Aussitôt sorti, Eymerich repéra Arsenios dans la foule des courtisans.
— Suivez-moi. J’aimerais vous parler.
— Avec plaisir, magister.
L’eunuque avait pris l’habitude de nommer ainsi l’inquisiteur. Une dénomination étrange dans la bouche d’un schismatique. C’était peut-être la personnalité même d’Eymerich qui l’imposait.
— Je vous suis dans votre chambre ?
— Non, c’est inutile. Un couloir un peu à l’écart fera l’affaire.
Ils en trouvèrent un sous les remparts. Des fenêtres, on découvrait le monastère de Chrysobalanton, l’église Saint-Sauveur-in-Chora et, un peu plus loin, la citerne d’Ezio. L’après-midi s’annonçait calme et ensoleillé. Tout en bas, un groupe de jeunes bien habillés suivaient un vieil homme qui tenait un long tabouret d’une main et un livre de l’autre.
— Qui sont ceux-là ? demanda Eymerich.
Arsenios se pencha pour regarder.
— On dirait bien les élèves de l’école de droit, expliqua-t-il. L’école de philosophie est moins suivie et se tient encore dans la cathédrale des Saints-Apôtres.
— On n’étudie donc que la philosophie et le droit.
— Également la rhétorique. Mais il s’agit de cours élémentaires. Il n’y a plus les grands maîtres d’autrefois. L’université fondée par Léon le Mathématicien a disparu avec la mort de César Bardas, l’oncle de l’empereur Michel III l’Ivrogne, il y a plusieurs siècles. La géométrie et l’astronomie n’ont gardé que peu d’adeptes. Aujourd’hui, les étudiants ne sont plus qu’une poignée d’aristocrates avec des maîtres mal payés, comme ce vieil homme qui tient l’escabeau.
Eymerich plissa le front.
— Comment une telle décadence peut-elle se produire ? Elle ne peut pas seulement être imputable aux vexations des Vénitiens et des Génois à qui vous attribuez toutes les fautes.
— Non, en effet, soupira Arsenios. En ce qui concerne l’école, je crains que ce ne soit en grande partie à cause de la prédominance de l’art de la rhétorique et en particulier de la pratique de la classification, c’est-à-dire l’art de la synthèse. Elle s’est imposée de façon spectaculaire en parallèle avec le développement de l’hésychasme comme forme de prière. Son principe est simple : exprimer des thèses et des concepts avec un minimum de mots et de complexité grammaticale. On obtient ainsi des phrases incompréhensibles, constituées de monosyllabes. Personne ne comprend plus ce que disent nos rhétoriciens.
Eymerich était abasourdi. Il indiqua le groupe d’étudiants qui disparaissait au pied du bâtiment.
— C’est ce qu’ils étudient ? Comment parler sans se faire comprendre ?
— Oui, et pour y arriver ils doivent payer un maître. L’État n’est plus en mesure de rétribuer les enseignants.
Arsenios écarta les bras.
— Voilà à quoi en est réduite Constantinople sous le règne des Paléologues.
Eymerich s’abstint de tout commentaire acerbe qui pourtant le démangeait. Il préféra revenir à la raison première de cette conversation.
— Monsieur le parakpoimenos, permettez-moi de vous poser une question. Lorsque nous naviguions vers Constantinople, vous m’avez parlé d’étranges dessins tracés sur les murs du palais. Où sont-ils donc ? Je n’en ai encore vu aucun.
— Vous voulez les voir ? demanda l’eunuque.
— Oui, si possible.
— Alors, suivez-moi. Nous devons descendre au premier étage, et de là, encore plus bas.
— Au niveau de la rivière qui relie les Blachernes au monastère des nonnes ?
Arsenios sourit.
— J’ai l’impression que vous y avez déjà fait une petite promenade… Non, pas tout à fait, mais au même niveau. Dans les caves.
L’eunuque se dirigea vers les escaliers qui conduisaient aux étages inférieurs. En s’éloignant des appartements de l’impératrice, la saleté reprenait ses droits. Tas d’ordures malodorants, touffes de plumes, excréments humains. Une puanteur à la limite du supportable. Des fonctionnaires occupés à on ne sait quelles missions montaient et descendaient les marches, des soldats de race exotique surveillaient chaque palier, des caloyers dépenaillés arrêtaient de prier et tendaient la main, implorant l’aumône.
Lorsqu’ils arrivèrent au rez-de-chaussée, Eymerich dit à Arsenios :
— Attendez-moi un instant. Je vais demander au frère Pedro de nous suivre.
Il trouva son confrère endormi et le secoua avec vigueur.
— Venez. Nous allons voir quelque chose d’important.
L’autre se réveilla d’un coup et se redressa sur les coudes.
— Mais quelle heure est-il ?
Il se frotta les yeux.
— Je n’ai même pas déjeuné.
— Moi non plus. On verra ça plus tard.
— Je dois réciter les prières du matin.
— Nous ne sommes plus le matin. Mais je vous absous de ce péché.
Arsenios attendait adossé à une colonne. Il se dirigea vers un escalier plus large que celui qui conduisait aux grottes, situé juste après un détour du couloir. Il était éclairé par des lampes à huile.
— Venez. De là on peut accéder aux logements des serviteurs et des esclaves.
— En tout cas, il n’y a pas de toiles d’araignée, grommela Bagueny. Uniquement des ordures.
— Il y en a partout, répliqua Arsenios. Je crois qu’il n’existe pas au monde de ville plus sale que Constantinople. Ce n’est pas un hasard si la scrofule et d’autres maladies de peau touchent au moins un tiers des pauvres.
Eymerich descendit lentement les marches en prenant garde à ne pas glisser sur le revêtement en marbre.
— Les monstres que vous appelez « momies » se manifestent tous les matins ou juste de temps à autre ? demanda Eymerich pendant la descente.
— À chaque fois que le soleil se lève, depuis environ six mois. Ils ne devraient pas tarder à atteindre Constantinople. Dans le meilleur des cas, d’ici une semaine. Dans le pire, un jour ou deux.
— Ils sont de nature démoniaque, c’est un fait établi. Le patriarche de Constantinople a-t-il essayé de les exorciser ?
Arsenios, essoufflé, se retourna pour adresser à l’inquisiteur un sourire ironique. Sa voix était, encore une fois, étonnamment virile.
— Comme toujours, vous, les catholiques, attribuez à Satan des pouvoirs démesurés. Un prince du mal qui règne sur l’enfer, avec ses cohortes, semblables à celles des anges. Pour nous, chrétiens orientaux, c’est totalement différent. Les démons sont des créatures vulnérables, sans aucun caractère princier. S’il s’agit d’anges déchus, ils sont dévorés par les flammes. Si ce sont d’anciennes divinités païennes, aucun sacrifice ne les nourrit.
— J’ai vu en effet que vous les accueilliez à coups de flèches et de pierres, sans aucun résultat, fit remarquer l’inquisiteur d’un ton tranchant. Tous mes compliments pour votre efficacité. Où sommes-nous ?
L’escalier se terminait. Les dominicains et l’eunuque se trouvaient dans un lieu à la voûte très haute, bien plus propre que les étages supérieurs. Il était éclairé par de nombreuses lanternes. De courts escaliers en pierre conduisaient à de petites portes. Deux ou trois d’entre eux donnaient sur des entrées scellées par des briques.
— Je vous l’ai déjà dit. Ce sont les logements des serviteurs et de la poignée d’esclaves que l’impératrice a gardés.
— Où sont les inscriptions ?
— Suivez-moi.
Arsenios grimpa un des escaliers aveugles, aussitôt imité par les dominicains. Un empilement de briques jointes à la va-vite masquait une porte.
— Où sont les dessins ?
— Ils sont là ! Regardez !
Au sommet du montant, quelqu’un avait effectivement gravé une représentation élaborée. Un cercle contenant des lettres et des lignes reliant des petits cercles.
— Je connais ce symbole, commenta Eymerich sur un ton funèbre. Dans certains traités, chers aux superstitieux et aux sorciers, il représente l’archange Raphaël.
Le père Bagueny, jusque-là silencieux, se montra satisfait.
— Il était temps de tomber sur un élément positif. Après toutes ces choses sombres et maléfiques ! Une invocation de Raphaël ! Il reste encore quelques chrétiens, qu’ils soient catholiques ou orthodoxes !
— Ne vous réjouissez pas trop vite, frère Pedro, le reprit Eymerich. Le symbole que vous voyez là n’est pas fait pour invoquer l’archange, mais plutôt pour le neutraliser.
Il tendit l’oreille en s’adressant à Arsenios.
— J’ai l’impression d’entendre des lamentations féminines. Vous les entendez vous aussi ?
— Non… Je n’entends rien.
— Moi non plus, confirma Bagueny.
— Monsieur le parakpoimenos, pourquoi cette porte a-t-elle été condamnée ?
L’eunuque écarta les bras.
— Je l’ignore. Je pense qu’elle devait donner sur des pièces délabrées.
— Avez-vous remarqué s’il y avait dans le palais des femmes présentant certains points communs ? Par exemple ayant le même âge, une grande beauté, ou une grossesse inexplicable ?
— Je ne vois pas de quoi vous voulez parler.
Arsenios avait l’air aussi étonné que sincère.
— Si vous me dites à quoi vous pensez, magister, je pourrais peut-être mieux vous aider.
Eymerich secoua la tête.
— Pas encore. Ce sont des hypothèses que je dois d’abord vérifier… Vraiment, vous n’entendez pas des gémissements de femmes ?
Il colla son oreille contre les briques.
— Moi, je les entends nettement. Écoutez vous aussi.
L’eunuque et Bagueny l’imitèrent à tour de rôle. Le premier fit un signe négatif, le second sourit.
— Magister, j’entends bien quelque chose, mais ce n’est pas identifiable. Ça ressemble aux gémissements que font les femmes lors d’une étreinte vigoureuse. Elles éprouvent du plaisir et cependant on dirait qu’elles souffrent.
Eymerich regarda son confrère de travers.
— Et qu’est-ce que vous en savez ?
— Moi ? Rien, s’empressa de dire Bagueny. J’ai appris certaines choses au confessionnal.
Eymerich descendit les escaliers. Certaines expériences qu’il avait vécues à Paris quand il étudiait la théologie lui étaient revenues à l’esprit, ainsi qu’une juive du nom de Myriam qu’il avait torturée des années plus tôt. Des images à oublier, quitte à laisser le mystère irrésolu.
Il salua Arsenios d’une courbette.
— Nous réintégrons nos chambres, monsieur le parakpoimenos. Inutile de nous raccompagner. Nous trouverons notre chemin. Vous n’avez vraiment pas à l’esprit de jeunes femmes unies par un même destin ?
— Je vous assure que non.
— Ça ne fait rien. Bon après-midi.
Tandis qu’Eymerich et Bagueny retournaient dans leurs appartements, le premier dit :
— Ce soir, avant de dîner, je voudrais me promener un peu dans Constantinople. En habits civils, bien sûr. Ce monde me paraît distant et parfois incompréhensible. J’ai besoin de mieux le connaître pour comprendre la nature des cauchemars qui l’assiègent.
— Vous parlez du souper, mais nous n’avons même pas déjeuné. Ce serait peut-être l’heure d’aller faire un tour à la cantine.
— Quelle cantine ? Il est presque l’heure de None. Par ailleurs, les dominicains, en temps normal, mangent une seule fois par jour, et déjeunent quand ils le peuvent…
— Les circonstances ne sont pas normales. Géants infernaux qui sortent des flots, momies idiotes et agressives entourées de brouillard. Que pourrait-il y avoir de pire ?
Eymerich lança au frère Pedro un regard amusé.
— Et ça vous met en appétit ?
— Magister, pour affronter le diable il vaut mieux être fort et se nourrir en conséquence.
Eymerich soupira.
— Vous mangerez ce soir. En début d’après-midi, c’est l’heure de la sieste. Laissez-moi tranquille.
Ils avaient rejoint la chambre qu’ils partageaient, éclairée par la lumière que dispensait la petite fenêtre.
Eymerich s’allongea sur sa paillasse, les mains derrière la nuque, et murmura :
— Enfin un peu de calme.
Bagueny l’imita, mais on le sentait perturbé. Un instant plus tard, il demanda :
— Je peux vous poser une question ?
— Allez-y, frère Pedro. Je déciderai ensuite s’il y a lieu de vous répondre.
Bagueny déglutit.
— En fait j’aimerais vous en poser plusieurs, magister. Mais je vous poserai celle que je répète à chaque fois. J’ai l’impression que les énigmes que nous affrontons vous paraissent claires. Vous agissez avec assurance, sans jamais hésiter. Vous comprenez vraiment ce qui s’est passé, à Padoue ou ici ?
Eymerich réprima un bâillement.
— Il ne s’agit que d’hypothèses. Et je n’ai donc pas tellement envie d’en parler.
— Je comprends. Je suis désolé mais je vais vous en poser au moins une, insista Bagueny avant de bâiller à son tour. Vous m’avez dit que le secret de tout cela tient en une seule formule. Je la cite du mieux que je peux. Raphèl maì amècche zabì almi. Franchement, à part la référence à l’archange Raphaël, je la trouve incompréhensible.
Eymerich ferma les yeux.
— Elle est due au poète florentin Dante Alighieri. Vous le connaissez ?
Bagueny soupira.
— J’en ai entendu parler, aussi par vous. N’est-ce pas celui qui prétend être allé en enfer ?
— En enfer, au purgatoire et au paradis. Rien que ça.
La voix d’Eymerich était traînante. Il somnolait de plus en plus.
— Dante prétend avoir vu en enfer un puits dans lequel étaient enfermés des géants. Le plus grand d’entre eux, Nembrotte, lui hurla les paroles que vous avez citées.
— Une phrase qui ne veut rien dire.
— C’est l’impression qu’elle donne si on se réfère aux langues des peuples civilisés. Elle a plus de sens si on pense à la langue approximative et crachotante parlée par les Anglais.
Bagueny s’étendit à côté du magister, en maintenant la distance voulue. Tout en écrasant son oreiller, il demanda :
— Dites-moi enfin la signification de cette formule.
— Une autre fois. Maintenant je veux dormir.
— Dites-moi au moins qui est Nembrotte !
— Il s’agit de Nemrod. Le nom juif du géant que les Latins païens appelaient Orion.
Bagueny frissonna, mais il ne put rien demander d’autre.
Eymerich s’était déjà endormi.