Eymerich contemplait, toujours aussi incrédule et troublé, le spectacle des géants s’approchant de Constantinople. Ils étaient vraiment plus près des Blachernes que le jour précédent. Nimbés du brouillard qui recouvrait Galata et de l’eau jusqu’à la taille, ils titubaient et tendaient les mains en avant, tels des aveugles. Ils ouvraient leur bouche édentée pour hurler leur rengaine : « Momies ! Momies ! Momies ! »
L’inquisiteur se tenait cette fois-ci derrière les remparts en compagnie de personnes autorisées : le chef des Varègues, le domestikos, c’est-à-dire le général responsable de la défense du château, le ministre Kydones et d’autres fonctionnaires. L’impératrice Hélène se tenait à l’écart. Elle n’était plus hiératique, mais nerveuse come une femme ordinaire. Il y avait à côté d’elle un moine du mont Athos et, au grand dépit d’Eymerich, le frère Bertrand de Milan. On disait qu’Amédée d’Aoste l’avait imposé comme confesseur à la basilissa, en vue de sa future conversion au catholicisme romain.
Les géants étaient vraiment terrifiants. Leurs traits paraissaient infantiles, mais déformés. Lorsqu’ils hurlaient « Momies ! », leur voix était distordue et geignarde. La ville était saisie par la peur. Les rares lumières encore allumées s’éteignaient l’une après l’autre. L’aube était voilée d’un épais rideau de brume.
Le domestikos se pencha vers les étages inférieurs.
— Armez les arbalètes, hurla-t-il. Et tirez sans hésiter !
Le spatharokandidatos s’adressa à ses Varègues, regroupés sur une tourelle.
— Archers, tirez ! Et soyez à la hauteur de la précision légendaire des guerriers russes !
Des flèches de toutes sortes fusèrent vers les géants qui traversaient la Corne d’Or. Ils étaient maintenant suffisamment près pour être touchés. L’un d’eux, atteint par au moins cinq flèches dans la poitrine et au bras, laissa échapper un long gémissement. Il les arracha l’une après l’autre et se remit en marche, sanguinolent.
— C’est donc vrai, murmura Eymerich pour lui-même.
Il ne s’était pas rendu compte que les autres pouvaient l’entendre.
— Les démons peuvent être blessés.
— Ou alors il ne s’agit pas de démons, dit Bagueny qui se tenait à côté de lui.
— Et que seraient-ils d’autre ?
Un instant plus tard, tout disparut. Le brouillard céda la place au soleil naissant. Il fut cependant possible de voir les géants faire demi-tour avant que la brume se dissipe.
— Ils s’en vont spontanément, commenta Eymerich. Il ne s’agit pas d’une hallucination due au brouillard. Ce sont eux qui le génèrent.
— Ça change quelque chose ? demanda Bagueny.
— Oh, oui. Je suis trop fatigué pour y réfléchir.
Eymerich était en effet épuisé. Peut-être en partie à cause du vin qu’il avait bu à l’auberge avec Gattilusio. Il avait été plutôt raisonnable, mais ce n’était pas dans ses habitudes.
— Allons dormir.
L’inquisiteur s’inclina en passant à côté de l’impératrice. Quand il se redressa il croisa un regard suppliant, éperdu. C’était un appel à l’aide manifeste auquel il ne sut quoi répondre. Il le fit comprendre à Kydones d’un simple regard.
Alors qu’ils descendaient les escaliers conduisant au rez-de-chaussée, Bagueny demanda :
— Que pensez-vous de Francesco Gattilusio ? Vous m’avez dit que vous l’aviez rencontré en ville.
— C’est un homme astucieux. Vous savez comment il a réussi à donner le pouvoir à Jean V et à renverser l’empereur précédent ?
— Il vous en a parlé ?
— Non, mais l’histoire est connue. Jean VI Cantacuzène avait des forces bien supérieures à celles des mercenaires génois qui soutenaient les Paléologues. Une nuit, il entendit un bruit terrible, comme si une immense armée marchait sur le palais. Il décida de se rendre. En fait, les hommes de Gattilusio, quelques centaines seulement, faisaient rouler des jarres pleines d’huile trouvées dans le port pour imiter le bruit d’une armée en marche.
Bagueny éclata de rire.
— Un stratagème digne de vous, magister. Le roi de Lesbos doit finalement vous plaire.
Il reçut le regard le plus noir de toute sa vie et pourtant Eymerich n’en était pas avare.
— Il ne me plaît pas du tout. Un athée que je tuerais volontiers de mes mains si le Seigneur m’autorisait l’homicide. Un fauteur de troubles. En fait je le hais. D’autres questions ?
Bagueny, impressionné par cette soudaine impétuosité, fit signe que non. Ce n’est que lorsqu’ils arrivèrent dans leur chambre, déjà bien ensoleillée, qu’il osa demander :
— Quel est le programme pour demain… ou peut-être vaut-il mieux dire pour aujourd’hui, magister ?
Eymerich, déjà étendu sur son lit, réprima un bâillement. Il ne se serait jamais permis de bâiller devant témoins. Cela aurait signifié se livrer ne serait-ce qu’un instant à leur pouvoir.
— Nous devons voir Marie, l’abbesse. C’est un élément clé. Il paraît qu’elle se rend aux Blachernes toutes les nuits.
— Pour obtenir un rendez-vous, il suffisait de le demander à sa sœur, l’impératrice.
— C’est hors de question. Elles partagent toutes deux les mêmes secrets. Mieux vaut s’attaquer à l’élément le plus fort, sans conteste Marie. Maintenant taisez-vous, je veux dormir.
Le sommeil d’Eymerich fut calme et reposant, malgré la lumière du soleil, de plus en plus envahissante. Il se réveilla à l’heure de sexte, au son des cloches qui fêtaient de leur bronze le mitan de la journée. Il chercha des yeux Bagueny et se rendit compte qu’il n’était pas là.
— Il doit être descendu pour manger, grommela-t-il. Il mange toujours.
Il se lava le visage avec une minutie féline et sortit dans le couloir. Un serviteur était en train de déféquer, appuyé contre un mur.
Il le souleva par le cou, dégoûté par l’odeur.
— Sais-tu si l’abbesse Marie est aux Blachernes ? demanda-t-il. Et où je pourrais la rencontrer ?
L’autre remonta péniblement son pantalon.
— Monsieur, vous m’étranglez ! gémit-il.
— Réponds et tu pourras reprendre tes abjectes occupations.
— L’abbesse est là, mais elle ne va pas tarder à partir. Elle a partagé le repas de midi avec sa sœur. Vous pouvez peut-être la trouver dans les souterrains, là où coule la rivière.
— Ça ira comme ça, sale porc. Retourne souiller le couloir.
Eymerich laissa le domestique retomber sur ses excréments et descendit les escaliers jusqu’aux souterrains qu’il connaissait déjà. Au bas de la dernière volée de marches, il vit que l’higoumène était dans la grotte, près de la barque, en compagnie d’autres religieuses. Sa nièce, Irène, était également avec elle. À voir la jeune fille debout, plus aucun doute n’était permis. Elle était assurément enceinte, et sur le point d’accoucher.
Eymerich décida de ne pas se manifester. Il voulait parler à l’abbesse, mais avant tout jeter un coup d’œil à son monastère. Il supposait que Marie ne lui permettrait jamais d’y accéder. Il devait le faire en cachette.
Tout en restant dans la pénombre de l’escalier, il se souvint que lors de leur première rencontre avec l’higoumène, Bagueny avait essayé d’attirer son attention sur un détail qu’il trouvait étrange. Il avait eu tort de ne pas l’écouter, et ils n’en avaient pas reparlé depuis. À quoi avait voulu faire allusion le petit frère ? Au moment de monter dans la barque avec l’aide de sa consœur, Marie ne présentait apparemment rien d’extravagant.
Tapi dans l’ombre en attendant le départ de l’embarcation, il essaya de se remémorer l’aspect de l’abbesse la première fois qu’il l’avait vue. Le seul détail curieux qui lui vint à l’esprit fut quelques plumes sur sa robe noire. C’est peut-être ce que voulait lui indiquer Bagueny. Un détail qui n’était finalement pas si surprenant que ça. Avec toutes ces plumes éparpillées dans le palais royal, il était plutôt normal qu’elles se retrouvent collées aux habits.
L’embarcation quitta la rive et s’éloigna, accompagnée par le clapotis des rames que les serviteurs plongeaient dans l’eau. Une religieuse se tenait à la proue, brandissant une torche. Eymerich quitta son repaire et regarda autour de lui. Il n’y avait pas d’autres barques. Il remarqua cependant que le tunnel qui abritait le cours d’eau était flanqué de saillies régulières, de la largeur d’un bras. Un chemin taillé dans la roche. La rivière souterraine avait dû à l’origine servir d’égout.
Mais, contrairement à la grotte, le tunnel était dépourvu de torches. Il allait devoir progresser à l’aveuglette, en espérant que le passage ne soit pas écroulé par endroits et ne présente pas d’accidents de terrain pouvant lui faire perdre l’équilibre.
Eymerich invoqua l’aide de Dieu et pénétra dans le tunnel. Il essaya de se coller le plus possible au mur de la galerie, en le palpant en permanence d’une main. Il craignait de toucher des araignées, des scorpions ou un quelconque et indescriptible insecte cavernicole. Il avait moins peur des rats, que ses pieds bien évidemment dérangeaient. Aussi hideux fussent-ils, leur apparence était moins étrange, et moins évocatrice du démon.
Contraint qu’il était de redoubler de précautions, le trajet lui prit une bonne demi-heure. Des eaux invisibles grondaient un peu partout, des bruits sourds se manifestaient de temps en temps. Puis une lumière brilla. Après ce long séjour dans l’obscurité, Eymerich en fut aveuglé. Il s’arrêta et ferma plusieurs fois les paupières pour s’y habituer. Puis il s’avança en redoublant de prudence.
La nouvelle grotte ne ressemblait pas à la première. Elle avait une forme de tonneau et ses murs étaient couverts de briques. La barque de l’abbesse était attachée à un petit embarcadère muni d’une échelle. Des caisses et des barils étaient empilés contre les murs, probablement plein de nourritures et de boissons. Il n’y avait personne sur la grève caillouteuse, mais de nombreuses plumes, presque un tapis, et une multitude de torches qui éclairaient bien les lieux tout en les décorant d’ombres grotesques. Ainsi qu’une forte odeur de résine.
Eymerich se dirigea sans faire de bruit vers l’unique échelle qui permettait de sortir du tonneau. Il monta les premières marches sur la pointe des pieds. Un cri lui glaça alors le sang. Une femme hurlait comme si on lui faisait subir un traitement horrible. Un cri chargé de désespoir qui cessa aussitôt. Le silence s’installa. L’inquisiteur recommença à grimper, le cœur battant.
Il allait atteindre le sommet lorsqu’un nouveau cri résonna, ressemblant plus à un hurlement. La femme, exposée à un tourment indicible, semblait sur le point de perdre la raison et ne parvenait même plus à exprimer sa douleur.
Cette fois-ci, Eymerich ne laissa pas l’émotion le paralyser. Il déboucha dans un très long couloir, ponctué de nombreuses portes mais sans fenêtre. Il le parcourut à grands pas, en faisant bien attention à ne pas marteler le sol. En arrivant à un tournant, il fit brusquement marche arrière. Un groupe de religieuses discutait à bâtons rompus. Il n’entendait pas ce qu’elles disaient. Il se contenta de les espionner.
Ce qu’il vit le troubla. Elles étaient sous une fenêtre, dans un endroit particulièrement bien éclairé par la lumière de l’après-midi. Toutes étaient enceintes et soutenaient leur ventre pour garder l’équilibre.
Eymerich, le front emperlé de sueur malgré la fraîcheur, se laissa aller dos contre le mur et réfléchit. L’Église d’Orient permettait aux religieux de se marier. Mais l’institution monacale était très rigoureuse, surtout envers les femmes. Et voilà qu’il découvrait cinq ou six religieuses aux derniers mois de grossesse. Libres de circuler dans le monastère comme si leur état était absolument normal. Rien de logique dans tout ça.
Alors qu’il cogitait, il entendit de nouveau le hurlement déchirant qu’il attribuait à une femme violentée. Les religieuses eurent une réaction étrange : elles se mirent à rire. Puis elles quittèrent la fenêtre et disparurent au fond du couloir.
Eymerich avança en rasant les murs. On apercevait à l’extérieur la gigantesque structure de la citerne d’Aspar, une des réserves d’eau de la ville et, au-delà, la coupole de l’église Saint-Laurent, sur la Corne d’Or, près de la Porte de Théodose.
Les cris continuaient. Après un nouveau coude, qui dévoila d’autres paysages à travers les fenêtres, ils éclatèrent. Devant la porte d’une cellule, une dizaine de serviteurs musclés retenaient péniblement deux chaînes, aux anneaux énormes, qui se perdaient dans la pièce. Les cliquetis se mélangeaient aux grognements, mais lorsque les hurlements déchirants explosaient, ils couvraient les autres bruits. Des dizaines de religieuses, toutes visiblement enceintes, encerclaient les énergumènes. Elle riaient et applaudissaient à un spectacle invisible.
Marie, sa nièce Irène et une religieuse plus vieille qui était peut-être sa mère, l’autre Irène, se tenaient un peu à l’écart. Elles agitaient les bras, secouaient la tête. Leurs pupilles étaient si dilatées qu’on ne voyait plus l’iris, au point de croire que ce dernier était blanc. Elles déclamaient la même phrase en boucle. Eymerich, profondément troublé, pensa tout d’abord qu’il s’agissait de la formule rituelle de l’hésychasme : « Jésus Sauveur, fils de Dieu ! ». Il ne lui fallut cependant guère de temps pour découvrir que cette phrase était totalement différente : « Nemrod ! Raphèl maì amècche zabì almi ! ».
Impossible de parler à l’abbesse dans ce contexte. Eymerich préféra se retirer avant que quelqu’un ne le repère. Les religieuses enceintes n’étaient pas une menace, mais les serviteurs, oui.
Il retourna rapidement vers les souterrains. Il faillit glisser sur un tas de plumes. Des plumes, des plumes, encore et toujours des plumes ! Son cœur battait à tout rompre. Il fut soulagé lorsque les cris féminins, les grincements de chaînes et les phrases incompréhensibles s’éteignirent.
Cette fois-ci il prit la barque, que personne ne surveillait, et rama vers les Blachernes.