Eymerich s’immobilisa sur le seuil de la chambre, baignée par le soleil provenant du couloir, et se tourna vers Bagueny.
— Je ne reviendrai pas tout de suite. Après avoir vu la basilissa, j’irai trouver Arsenios. Il faudra qu’il m’explique ce qu’il a commencé à me raconter en mer.
— À condition que Kydones ne lui ait pas déjà fait crever les yeux, dit Bagueny, encore allongé sur sa paillasse et frottant les siens. Ces Grecs ont des méthodes expéditives.
— Il aura encore sa langue.
Eymerich se dirigea vers les appartements de l’impératrice. Il ignora le paysage magnifique que l’on apercevait à travers les fenêtres en plein cintre. Il n’y avait aucune trace de brouillard. On distinguait très bien, au-delà de la Corne d’Or sillonnée de voiliers et de bateaux à rames, Galata avec ses jardins et ses maisons éparpillées. On apercevait plus bas le palais du Porphyrogénète et les coupoles de Saint-Sauveur-in-Chora, splendides même sans leurs dorures.
Tout cela n’intéressait guère l’inquisiteur qui cherchait à éviter les tas d’excréments et les flaques d’urine. Aux palais des Blachernes, il y avait des cabinets, mais ils étaient bouchés et puaient horriblement, comme ceux du trône papal d’Avignon. Les dignitaires et les serviteurs avaient pris pour habitude de faire leurs besoins dans les couloirs, là où ils se trouvaient. Eymerich lui-même avait été obligé de suivre l’exemple, peu après son réveil.
La matinée était maintenant bien avancée et des escadrons de serviteurs et d’esclaves enlevaient les étrons avant qu’ils ne sèchent. L’un d’eux lui servit de guide vers les chambres de l’impératrice. Il parlait le grec et le latin de façon approximative. Il devait être serbe ou d’une région voisine. Il était loquace et serviable.
— Il n’y a pas si longtemps que ça, l’impératrice avait son propre palais, et y recevait les visiteurs. Mais depuis que son mari a disparu, prisonnier des Bulgares à ce qu’il paraît, Hélène reçoit aux Blachernes, d’où elle ne sort jamais.
Eymerich eut soudain un doute.
— Dis-moi, tu ne serais pas juif tout de même ?
Le serviteur inclina le buste.
— Pour vous servir. Je m’appelle Elias Benavides. Je sais que je ne suis guère plus à vos yeux qu’un simple cafard, mais vous allez devoir vous fier à moi pour rejoindre les quartiers de la basilissa.
Eymerich arqua un sourcil pour marquer sa répugnance.
— Je ne me fie par principe à personne. Je remarque simplement qu’à Constantinople on pèche par excès de tolérance en laissant un juif courir librement dans les cours impériales.
— C’est gravissime, j’en suis bien conscient. Dans cette ville on laisse circuler librement les juifs, les Génois, les Vénitiens, les Maures, les Turcs non belliqueux. Une honte. Je suis cependant en train de vous conduire là où vous désirez aller. Je suis prêt à céder ma place à un domestique d’une autre religion et non circoncis.
— Je ne vais pas faire cas du scandale que vous représentez. Ne me faites pas perdre de temps. Conduisez-moi chez l’impératrice.
Ils y arrivèrent après avoir franchi une enfilade d’escaliers et de couloirs. Hélène finissait la cérémonie du petit déjeuner, qui pouvait durer plusieurs heures. Elle était assise, drapée dans la pourpre et les soies, sur un trône doré, devant une petite table. Elle restait raide, peut-être pour ne pas altérer sa coiffure tout en perles, épingles et rubans. Elle ne disait pas un mot ; elle se contentait de porter à ses lèvres de minuscules bouchées de nourriture que lui tendait une silentiaria, en s’aidant d’une fourchette à deux pointes : fromages, fruits, viande de bœuf épicée, olives dénoyautées, dattes…
Tous ceux qui l’entouraient, partagés en deux ailes selon leur sexe, étaient également silencieux. D’un côté les dames et les servantes ordonnées d’après leur rang ; de l’autre les ministres, sénateurs, officiers et fonctionnaires (parmi lesquels Arsenios), également alignés selon leur rang hiérarchique. Quatre Varègues imposants, dont l’allure sauvage contrastait avec cet environnement raffiné, se tenaient derrière le trône.
Eymerich se lassa vite de regarder Hélène manger. Il sortit de la salle, n’en pouvant plus de patienter.
— Elle se moque du monde, dit-il à Elias. Ce doit être au moins l’heure de Sexte. Votre basilissa passe la nuit assiégée par des démons, puis elle perd la moitié de la journée à engloutir des friandises. Je retourne dans ma chambre.
Le serviteur leva les bras.
— Non ! Prenez patience ! Hélène a déjà fini et a demandé elle-même à vous rencontrer !
Il baissa la voix.
— Avec le rite du petit déjeuner et quelques autres, comme la fête du raisin, elle s’efforce de maintenir un semblant de faste impérial. Vous comprenez ? Ce n’est qu’un expédient pour masquer le déclin.
Eymerich ne l’écoutait pas. Son regard avait été attiré par une nouvelle plume qui traînait sur le sol de marbre. Il la ramassa et l’examina avec curiosité.
— J’ai l’impression que dans ce palais on élève des poules, marmonna-t-il. Ou plutôt des vautours, vu la couleur et la longueur de cette plume.
Elias acquiesça.
— Vous avez raison. Je me suis posé la question moi aussi. Je ne comprends pas comment aux Blachernes, où l’on n’élève pas d’autres volatiles que les faucons de chasse du prince Andronic, on trouve chaque jour des touffes de plumes. J’ai pensé à des pigeons ou à des colombes.
— Non. Il ne s’agit pas de plumes de faucon ou de colombe.
Eymerich jeta un coup d’œil à la fenêtre la plus proche qui donnait sur un segment de rempart théodosien en bon état.
— Quant aux pigeons, on trouverait également leurs excréments, puisque la propreté laisse ici à désirer.
Il haussa les épaules.
— C’est pour moi le plus obscur des mystères que j’ai rencontré jusqu’à présent.
Il se passa alors quelque chose que ni l’inquisiteur ni aucune personne présente dans les environs n’aurait pu imaginer. L’impératrice Hélène apparut dans le couloir en provoquant un grand remue-ménage derrière elle. Contrevenant aux règles cérémonielles fixées par Constantin VII Porphyrogénète et à qui sait quelles règles non écrites, elle se dirigea vers Eymerich et lui parla directement.
— Père Nicolas de Gérone ?
Eymerich était surpris et embarrassé. Il se demanda ce que le rituel préconisait : s’agenouiller, baiser l’anneau royal ou quelque chose d’autre ? Il choisit finalement de s’incliner longuement, la main contre la poitrine.
— Pour vous servir, mon impératrice.
— Suivez-moi dans le salon de musique. Le patriarche Philotheos nous y attend déjà. J’espère que vous ne voyez aucun inconvénient à discuter avec lui.
— Aucune réserve, ma souveraine, répondit Eymerich machinalement.
— Alors venez.
Eymerich ne releva la tête que lorsqu’il vit s’éloigner la traîne pourpre de la basilissa. Il fut d’abord entouré par les Varègues, puis par une foule de courtisans. Ils couraient tous derrière Hélène comme s’ils avaient peur de la perdre. Il y avait parmi eux Arsenios, qui lui chuchota :
— On n’a jamais vu une chose pareille !
— Les circonstances ne sont pas normales, répondit brusquement l’inquisiteur, agacé d’être bousculé.
L’assemblée, Varègues inclus, dut s’arrêter sur le seuil du salon de musique pour laisser passer Eymerich. Ce dernier se courba un peu pour franchir une porte trop basse pour sa taille. Ses narines furent chatouillées par une odeur d’huile brûlée. La pièce n’avait pas de fenêtres et n’était éclairée que par quelques lanternes.
Rien n’évoquait la musique dans cet environnement décoré par des fresques délavées qui avaient représenté en des temps meilleurs des scènes de vie bucolique. Peut-être, pensa Eymerich, Anne de Savoie avait-elle également vendu les instruments de musique un temps suspendus aux murs. Sur les petites tables en marbre et sur le linteau de la cheminée, il y avait des vases et des statuettes provenant de Chine et de coins d’Asie encore plus reculés. Précieux, mais d’une valeur commerciale difficile à estimer.
Hélène avait pris place sur le siège le plus haut ; si haut que Philotheos, allongé sur un divan, paraissait couché à ses pieds. L’impératrice indiqua à Eymerich un fauteuil encore plus bas. Celui-ci fit mine de ne pas le voir et choisit une chaise aux proportions normales.
La souveraine avait une voix grave, un peu rauque. Elle avait cependant gardé un visage de petite fille, malgré son âge. C’était la fille de l’empereur Jean Cantacuzène et son mariage forcé, lorsque son père s’était fait moine, avait scellé la fin d’une période de guerre entre sa famille et les Paléologues. Avec un mari et un fils retenus en Bulgarie, elle devait maintenant affronter seule des problèmes imprévus, aux conséquences effrayantes. De nouvelles rides barraient son front, mais ses gestes (dans les limites autorisées par les lourdeurs de sa fonction) avaient encore quelque chose d’adolescent. Durant sa jeunesse elle avait dû être d’une stupéfiante beauté, comme sa sœur Marie.
— Nous avons voulu que vous vous rencontriez, vous, père Eymerich de Gérone, et vous, patriarche Philotheos, pour essayer de comprendre la nature des monstres qui avancent chaque matin dans le brouillard, vers le palais des Blachernes. Nous savons que vous avez dû affronter tous deux plusieurs fois des créatures diaboliques. Notre maison impériale est favorable à l’unité de tous les chrétiens. Nous espérons qu’en conjuguant vos forces, vos connaissances en théologie et en religion vous permettront de décrypter le danger qui nous menace et nous suggérer les moyens de le contrer.
Eymerich n’était pas particulièrement ravi de se retrouver face au chef des schismatiques. Ils se dévisagèrent avec hostilité. L’inquisiteur attendait que l’autre prenne la parole en premier. Mais comme celui-ci se taisait en caressant sa longue barbe blanche, il se résigna à parler :
— Mon impératrice, il est clair que les créatures qui sortent de la mer et se nomment elles-mêmes « momies » n’ont rien d’humain. Il s’agit de démons crachés par l’enfer. Il est donc inutile de les combattre à coups de flèches. Si leur apparence est humaine, leur essence est spirituelle. On ne peut donc pas les blesser.
Philotheos s’agita sur son divan miniature. Il arrêta de tripoter sa barbe et leva les mains au ciel.
— Ma souveraine, comment peut-on écouter pareilles bêtises ! Les démons ne sont rien d’autre que des anges déchus. Leur punition consiste à se retrouver dans un corps à moitié humain, et donc à être sensibles aux blessures et à la souffrance.
Eymerich réagit sur un ton sarcastique :
— Vous avez trouvé cette explication dans les Écritures ou est-ce juste une intuition ?
Philotheos se redressa sur ses coussins en essayant sans succès de se mettre à la même hauteur qu’Eymerich.
— Les fondements bibliques ne font aucun doute. Pourquoi les démons seraient-ils condamnés à rester en enfer, s’ils n’y souffraient pas de ses flammes ? Ils ont un corps subtil, capable de régénérer les blessures, mais cependant vulnérable. Nicéphore Grégoras, et Michel Psellos dans son Perì Daimonon, l’expliquent bien. L’eau troublée revient à sa composition originelle. La même chose se produit pour les esprits subtils. À la seule différence qu’étant semi-humains les démons éprouvent de la douleur avant de se régénérer.
Eymerich n’était pas doué pour ricaner, mais il fit un effort.
— Patriarche, assez de références ! En tant qu’anges déchus, il est clair que les démons sont des esprits et que leur corps matériel n’est qu’apparence. Ils ne peuvent être atteints que d’un point de vue spirituel. Sinon, ils pourraient blesser ou tuer les humains, et nous savons bien qu’ils en sont incapables. Ce n’est pas un hasard s’ils manient le mensonge, la duperie et l’illusion, et ne cherchent jamais l’affrontement direct.
— Décidément l’Église romaine est vraiment rétrograde en matière de réflexion théologique ! commenta Philotheos avec compassion. Vous évoquez la thèse sur le démon asomatos, sans corps, qui remonte à l’époque de Jean Damaskinos et d’Euthymios Zigabenos et qui, avec tout le respect que je dois à ces deux saints hommes, est dépassée. Si les démons étaient incorporels, ils ne mangeraient même pas !
Eymerich fronça les sourcils, sincèrement étonné.
— Pourquoi ? Ils mangent quoi ?
— Certains d’entre eux, qui n’étaient pas des anges mais des divinités païennes, se nourrissent des fumées et des vapeurs des sacrifices, qu’ils absorbent comme des éponges. Psellos est à cet égard catégorique.
— Cela ne prouve pas qu’ils ont un corps physique. Il y a des gaz qui absorbent d’autres gaz, comme le fait le brouillard.
Philotheos fit la moue.
— Et alors pourquoi attribuons-nous aux démons une luxure effrénée ? Ils ne désireraient pas une autre chair s’ils n’en étaient pas eux-mêmes constitués. Lisez la Vie de Sainte Marine de Grégoire de Chypre. Les créatures diaboliques tournent autour des femmes parce qu’elles sont attirées par leurs formes. Ce qui ne se produirait pas si les démons étaient privés de corps, et donc de sens. Renseignez-vous, père Eymerich, ce que vous soutenez ne tient pas.
L’inquisiteur haussa les épaules.
— C’est à vous de vous renseigner, patriarche. En tant qu’anges dégénérés, les démons n’ont pas de sexe, exactement comme leurs confrères célestes.
— Et pourquoi les accouplements entre des démons et des femmes seraient-ils si fréquents ? Parce que les premiers ont un pénis et des testicules. Prenons le cas biblique de Nemrod et de sa descendance. Vous me direz qu’il ne s’agit pas de démons. Moi au contraire, je vous dis…
La basilissa avait jusque-là gardé le silence. Elle intervint soudain impétueusement, peut-être par ennui, ou bien choquée par cet argument scabreux ou pour une tout autre raison.
— Nous venons d’entendre de très intéressantes dissertations, mais aucune indication pratique sur la façon de détruire ces monstres qui, chaque matin, tentent de traverser la mer pour atteindre Constantinople.
Le patriarche inclina la tête.
— Si j’ai raison, mon impératrice, je pense que nous devrions utiliser des armes plus puissantes que les flèches. Des balistes, des mangonneaux, et autres machines de ce type. Il est possible de faire souffrir un démon et de l’obliger à se retirer.
Eymerich esquissa une révérence.
— Je pense différemment. On peut mettre en échec les serviteurs de Satan par l’intention et la prière.
Eymerich pensa soudain profiter de la désinvolture incroyablement juvénile dont Hélène faisait preuve.
— Il faut cependant avoir d’abord en mains toutes les clés du mystère. J’aimerais que vous m’expliquiez, ma souveraine, pourquoi le comte Amédée vous a donné des livres de magie parmi les plus défendus. Je veux parler de l’Armadel, du Testament de Salomon, des Kyrani Kyranides, du…
L’impératrice se leva brusquement de son siège.
— L’audience est levée, dit-elle avant de quitter la pièce.
Plus qu’autre chose, elle paraissait contrariée.