de repousser la menace. Il y a même parmi eux des derviches tourneurs, de confession mahométane.
Eymerich scruta le bras de mer devant lui.
— Je ne vois vraiment rien de…
Il n’eut pas le temps de finir sa phrase. Bagueny s’exclama, terrorisé :
— Mais que se passe-t-il ? Oh, Seigneur !
Le brouillard qui recouvrait Galata envahit soudain la Corne d’Or en une muraille si haute qu’elle masqua le soleil naissant. On entendit simultanément un chuchotement rythmique chargé d’angoisse :
— Momies ! Momies ! Momies !
Un instant plus tard, Eymerich put voir les « momies » à travers la brume : c’étaient des créatures titanesques ! L’eau profonde du détroit leur arrivait à peine à la taille. Leurs yeux, à moitié fermés, paraissaient aveugles. Elles tendaient les bras en avant, les traits déformés, et sur ce spectacle planait leur hurlement lancinant :
— Momies ! Momies ! Momies !
Les moines accélérèrent leur pantomime, la tête penchée en arrière, les bras tendus vers le ciel. Maintenant, ils bondissaient. On ne comprenait plus une seule syllabe de leur invocation. Une véritable pluie de flèches s’abattit des remparts du palais des Blachernes. Un onagre lança des projectiles enflammés. Les géants recevaient ces coups avec indifférence. Leur peau était déjà recouverte de plaies. Ils disparaissaient et émergeaient du brouillard selon sa densité. Ils tendaient les bras sous une avalanche de coups mortels et grommelaient d’une voix très forte, vu les dimensions de leurs poumons, ce cri étrange et sanglotant, semblable à celui d’un nouveau-né : « Momies ! »
Eymerich était de plus en plus horrifié par ce spectacle. Heureusement, une fois arrivées au centre de la Corne d’Or, les créatures firent tourner leurs bras et se retirèrent. Le brouillard disparut avec elles, comme aspiré par une force invisible. Le soleil naissant refit son apparition, éclairant la ville de Galata libérée de la brume.
Bagueny s’agrippa à un créneau pour éviter de tomber. Il avait du mal à respirer et était d’une pâleur cadavérique.
— Que venons-nous de voir ? murmura-t-il.
— Vous allez perdre connaissance, dit Kydones, l’air attentionné.
Il voulut le retenir.
— Laissez-le s’évanouir. Il doit apprendre à tenir tête au démon.
Les pensées se bousculaient dans la tête d’Eymerich.
— Ce spectacle a lieu tous les matins ?
— Oui. Et les géants sont à chaque fois un peu plus près. Ils ont désormais franchi la moitié de la Corne d’Or. Ils arriveront bientôt aux remparts.
L’inquisiteur se pencha pour regarder en contrebas. Les moines se calmaient. Leur invocation était de nouveau intelligible (« Jésus Sauveur, fils de Dieu ») et, malgré un tremblement généralisé du corps, ils relâchaient peu à peu la tension de la tête et des membres.
— Monsieur le ministre, dit Eymerich, vous maintenez que ces possédés parviennent à communiquer avec les monstres par la lux taborica ?
Kydones leva les mains.
— Ce sont eux qui le disent. Personnellement, je n’y crois pas.
— D’accord, mais qu’ont-ils retenu de leurs conversations ?
Demetrios Kydones était un beau vieillard, à la longue barbe grise et au front haut. Sa toge sénatoriale – désormais rare à Constantinople où la plupart des sénateurs et des ministres ne portaient plus le laticlave – lui conférait une certaine autorité. Il avait un visage ouvert, peu adapté au mensonge. Il hésita cependant un instant.
— Pendant l’hésychasme, ils ont capté ce que hurlent les géants : « Momies ».
— Rien d’autre ?
Kydones finit par vaincre sa retenue.
— Selon les moines, la lumière du mont Tabor permet d’entendre le mot « Nemrod ». Et plus rarement « Raphaël ».
Le ministre s’attendait probablement à d’autres questions. Ce qui, pour de mystérieuses raisons, paraissait l’embarrasser. Mais Eymerich redressa Bagueny, en le tirant par l’extrémité du capuchon, et lui dit :
— Finalement, vous ne vous êtes pas évanoui. Je m’en réjouis. Venez, il est temps d’aller dormir un peu.
Il prit congé de Kydones en s’inclinant et poussa le frère Bagueny vers les escaliers qui menaient aux étages inférieurs.
Le ventre du château grouillait de soldats qui revenaient de leur dérisoire confrontation avec les momies. Archers, arbalétriers, maîtres de lance et de hallebarde. Il y avait parmi eux peu de Grecs. En dehors des habituels Varègues, il s’agissait surtout d’Égyptiens, d’Arabes, de mercenaires recrutés en Italie, de Syriens. L’empire en déclin ne parvenait plus à enrôler ses propres soldats. Un des facteurs de la chute de l’Empire romain, quelques siècles plus tôt.
Bagueny se ressaisit en traversant les couloirs.
— Magister, dit-il. Vous ne me dites pas tout.
— Et qu’est-ce que je devrais vous dire ? répondit Eymerich d’un ton bougon.
— Vous avez l’air d’avoir en main toutes les clés de l’histoire. L’apparition des géants vous a peut-être effrayé, mais pas bouleversé. Vous n’avez posé aucune question fondamentale à Kydones. Le fœtus géant de Kallipolis ne vous a pas plus épouvanté que ça.
— Qu’est-ce que vous en concluez ?
— Que vous connaissez bien plus de choses que moi. Depuis que nous sommes partis de Venise, vous voyez une certaine logique là où je vois rien du tout.
Eymerich esquissa un sourire.
— Frère Pedro, les choses que je connais et que vous ignorez sont nombreuses. Vous êtes suffisamment jeune pour devenir un jour aussi cultivé que moi.
Il se fit brusquement sérieux.
— Arrêtez cependant de croire que suis au fait de tout. Maintenant, je comprends bien pourquoi Amédée de Savoie arbore un étendard qui représente la constellation d’Orion. Je devine quelle est la raison des coïncidences et des visions dont nous avons été victimes. Mais si vous me demandez si j’ai la clé du principal secret de cette histoire, je répondrai par la négative. Nous sommes à la lisière d’un mystère que nous devons encore explorer.
— Vous pourriez au moins me mettre un peu sur la voie…
— Bien sûr. Souvenez-vous de cette phrase : Raphèl maì amècche zabì almi. Voilà où se trouve le secret.
Ils étaient arrivés devant la porte de leur chambre, éclairée par deux torches enfumées. Eymerich en retira une de son piédestal.
— Vous êtes trop effrayé pour dormir seul, dit-il. Vous resterez avec moi, en gardant bien sûr vos distances.
Il prit la clé qu’il avait accrochée à un cordon autour de son cou. Elle grinça dans la serrure. La chambre à coucher était plongée dans le noir. L’inquisiteur chercha la mèche immergée dans la cire solidifiée de la bougie et l’alluma avec la flamme de la torche.
— Qu’avez-vous pensé de la princesse Hélène, frère Pedro ? demanda-t-il en examinant sa paillasse.
— Très belle femme, comme sa fille Irène. Elle paraît plus jeune que sa sœur Marie. Dommage que ni Hélène ni Marie n’aient rien dit de tout le repas. Le seul qui parlait, même un peu trop, était le patriarche. Suivi par la volubile Irène, Kydones et le prince Andronic.
— Je pense que les nombreux problèmes de la basilissa l’empêchent de discuter aimablement. Son statut lui impose par ailleurs d’adopter une attitude hiératique, presque impénétrable. Cette fonction quasi sacerdotale s’est aujourd’hui assouplie, avec l’écroulement de l’empire, mais il en reste tout de même quelques traces.
— Je n’ai pas remarqué grand-chose de sacerdotal. Les attitudes d’Hélène me paraissaient au contraire plutôt sensuelles. Certes pas à la limite du péché, mais profondément charnelles. Et Irène encore pire. Cette dernière semblait dominée par un désir insatiable, malgré sa grossesse.
Eymerich examinait sa paillasse. Il roula les couvertures en boule et les jeta dans un coin de la chambre.
— Vous croyez ? Je ne sais pas. On verra ça dans quelques heures. J’ai rendez-vous avec l’impératrice à midi. Je ne pense pas pouvoir lui parler directement, le rituel l’interdit. Je devrai poser les questions à un haut fonctionnaire, ou au patriarche en personne, qui les transmettra à la souveraine.
La lumière matinale entrait à flots par la petite fenêtre. Eymerich brandit une touffe de plumes qu’il avait trouvée sur la paillasse et l’examina sous les rayons du soleil.
— Il y a des plumes de votre côté ?
Bagueny, déjà couché, se contenta de bâiller.
— Je ne sais pas, j’ai trop sommeil pour regarder.
— Vous avez remarqué qu’il y en avait également le long des couloirs ? Semblables à celles des poules, mais un peu plus longues.
— Je n’ai rien vu.
L’inquisiteur s’étendit tout habillé sur la paillasse. Le sommeil le saisit malgré l’aveuglante lumière. Bagueny, qu’il croyait déjà endormi, lui posa alors une question qui l’agaça :
— Magister, révélez-moi au moins l’un des secrets que vous avez déjà éclaircis. M’en dire si peu est injuste.
Eymerich se tourna en maugréant :
— Quel secret ?
— Oh, n’importe lequel. Par exemple ce que signifie l’étendard d’Orion qu’Amédée plante partout.
Eymerich avait du mal à garder les yeux ouverts. Il réussit à murmurer avec peine :
— Vous savez comment on appelle Orion en hébreu ? Nemrod. On trouve ce nom dans la Genèse.
— Et alors ?
— Qui était le père de Nemrod ?
Ce furent les derniers mots qu’Eymerich prononça avant de sombrer dans un profond sommeil. Il ne dormit pas très bien. Il rêva de créatures grotesques qui s’agitaient dans un puits, le martelant du poing pour sortir. Les parois de l’abîme étaient cependant charnues, comme les lèvres d’un sexe féminin.