CHAPITRE XXXII
Bételgeuse – IV

Comme à chaque fois qu’on le déplaçait, Frullifer ne se souvenait pas de la manière dont il était arrivé à destination. Il se rappelait seulement le moment où il embarquait dans un avion militaire sans aucun signe distinctif et l’atterrissage dans un aéroport non identifiable. À chaque fois Rosy était à ses côtés.

Quand il avait demandé à la jeune femme où ils se trouvaient, elle s’était contentée de lui répondre :

— Je ne le sais pas moi-même. Secret militaire. Ce qui est sûr c’est que nous sommes loin de notre point de départ. Tu ne sens pas ce froid ?

L’air était effectivement piquant. Ils étaient entourés de hautes montagnes aux sommets recouverts de glaciers et de forêts de pins. Ils pouvaient être dans le Michigan, ou même au Canada.

— Qu’est-ce qu’on fait là ? avait demandé Frullifer.

— Tu voulais un accélérateur de particules ? Ici tu en auras un, avait répondu Rosy, avant de se diriger vers une voiture noire qui les attendait.

Frullifer avait juste eu le temps d’apercevoir les contours d’un aéroport beaucoup plus grand et les faubourgs d’une ville à l’allure de capitale. Toronto ? s’était-il demandé. Ottawa ? Détail futile. Quelques minutes plus tard, l’automobile les avait laissés au début d’une voie ferrée souterraine qui les avait conduits au cœur de la montagne. Là où se trouvait l’accélérateur de particules le plus gigantesque qu’il ait jamais eu l’occasion de voir.

Après plusieurs semaines passées avec ce jouet luxueux qu’il pouvait utiliser à loisir (pas Rosy, dont il ne recevait que des promesses, mais l’accélérateur) Frullifer fut réveillé par l’un de ses assistants.

— Professeur, dit ce dernier, immobile sur le seuil de sa chambre, tout est prêt pour l’expérience que vous voulez tenter. Une des étapes nous paraît cependant toujours obscure.

— Laquelle, Otto ?

Frullifer se frotta les yeux pour mieux se réveiller.

— La condensation d’un bloc de pensées qui fonctionnerait comme une lentille. Une densification de psytrons… comme vous les appelez. Comment fait-on pour le produire ?

— Je l’ai expliqué à Rosy il y a une quinzaine de jours, au restaurant.

Frullifer s’était rendu compte depuis longtemps que toutes les confidences qu’il faisait à Rosy étaient transmises automatiquement aux autorités supérieures, et il en profitait.

Un peu gêné, Otto admit :

— Elle n’a rien compris. Vous avez besoin de machines particulières ou il suffit de se concentrer sur une idée ?

— En théorie, la concentration devrait être suffisante. Mais il existe une machine adaptée à cet usage. Elle s’appelle BioMuse et a été inventée en 1992 par deux chercheurs de la Stanford University, Benjamin Kapp et Hugh Lusted. Elle amplifie les courants synaptiques activés par la pensée, et peut les projeter où on le désire.

Otto afficha un air perplexe.

— Je ne sais pas où je pourrai trouver un instrument pareil.

— On peut même l’acheter sur Internet avec une carte de crédit !

Un éclat de rire débarrassa Frullifer des dernières traces de sommeil.

— Faites une recherche sur Google et vous trouverez. Il suffit juste de régler l’émission à son plus bas niveau. Vous devez certainement savoir que plus l’activité cérébrale est faible, plus elle peut émettre loin. Exactement le même principe que pour les ondes radio.

Le BioMuse arriva deux jours plus tard. Il fallut encore trois jours pour le tester, tandis qu’on réglait la procédure nécessaire à l’accélération d’une seule particule subatomique dans les viscères de la montagne. Le tube avait la forme d’un serpent qui se mordait la queue, ne dessinant pas un cercle, mais bien le symbole mathématique de l’infini. Le recours à des symboles ancestraux dans un environnement ultra-moderne amusa Frullifer.

Le personnel était constitué d’au moins trois cents personnes, obligatoirement en chemise et pour la plupart penchés sur des écrans d’ordinateur. Frullifer était émerveillé de voir que la plupart d’entre eux ne parlaient pas anglais. Ils étaient slaves ou bien latins (italiens, français, espagnols) ; il y avait même quelques Arabes. Il maudit mentalement la décadence de l’Amérique, depuis qu’elle s’était divisée. Elle était maintenant obligée de recourir à des techniciens et des chercheurs étrangers.

Le grand jour arriva. Otto apparut sur le seuil de l’appartement – une suite de quatre pièces pourvues de téléviseurs, plus deux vasques d’hydromassage, avec Rosy en prime. L’hôtel était souterrain comme tout le reste.

— Je pense que nous sommes prêts, professeur. Une véritable foule vous attend. Il y a des chefs militaires des trois fédérations américaines. Vous les connaissez déjà : les généraux Kessinger, Sadler et Macrì. Plus quelques gros bonnets de l’Euroforce.

— Je suis prêt également.

Frullifer sortit, heureux de retrouver Rosy. Elle portait un vêtement que la température plutôt basse ne justifiait pas, très décolleté au niveau de la poitrine et laissant le dos entièrement découvert. Ils échangèrent de rapides baisers sur les joues.

— Une dernière question, professeur, dit Otto. Vous avez l’air certain de pouvoir concentrer l’énergie de la supernova Bételgeuse en un point précis de la Terre. Quel endroit va ainsi être détruit ?

Frullifer haussa les épaules.

— La cible, c’est vous qui l’avez choisie. Comment s’appelle-t-elle ? Nimrod ? Ou quelque chose d’approchant.

— Oui. Elle se trouve en Irak. Vous savez certainement que nous sommes encore en guerre dans cette région-là. À Nimrod, près de Ninive, se dressent quatre colonnes hautes comme des gratte-ciel. C’est une base ennemie abandonnée.

— Vous devez me montrer son emplacement exact… Il n’y a personne dans la zone, j’espère.

— Non, ou en tout cas aucun des nôtres. Pourquoi me demandez-vous ça ? Leur vie serait en danger ?

— Bien sûr, et encore plus leur esprit. La résonance morphique que le BioMuse va concentrer n’est pas seulement matérielle, elle est également psychique. Tous ceux qui se trouveront dans les parages recevront des images mentales provenant de ce que j’appelle l’« éther psytronique » et les croiront vraies. Scènes tirées des mythologies de tous les peuples, archétypes… Il y aura peu après l’apparition d’un nouveau soleil – Bételgeuse explosera – et ce sera la fin.

Otto était stupéfait.

— Ce petit appareil, le BioMuse, est capable de faire ça ?

— Oui, si on l’utilise à ma manière.

— Alors, allons-y. Je suis très curieux de voir ce qui va se passer.

À l’intérieur de la galerie qui abritait l’accélérateur, Frullifer fut accueilli au bras de Rosy par une salve d’applaudissements. Il serra distraitement la main des généraux, concentré sur sa tâche. Il s’installa à la console qui lui avait été réservée et coiffa le casque du BioMuse. Un assistant en chemise lui présenta des cartes et des vues aériennes de la zone à atteindre.

Frullifer se concentra et inséra les données qui lançaient l’expérience. Il pressa la touche « envoi ». Sur l’écran, l’électron sélectionné, représenté par un point jaune, fonça vers son destin brûlant. Quelques minutes plus tard, il devint rouge, et cette couleur envahit entièrement l’écran. Un spectrographe identifia les gluons et les quarks qui constituaient la minuscule supernova.

Frullifer était en sueur, malgré le froid, et très excité. Avec le BioMuse, il se représenta la zone cible. Puis il se laissa aller dans son fauteuil, épuisé, comme s’il venait d’accomplir un effort physique.

Un quart d’heure plus tard, un technicien s’approcha en tenant une pile de cartes.

— Monsieur, dit-il avec un fort accent slave, j’ai ici les premiers rapports de notre service d’astronomie. Il ne s’est rien passé sur Bételgeuse.

— C’est-à-dire ?

— Rien de rien. Et Nimrod est parfaitement intacte.