CHAPITRE XXXV
Les momies

Eymerich n’eut aucun problème pour accéder à la salle à manger. Le silentiarius s’avéra bien au contraire prévenant.

— Que puis-je vous servir, monseigneur ?

L’inquisiteur regarda autour de lui. Les deux trônes étaient vides. En plus de l’impératrice et de sa cour, il manquait également Irène, Marie, Kydones, Arsenios et les dignitaires de haut rang. Autour de la table en T aux nombreux sièges vides, il n’y avait que des fonctionnaires mineurs, quelques dames et deux moines barbus, à l’écart des autres hôtes et occupés à discuter entre eux.

Eymerich demanda à Bagueny :

— Vous avez faim ?

— Oui, et vous aussi, j’espère. Vous êtes à jeun depuis ce matin. Vous feriez bien de manger quelque chose.

— Vous avez raison.

Eymerich s’adressa au silentiarius.

— Servez-nous quelque chose de simple et de nourrissant : fromage, salade, pain, et pas de vin. Auriez-vous par hasard de la cervoise ?

— Une boisson jaune, très amère ?

— C’est tout à fait ça.

— Je peux vous en trouver parmi les cadeaux offerts par les ambassadeurs. Je me souviens avoir vu quelques jarres de cette mixture en provenance de Bohême.

— Si vous ne la trouvez pas rapidement, de l’eau ordinaire ira très bien.

Avant que le silentiarius s’éloigne après s’être incliné, Eymerich lui demanda :

— Mon ami, la basilissa ne descend pas manger, ce soir ?

L’autre lui fit un large sourire.

— Non, et vous pouvez imaginer pourquoi. C’est un grand jour pour l’empereur !

Il s’éloigna d’un pas rapide, avant que l’inquisiteur puisse lui poser d’autres questions. Étant donné les contraintes de sa fonction, il avait peut-être déjà trop parlé.

Eymerich le regarda avec perplexité. Bagueny l’arracha à ses réflexions.

— Où nous asseyons-nous, magister ? Cet homme ne nous l’a pas dit.

— Ce qui signifie que nous pouvons nous asseoir où nous voulons.

Il se dirigea sans hésiter vers les deux moines. Ces derniers lancèrent un regard ouvertement hostile aux dominicains. Ils étaient vêtus de noir et portaient un chapeau allongé et cubique d’où pendait une voilette noire. Ils avaient des barbes luxuriantes. Blanche pour l’un, grise pour l’autre. Ils attendirent que les nouveaux venus s’installent à quelques sièges de distance, puis reprirent leur discussion à voix basse.

Eymerich s’était assis d’un côté de la table et Bagueny de l’autre, juste en face de lui. Il y avait peu de bougies et uniquement deux lampes à huile. La salle, au plafond haut et aux dimensions imposantes, était à moitié plongée dans la pénombre.

Bagueny joignit les mains, les coudes sur la table, comme s’il priait.

— Je sais que je vais vous paraître insistant. Il y a tellement de choses que vous ne m’avez pas encore expliquées, magister. Par exemple…

Eymerich barra ses lèvres de l’index. Ce fut moins ce geste que son regard noir qui incita son confrère à se taire. Aussitôt après, l’inquisiteur relâcha ses traits et interpella les deux moines en grec et sur un ton ampoulé.

— Mes révérends frères, excusez-moi d’interrompre votre repas et votre conversation. Je sais qu’aujourd’hui on célèbre un grand événement aux Blachernes. J’aimerais y participer. Savez-vous où il a lieu ?

Le religieux à la barbe blanche fit précéder sa réponse d’un regard chargé de haine.

— Vous et votre ami portez des habits de dominicains. Nos ennemis de toujours, la synthèse absolue de la cruauté latine. Comment osez-vous me parler ? L’empire ne survit que parce qu’il a jusqu’à présent contrecarré vos tentatives d’infiltration.

Eymerich comprit qu’il n’avait pas affaire à un moine important, peut-être l’abbé d’un monastère. Il ne réagit pas spontanément. Au contraire, il adressa à l’inconnu le sourire le plus large de sa vie. Il inclina même la tête.

— Mon père, si vous ne voulez pas m’appeler frère, je vous demande pardon. Je voudrais juste savoir où se déroule la fête pour pouvoir y participer ou y assister.

Le moine à la barbe blanche regarda le moine à la barbe grise. Ils se mirent à rire. Puis le plus jeune dit à Eymerich :

— Il n’y a absolument aucune fête. Aucun étranger à la cité n’est admis là où Irène est en train d’enfanter. J’imagine que la princesse souffre horriblement et qu’elle ne désire aucun spectateur. Ce qui est sûr, c’est que l’impératrice n’en veut pas. La fête aura lieu demain, quand tout Constantinople sera mis au courant.

— Je comprends et je vous remercie. Nous attendrons pour participer à la joie générale.

En réalité, Eymerich avait des dizaines de questions à poser. Il comprit qu’il valait mieux les repousser pour ne pas trop étaler son ignorance.

Il n’eut pas le temps de faire part de sa décision à Bagueny, qui demanda aussitôt :

— Mais qui est le père ?

La réaction fut plus ou moins celle à laquelle Eymerich s’attendait. Les deux moines échangèrent un nouveau regard, cette fois-ci sans ricaner ; puis se levèrent de conserve et quittèrent la salle.

L’inquisiteur se pencha vers Bagueny, furieux.

— Mais vous êtes vraiment stupide ! siffla-t-il.

S’il avait pu hurler, il l’aurait fait.

— Notre unique force est de faire croire que nous savons tout alors que nous ne savons rien. Et vous venez d’avouer le contraire !

Bagueny baissa la tête, l’air penaud.

— Désolé, magister. Veuillez me pardonner.

Il manifesta aussitôt après une attitude puérile et revancharde.

— Si vous me teniez au courant de vos déductions, je commettrais moins d’impairs. Je me déplace en fait à l’aveuglette dans un monde incompréhensible.

— Il ne s’agit pas de déductions, mais d’inductions.

— Ayez pitié d’un pauvre moine.

Bagueny avait retrouvé son ironie coutumière.

— Quelle est la différence ?

Eymerich était si furieux qu’il n’avait pas envie de répondre. Mais deux jeunes serviteurs apportèrent la nourriture ainsi qu’une carafe de cervoise et il se calma un peu. Il trouva la boisson fade mais mille fois meilleure que le répugnant vin grec à base de résine.

Il ne put cependant donner aucune information nouvelle à Bagueny, qui était suspendu à ses lèvres, ni lui expliquer la différence entre « induction » et « déduction ». Le prince Andronic, un peu titubant, venait d’entrer dans la salle à manger. De nombreux hôtes se levèrent en signe de respect. Le jeune Paléologue n’y prêta aucune attention. Il vit les dominicains et se dirigea vers eux. Il se laissa choir sur une des chaises libérées par les moines. Une armée de serviteurs, sous les ordres muets du silentiarius, s’empressa de dégager la portion de table devant lui et de mettre de nouveaux couverts en argent.

Le prince était incontestablement éméché.

— Accordez-moi votre compagnie, mes illustres hôtes.

Il s’exprimait en un latin haché.

— J’étais dans une taverne avec ce demi-démon de Francesco Gattilusio. Un des rares individus intéressants dans cette ville à moitié morte. Je l’ai laissé totalement ivre, entouré par une cohorte de putains. Avant de descendre son pantalon et de s’abandonner à une fellation, il m’a suggéré d’échanger quelques propos avec le célèbre Eymerich de Gérone. Un autre remède à l’ennui, m’a-t-il dit.

— D’une nature différente, répondit Eymerich, sans faire d’esclandre.

— Je sais. Le problème, c’est qu’à la Nouvelle Rome, nous manquons de gens intelligents. Qu’est-ce que vous êtes en train de boire ?

— De la cervoise, Altesse. Une boisson modérément enivrante, typique des régions froides.

— Cervoise pour moi aussi ! hurla Andronic.

Il leva le bras et manqua faire tomber sa chaise, forçant Bagueny à la retenir par le dossier. Les serviteurs s’activèrent. Un instant plus tard, une nouvelle carafe de boisson jaune était sur la table.

— Dites-moi quelque chose d’irrésistible, Eymerich de Gérone, insista le prince. De génial. De nouveau. Ici on meurt de tristesse à petit feu.

Il remplit une coupe de cervoise et en avala une longue gorgée comme s’il s’agissait d’un antidote. Il lâcha aussitôt un rot tonitruant.

— Je ne sais pas quoi vous dire, Altesse, répondit Eymerich. Je peux seulement me féliciter avec vous de l’heureux événement qui touche ce soir votre sœur. On lisait bien sur son visage sa joie d’être enceinte.

Andronic grimaça.

— Vous savez, monsieur le dominicain, le destin m’a donné pour frère un éphèbe, Manuel, et pour sœur une putain, Irène. Évidemment qu’Irène était contente. Elle s’était enfilé un pénis presque aussi long qu’un bras. Elle en avait peur, puis elle en a éprouvé du plaisir, malgré la douleur. Et une fois enceinte, elle était persuadée que son mystique mari lui ferait mettre au monde Dieu sait quelle créature. Un intermédiaire entre les humains et les créatures célestes.

— Vous en doutez ?

— Bien sûr. J’aimerais la voir maintenant. Elle doit être en train d’accoucher d’un bébé énorme, capable de lui déchirer le ventre. Ma mère Hélène continue de croire que, né d’une princesse, il s’agira d’une créature semi-divine, capable de vaincre les Turcs et de sauver l’empire.

— Alors que…

— Alors qu’il s’agira encore d’un nouveau-né colossal et monstrueux, comme les Nephilim nés de servantes ou de paysannes. Dans le meilleur des cas, il ne tuera pas la mère, mais il aura le même destin que ses frères. Il sera jeté dans la Corne d’Or pour y mourir noyé, à condition qu’il meure.

— Vous en doutez ?

— Je ne sais pas.

Andronic avait l’air conquis par la cervoise et continuait à en boire. Il se servait à peine dans les plats débordants que les serviteurs posaient devant lui. Une ultime coupe eut raison de lui. Il tomba la tête la première dans un plat de salade et s’endormit.

Eymerich, qui avait obtenu les informations qu’il voulait, demanda à Bagueny :

— Frère Pedro, vous avez une idée de l’heure ?

— Je dirais qu’il manque une heure aux matines, magister.

— Alors, les supposés monstres ne vont pas tarder à refaire surface. Ne perdons pas de temps. Cette fois, j’ai vraiment envie de les voir.

Ils finirent rapidement leurs plats et vidèrent la carafe. Le futur empereur Andronic ronflait. Et personne n’osait le réveiller. Eymerich et Bagueny quittèrent finalement la salle, salués par une petite révérence du silentiarius. Ils grimpèrent l’escalier qui conduisait aux remparts, éclairé par des lampes sur le point de s’éteindre après avoir brûlé leur réserve d’huile.

Ils croisèrent peu de serviteurs. Il était tard et la plupart des officiers et des dignitaires encore debout devaient se presser là où la princesse était sur le point d’accoucher, ou venait juste de le faire.

— Vous devriez avoir maintenant presque tout compris, frère Pedro, dit Eymerich. Andronic nous a fait d’importantes révélations. Nous avons eu de la chance de tomber sur lui alors qu’il était totalement ivre.

— Je devine certaines choses, grommela Bagueny. Un élément crucial reste cependant mystérieux : le père de l’enfant d’Irène. Et le violeur des autres femmes d’origine modeste utilisées comme sujets d’expérience.

— Je ne connais pas encore son nom, répondit Eymerich, mais nous avons déjà quelques indices. Il n’a pas une taille normale. Andronic a appelé les enfants du monstre « Nephilim ». C’est un terme biblique qui désigne les fruits gigantesques d’un accouplement blasphématoire entre des anges, les egregoroi, et des femmes humaines. Nous savons bien cependant, nous, les catholiques romains, que les anges n’ont, par définition, pas de sexe.

— Si la Bible en parle…

— C’est un cas isolé, qui se rapporte à un épisode particulier. De toute manière, le mystère le plus dur à percer n’est pas celui-là.

— C’est-à-dire ?

— Nous avons vu des cieux striés de veines pulsantes. Nous avons été engloutis par un utérus qui ressemblait à une grotte, ou par une grotte qui ressemblait à un utérus. Parce qu’Irène, ou celui ou celle qui invoquait pour elle de l’aide, provoquait des hallucinations visibles par nous seuls et ceux qui nous côtoyaient.

Bagueny s’appuya à la rambarde, l’air étonné.

— Vous êtes sûr qu’il s’agissait d’Irène ?

Eymerich s’arrêta à son tour.

— Sûr, non, mais fortement convaincu… Suivez-moi. Ce serait vraiment un péché de rater le spectacle maintenant que nous savons quels en sont les protagonistes.

— Nous savons…

— Allons, ne jouez pas à l’imbécile, même si parfois vous êtes très convaincant.

Sur les remparts, les deux dominicains trouvèrent des arbalétriers qui scrutaient la mer, l’arme chargée, et un seul spectateur illustre : le patriarche Philotheos, flanqué des deux moines barbus qui avaient participé au repas. L’aube était encore lointaine, mais le manteau de brouillard venu de Galata commençait à recouvrir la Corne d’Or.

Eymerich salua du regard le chef religieux de l’empire.

— Je pensais que vous assistiez à l’accouchement de la princesse Irène.

Philotheos tressaillit.

— Qu’est-ce que vous en savez ? Vous êtes donc allés à la citerne d’Aspar ? demanda-t-il, furieux.

C’était une information précieuse. Voilà donc l’endroit où avait lieu la naissance de l’enfant destiné à devenir le vengeur de l’empire. Pas aux Blachernes, comme Eymerich l’avait supposé.

Le ton de l’inquisiteur parut presque trop neutre.

— Vous ne m’avez pas répondu, patriarche. Pourquoi n’y êtes-vous pas ?

— Parce que cette nuit, les momies risquent d’atteindre le rivage.

Eymerich se permit un petit sourire.

— Qu’est-ce qui vous fait penser qu’il s’agit de momies ?

Le brouillard s’étendait sur le détroit.

— Elles le hurlent elles-mêmes en avançant, répondit nerveusement Philotheos. Mumias, mumias, en latin. Ou bien mûmiyyah, en arabe.

— Il ne vous est jamais venu à l’esprit que la voix des géants pouvait être un peu déformée, comme celle des enfants ? Qu’ils ne crient pas « mumia », mais « mamà » en grec ? C’est-à-dire « maman ».

Le sourire d’Eymerich était particulièrement cruel.

— Oui, vous le saviez, patriarche. Vous, l’impératrice et vos complices avez fait jeter trop de Nephilim imparfaits dans la Corne d’Or. Vous croyiez les tuer, mais en fait ils reviennent dans l’espoir de retrouver leurs mères. Presque toutes mortes ou mourantes dans le puits où elles sont emprisonnées.

— De simples fantasmes. D’absurdes déductions.

— Inductions, plutôt, corrigea Eymerich, en affichant son sourire le plus sarcastique.

Il lança un regard à Bagueny, qui acquiesça.