CHAPITRE XXXI
Dans les rues

Le soir, Eymerich fit ce qu’il avait prévu. Il enfila des vêtements civils et quitta le palais royal des Blachernes. Il eut un peu de mal à s’y retrouver dans les jardins et à éviter les immondices. Il atteignit finalement le centre de Constantinople avant que le soleil ne se couche.

Il n’avait vu une telle misère que dans les faubourgs de Barcelone ou de Saragosse. On aurait dit que toutes sortes de pauvres s’étaient donné rendez-vous dans la capitale de l’empire agonisant. Des groupes d’enfants en guenilles jouaient devant des maisons modestes de trois ou quatre étages aux petits balcons suspendus au-dessus de la rue qui se touchaient presque. Il y avait également des malheureux de toutes races : Grecs, Égyptiens, Serbes, Turcs et Latins. Certains demandaient l’aumône en exhibant des plaies horribles sous leurkhiton. D’autres s’agrippaient aux nombreux moines de passage en les suppliant de les aider. Il y avait d’ex-soldats, d’ex-paysans, des ivrognes, des escrocs, des tenanciers de petits commerces, des voleurs à l’affût d’une victime.

Il y avait également de nombreuses prostituées qui adoptaient des poses lascives devant l’entrée des auberges en retroussant leur robe pour montrer leurs jambes. À côté d’elles, des caloyers aux pieds nus et crasseux tendaient leurs barbes broussailleuses vers le ciel en répétant convulsivement la même prière.

Ce spectacle indigne se déroulait entre l’église Sainte-Marie Pammakaristos et les citernes d’Ezio et d’Aspar qui alimentaient en eau la zone nord de Constantinople. Bien qu’invisible, la mer n’était pas très loin. Tout comme la Porte du Phanarion, qui donnait accès au littoral. Elle exhalait des odeurs saumâtres, aussitôt masquées par les remugles de la pauvreté.

Eymerich ne s’était pas attendu à ça. Il était arrivé aux Blachernes par des rues plus convenables et la solennelle Mésé, la voie processionnelle entourée de portiques et de colonnades. Malgré ses habits d’ouvrier, il devait repousser les gamins et les mendiants qui le touchaient en lui demandant de l’argent et les prostituées effrontées qui lui faisaient des avances sans vergogne. Il dut faire fuir un voleur en exhibant le poignard qu’il avait eu la bonne idée d’emporter. Il commençait à regretter d’avoir quitté le palais royal.

Quand quelqu’un lui agrippa la manche, il leva les mains pour l’étrangler et les rabaissa aussitôt dès qu’il reconnut le visage de satyre de Francesco Gattilusio. Le roi de Lesbos ne portait pas d’habit digne de son rang. Il arborait des vêtements encore plus modestes que ceux de l’inquisiteur. Cape déchirée, chemise couverte de taches.

— Je vois que vous aimez vous aussi vous promener incognito, fit observer le Génois en riant. Mais je présume que ce ne sont pas pour les mêmes raisons que moi. Je suis un intraitable putassier.

Eymerich se raidit.

— Je croyais que vous aviez suivi Amédée, messire. Je suis surpris de vous trouver ici.

— Et cela aurait servi à quoi ? À aller délivrer en Bulgarie un empereur incompétent ?

Gattilusio lui fit un clin d’œil.

— Et celui qui vous le dit l’a quasiment mis sur le trône.

Eymerich éprouvait une aversion viscérale pour le roi de Lesbos et il n’avait aucune raison de la combattre. Il recula d’un pas.

— Monsieur, vous avez votre programme pour la nuit. J’ai le mien. Je ne crois pas qu’ils puissent coïncider, alors je vous salue.

Le sourire de Gattilusio s’accentua.

— Allons, mon bon père, vous boirez bien un verre avec moi ? Je sens bien que je ne vous plais pas, mais ce n’est pas un problème. En règle générale, je ne plais à personne. Je crois cependant que nous pourrions échanger utilement quelques informations.

— J’en doute fort, rétorqua Eymerich. Et ce que je n’aime pas, c’est le vin résiné de cette ville. Il me donne envie de vomir.

Gattilusio éclata de rire.

— Comme je vous comprends ! D’ailleurs, si vous regardez autour de vous, vous trouverez des vomissures un peu partout. Il ne plaît même pas aux Grecs !

Il tapota de la main l’épaule de l’inquisiteur qui frissonna, comme s’il avait été touché par une vipère.

— Je connais une taverne qui a de bons vins et des femmes acceptables.

— Je ne suis intéressé ni par les uns ni par les autres.

— Il me semble cependant que vous êtes intéressé par les créatures qui vont surgir d’ici quelques heures de la mer au sein d’un brouillard totalement artificiel. Les momies, comme ils les appellent ici. On pourrait peut-être confronter nos opinions sur le sujet.

— Vous savez quelque chose ?

Eymerich était toujours méfiant, mais il avait quelque peu baissé sa garde.

— Peu de certitudes. J’ai par contre des informations sur les livres étranges qu’Amédée a envoyés à l’impératrice Hélène. Avec sa sœur Marie, l’abbesse, elles savent bien à quels monstres elles ont affaire. Mais elles n’en parlent pas, c’est certain.

— Et alors ? Quelle est la vérité ?

— C’est un peu long à expliquer. Je ne pourrai faire ça que devant un verre bien rempli.

Eymerich soupira.

— Alors, allons-y. À condition que votre taverne ne soit pas trop loin.

— Ne vous inquiétez pas, elle est tout près d’ici. À côté de la Porte de Théodose. En journée, on jouit d’un superbe panorama sur la Corne d’Or. À l’aube, on peut voir les monstres avant tout le monde. Comme vin, ils servent du falerne ou une excellente imitation. Constantin le Grand transplanta ici quelques vignes. Que voulez-vous de plus ?

— Rien, en effet.

L’autre ne releva pas l’ironie.

— Parfait, alors suivez-moi.

Ils traversèrent des rues toujours aussi sales, mais où la pauvreté était moins outrancière. Les maisons avaient peu d’étages et il y avait même quelques villas modestes. Les fenêtres étaient rares, et avec elles la lumière qui baignait les rues. Les propriétaires d’ergasteria fermaient boutique et démontaient leurs étals. Quelques passants marchaient rapidement, une lampe à huile à la main. Un cavalier passa au pas, un paysan essayait de dégager un chariot tiré par une mule, dont une roue s’était coincée dans le caniveau.

— La nuit tombe et avec elle descend la peur, commenta Gattilusio. Je ne fais pas seulement allusion aux monstres, mais aussi aux voleurs, aux escrocs, aux criminels de tous acabits. Cette ville s’est dépeuplée à mesure que l’empire s’étendait. La peste de 1348 a tué la moitié des habitants d’origine. C’est maintenant une ville presque ingouvernable, avec une Babel de langues. Les voleurs sont si audacieux qu’on les voit à l’Hippodrome vanter en groupe leurs actions, sous les yeux du basileus et de ses enfants.

Eymerich laissa vagabonder sa pensée sur un des thèmes qui le tourmentaient ces jours-ci.

— Rome est de même nature. Peuplée de loups et entourée d’autres loups. Et pourtant le pape veut s’y installer.

— Mais Rome n’est pas assiégée. Constantinople, si. À Andrinople, Murad et ses Ottomans attendent qu’elle s’affaiblisse pour s’en emparer. Et en attendant, les Vénitiens la pillent, en saine compétition avec les Génois.

Eymerich lança à son interlocuteur un regard critique.

— Et vous ?

— Oh, oui, je la pille moi aussi, répondit Gattilusio en riant. J’ai mis sur le trône l’empereur le plus faible que l’on pouvait trouver ! Mais je sais faire preuve d’assez de bon sens pour comprendre qu’on ne peut pas presser un navet. En ce moment, Jean et Hélène n’ont même pas de quoi payer une de mes putes. Et si les Turcs arrivent, la fête est finie pour tout le monde. Pour moi, pour Gênes, pour Venise et pour une demi-douzaine de chevaliers chrétiens qui se sont établis sur les îlots environnants pour intercepter les marchandises et encaisser des octrois de plus en plus faibles.

Eymerich était surpris par Gattilusio. Un souverain curieux, qui n’utilisait même pas le pluralis maiestatis auquel avaient recours même les souverains les moins prestigieux, et qui flânait le soir dans des faubourgs qu’il qualifiait lui-même de mal famés. Ces rues sinueuses (dans la partie nord de Constantinople les rues rectilignes étaient absentes), il les connaissait apparemment par cœur. Qui sait combien de fois il s’y était rendu secrètement, à la recherche de prostituées qu’il ne pouvait fréquenter ouvertement à Lesbos.

Une impression qui fut confirmée lorsqu’ils pénétrèrent dans la taverne qu’ils cherchaient. Une auberge à deux étages, plutôt convenable, à moins de dix perches de la mer. L’aubergiste, le serveur, les clients et un nombre impressionnant de femmes au métier évident saluèrent l’aventurier sans tenir compte de son rang, et peut-être même sans le connaître. Gattilusio eut du mal à se dégager des bras des jeunes femmes qui l’assiégeaient en hurlant son nom : « Francesco ! Francesco ! »

Il haussa le ton.

— Mesdames, pas ce soir. Je dois parler avec un ami. Laissez-nous tranquilles.

Elles lui obéirent immédiatement, ce qui confirma qu’elles ne connaissaient peut-être pas toutes son rang, mais respectaient son autorité. Le Génois et Eymerich s’installèrent dans un coin, entre deux tables de joueurs de dés. Ils commandèrent du vin, du pain, du fromage et des olives.

Gattilusio posa ses coudes sur la table, joignit les doigts et fixa le dominicain. Il avait un visage étrange, irrégulier, marqué de cicatrices et grêlé par une vieille maladie, peut-être la vérole. Ses yeux, d’un gris métallique tirant sur le vert, étaient cependant vifs et aux aguets. Un homme difficile à cerner, mais certainement pas stupide. Aucun imbécile n’aurait affiché aussi ouvertement ses vices et la sensualité qui se lisait dans le moindre de ses gestes.

— Vous m’avez demandé, père Nicolas, si je profitais moi aussi de la carcasse de l’empire en lui suçant la moelle. Je vous ai répondu que oui et je le ferais d’autant plus s’il y avait encore de la chair autour des os. Une position certainement immorale. Mais le doge, usurier professionnel, est-il plus chrétien ? Ou votre Amédée d’Aoste qui vient à Constantinople uniquement pour consolider ses droits dynastiques et ne parvient pas à cacher sa soif de conquêtes ?

Eymerich se raidit.

— Il ne s’agit pas de « mon » Amédée. Ni comme souverain, ni pour quoi que ce soit d’autre.

— Vous faites cependant partie de sa suite.

— Parce que je l’ai décidé.

Eymerich évalua la sincérité de son interlocuteur et la jugea positivement. Entre-temps, on leur avait apporté le vin et la nourriture. Il vida une demi-coupe avant de faire un aveu auquel il ne se serait jamais livré en temps normal.

— Pour pouvoir embarquer, j’ai dû produire de faux documents.

Gattilusio pencha la tête en arrière et éclata d’un rire gras. Il eut du mal à se ressaisir.

— Je me doutais bien de quelque chose de semblable. Il est d’ailleurs bien connu que pour excommunier post mortem Raymond Lulle, vous vous êtes inventé une inexistante bulle pontificale. Certaines informations parviennent on ne sait trop comment jusqu’ici.

Eymerich ne répondit pas immédiatement. Il grignota au contraire un petit bout de pain et quelques olives. Puis il dit :

— La bulle était authentique, bien que les franciscains l’aient nié. Mais c’est un sujet qui ne vous concerne pas. Vous m’avez parlé de la sœur de l’impératrice, Marie, et de leur mère, Irène. Que pouvez-vous me dire à leur sujet ?

— Elles résident toutes deux au monastère de Chrysobalanton, pas très loin d’ici, à côté de la citerne d’Aspar. Marie est l’higoumène, l’abbesse, tandis qu’Irène a le titre honorifique de diaconesse. Elles ont toutes deux, et surtout Marie, une influence décisive sur Hélène.

— J’ai croisé Marie, dit Eymerich. Elle se rendait aux Blachernes. On peut donc entrer et sortir librement de son monastère ?

— Pas du tout. Le typikon, la règle, autorise seulement les eunuques à y pénétrer, et encore pas tous, uniquement les médecins et les fonctionnaires. Votre ami Arsenios, je ne sais pour quelle raison, fait partie des rares personnes qui soient autorisées à s’y rendre régulièrement.

— Ce n’est pas mon ami ! protesta énergiquement Eymerich.

Gattilusio plissa les lèvres.

— Quant à en sortir, c’est encore plus interdit. L’exception n’existe que pour la sœur de la basilissa et parfois sa mère. Ce qui aurait été impensable à l’époque de sainte Irène, la religieuse la plus illustre ayant vécu au monastère de Chrysobalanton.

Eymerich réfléchit. Il avait remarqué en effet qu’Arsenios était un habitué du monastère et connaissait probablement bien l’abbesse. Il se promit d’enquêter sur le sujet et passa à une question plus urgente.

— Vous m’avez dit, sire, que Marie connaît bien les raisons de ce qui se passe ici à l’aube. Comment pouvez-vous l’affirmer ?

— C’est drôle de s’entendre appeler « sire » dans un endroit pareil !

Gattilusio, amusé, vida sa coupe. Un filet de vin rouge descendit le long de son menton carré, marqué d’une fossette.

— Répondez-moi, s’il vous plaît !

— Bien sûr, mon père. Vous avez déjà entendu parler de la parrhèsia ?

— Non, ce nom m’est inconnu.

— Il signifie approximativement « liberté de parole ». D’ordinaire, les religieuses n’ont pas le droit de parler ou de prier en public. La seule exception concerne celles qui communiquent directement avec Dieu. Dans leur cas, la liberté est double. Elles peuvent soumettre une requête au Créateur et transmettre ce qu’Il a voulu leur faire savoir. Marie est la première religieuse de Chrysobalanton, après Irène, à jouir du privilège de la parrhèsia, accordé par le patriarche. Même sa mère n’en dispose pas.

— Et alors ?

— Elle l’utilise largement depuis quelques années. Si elle rend si souvent visite à sa sœur, c’est pour lui faire part de ses visions. Elle les a parfois exposées à Sainte-Sophie ou lors d’audiences publiques. J’ai pu assister à ce spectacle il y a quelques mois, et même un vieux soldat comme moi en a été impressionné. Tout comme sainte Irène qui apparut en effigie à l’empereur Basile Ier pour réclamer sa miséricorde, Marie paraît capable de se déplacer dans l’espace et dans le temps.

Eymerich affichait une moue sceptique.

— C’est elle qui l’affirme ?

— Non. Elle raconte des scènes incroyables. Elle prévoit, provoque des visions.

Entre-temps, Eymerich avait grignoté quelques aliments. Il se versa encore du vin et, ce faisant, vida la carafe.

— Quelles scènes, quelles visions, exactement ?

— L’image de géants qui sortent de la mer, par exemple. Six mois avant que le phénomène ne se produise. Et l’hallucination que j’ai moi-même perçue d’un énorme fœtus palpitant dans une grotte. Je vous donnerais donc un conseil, mon père. Si vous voulez découvrir ce qui se passe ici, commencez par Marie… Vous désirez encore du vin ?

— Non, non. L’heure de Complies est déjà passée, répondit l’inquisiteur, un flot de pensées s’entrechoquant sous son crâne. J’aimerais rentrer aux Blachernes avant qu’il ne fasse complètement nuit. Je vais demander à l’aubergiste de me prêter une lanterne.

— Vous ne voulez pas que je vous raccompagne, mon père ?

— Ce n’est pas la peine, je retrouverai le chemin.

Eymerich jeta un coup d’œil aux femmes qui s’intéressaient à d’autres tables, assiégeaient d’autres clients.

— Sire, je vous laisse aux raisons qui vous ont conduit ici.

Gattilusio éclata encore de rire.

— Mon père, je n’ai jamais rencontré un dominicain aussi tolérant.

Tout en se levant de son banc, Eymerich lui lança un regard incandescent.

— Mon roi, vous ignorez peut-être la pratique que suit l’Église depuis au moins un siècle. Se prostituer est un péché grave. Fréquenter les prostituées, non. Cela sauve du péché bien plus grave de la sodomie.

— Sage décision ! Ah, cette chère vieille Église catholique !

Gattilusio riait toujours. Il claqua des doigts en direction du tavernier.

— Mon ami, encore du vin ! Et une belle jeune fille pour m’aider à le boire ! Il nous faut combattre les sodomites !

Eymerich sortit de l’auberge en affichant un air écœuré. L’air marin était encore enivrant. D’ici peu, il serait vicié par l’apparition de carcasses purulentes, les bras tendus vers le palais royal.