Cette fois, Eymerich garda son calme lorsqu’il vit les géants jaillir des flots au sein des volutes de brume.
Ils étaient si proches que leurs genoux sortaient de l’eau. Ils tendaient les bras droit devant et hurlaient de leurs voix enfantines et criardes : « Mamà ! Mamà ! Mamà ! ».
Les monstres étaient probablement aveugles : ils ne regardaient dans aucune direction précise, alors que leurs yeux aux pupilles noires et dilatées étaient grands ouverts. Ils ne se fiaient pas à leur vue mais à leur instinct. Ils titubaient, trébuchaient, tanguaient. De l’écume coulait de leur énorme bouche.
Les flèches tirées des Blachernes les atteignirent. Ils se lamentèrent mais n’interrompirent pas leur marche. Les pointes avaient transpercé l’épiderme, mais il était impossible d’atteindre leurs organes vitaux.
Leurs hurlements « Mamà ! Mamà ! Mamà ! » s’intensifièrent.
— Ils vont bientôt atteindre la grève ! s’exclama Philotheos d’un ton angoissé.
— Oui, c’est probable, répondit Eymerich avec froideur.
Comme toujours, face à un danger imminent, la peur disparaissait, remplacée par une lucidité presque excessive.
Les moines anonymes faisaient tournoyer leur tête et leurs membres dans l’espoir d’atteindre l’état extatique de l’hesychia. En attendant, ils murmuraient la formule canonique, « Jésus Sauveur, fils de Dieu », et non celle dénaturée par Marie Cantacuzène pour invoquer Nemrod.
Juste à cet instant, le premier des géants sortit de l’eau et posa un pied énorme et difforme sur le quai, puis sur les créneaux de la muraille. On ne voyait pas bien s’il s’agissait d’un mâle ou d’une femelle. Il était vêtu de lambeaux de tissu tellement déchirés qu’ils ressemblaient à des bandelettes. Le même tissu lui recouvrait la poitrine. Il se tourna vers ses congénères encore dans l’eau et leva les bras au ciel : « Mamà ! Mamà ! Mamà ! »
Il reçut un cri identique en retour.
Philotheos s’agrippa à la tunique d’Eymerich, affolé.
— Et maintenant, que fait-on ?
— C’est simple.
L’inquisiteur, glacial et agacé, repoussa le patriarche.
— Donnez-leur ce qu’ils réclament. Leurs mères, ou bien leur père. Je pense que la première solution est la plus simple.
Il y avait une pointe de malice dans cette dernière remarque.
Philotheos parut impressionné. Il se pencha au-dessus des créneaux.
— Envoyez-moi le spatharokandidatos ! Tout de suite ! hurla-t-il.
Moins de deux minutes plus tard, Ivan, l’officier varègue, émergea de l’escalier en haletant.
— À vos ordres, patriarche !
— Récupérez les femmes qui sont emprisonnées dans le puits. La tour secrète. Conduisez-les hors du palais, sur la plage devant les remparts.
Le spatharokandidatos afficha un air perplexe.
— Celles qui ne sont pas déjà mortes marchent avec difficulté, à cause de leur gros ventre.
— C’est votre problème, répliqua Philotheos en colère. Accompagnez, ou plutôt poussez, les femmes qui tiennent encore debout. Et faites vite. Sinon nous sommes tous perdus.
Le Varègue s’engouffra dans l’escalier. Philotheos transpirait abondamment. Il regarda Eymerich.
— On va donner ces pauvres filles à manger aux géants, elles vont toutes mourir.
L’inquisiteur éclata d’un rire cynique.
— Vous les avez déjà condamnées à mort, vous et vos complices ! Alors ne me faites pas croire que vous éprouvez une quelconque émotion.
— Les choses sont plus complexes que ce que vous croyez.
— Peut-être, mais n’exagérons rien.
Le visage d’Eymerich était toujours empreint d’ironie.
— Patriarche, la solution que je vous ai suggérée n’est que provisoire. Il en existe une qui pourrait être définitive.
— Laquelle ? demanda Philotheos, en l’implorant les mains jointes.
L’angoisse le faisait trembler, comme s’il avait chaud et froid en même temps.
Un des moines interrompit alors sa danse. Il se mit à crier, les yeux fermés, le visage tourné vers le ciel :
— Je la vois ! Je la vois ! Je vois la lumière ! La lux taborica ! Merci Jésus d’être venu ! Merci pour le don que tu me fais !
Bagueny, qui fixait d’un air horrifié la tête difforme du premier géant qui apparaissait entre les créneaux, sortit de l’état hypnotique dans lequel il avait sombré.
— Mais qu’est-il en train de voir ?!
Le second moine s’arrêta à son tour, comme foudroyé. Les paupières serrées, il leva le menton et écarta les bras.
— Et voilà la lumière du Sauveur ! Que tu es beau, Jésus ! Et l’Esprit Saint, comme il brille ! Aveuglez-moi, je vous en prie ! Je ne veux plus quitter Votre lumière !
Eymerich allait parler, mais le patriarche courut vers ses confrères.
— Vous êtes en communication avec le cinquième élément ! Essayez de contacter les monstres ! Faites-les reculer ! Envoyez-leur des images angoissantes !
On ne sut pas très bien si les deux moines exécutèrent l’ordre de Philotheos. Un nouveau facteur de confusion s’ajouta au délire ambiant. Des cris de désespoir, exprimant une terreur proche de la folie, jaillirent de la base du palais. Eymerich se faisait déjà une idée du spectacle, mais il jeta tout de même un regard entre les créneaux. Des femmes nues, au ventre exagérément tendu, étaient poussées vers la mer par des Varègues, qui ne lésinaient pas sur les coups de pique et de ceinturon pour les faire avancer. Barbouillées de sang, elles titubaient sur leurs pieds nus en tenant à deux mains leur ventre énorme.
Le cri provenant de la Corne d’Or s’amplifia : « Mamà ! Mamà ! Mamà ! »
Eymerich prit Bagueny hébété par un bras.
— Venez, il est temps d’y aller.
— Où ça ?
— Chercher leur père. Et mettre fin à cette monstruosité.
Avant de descendre les escaliers, l’inquisiteur s’adressa à Philotheos qui tenait ses subalternes par les épaules. Le patriarche avait l’air de vouloir partager l’extase qu’ils vivaient et y ajouter sa propre énergie mentale.
— Je vous salue Philotheos. Mes compliments. Vous étiez schismatiques. Maintenant, vous êtes tout simplement hérétiques.
Le patriarche se sépara de ses compagnons.
— Que voulez-vous dire ? lança-t-il avec hostilité. Laissez-nous tranquilles, dominicain. Nous prions à notre manière.
— Belle façon de prier, très cher révérend, observa l’inquisiteur sardonique. Si on invoque Jésus, sa lumière apparaît dans notre esprit, semblable à celle du mont Tabor. Et si on invoque Nemrod, ou bien Orion, quelle lumière voit-on apparaître ?
— Si vous lisez la Bible, prédicateur ignorant, vous y trouverez votre réponse. Allez-vous-en. Nous croyions que vous pouviez nous être utile. Mais vous êtes seulement nuisible.
Eymerich tourna le dos à la scène tandis que sur le rivage les cris des mères devenaient déchirants. Et ce n’était pas le seul son. On entendait également le vacarme des murailles écrasées par des pieds énormes, le rythme lent des exhortations des monstres, les faibles lamentations lorsqu’ils devenaient la cible de nuages de flèches incapables de les tuer. Mais les hurlements forcenés des femmes enceintes dominaient tout le reste.
Un étage plus bas, Bagueny, totalement anéanti, se tourna vers le magister qui descendait derrière lui.
— Père Nicolas, que se passe-t-il, là dehors ?
— Ça ne nous regarde pas.
— Si, ça nous regarde. Des jeunes femmes ont accouché d’êtres immondes après avoir été violées par un géant, et elles sont maintenant persécutées par leur obscène progéniture. Vous avez vu des religieuses enceintes et des chaînes titanesques retenir l’innommable pendant qu’il s’accouplait. Qui était-il ?
— Vous le saurez bientôt. Maintenant, essayons de descendre le plus rapidement possible.
À l’extérieur du palais, ils virent les monstres qui retournaient au large sous la lumière de la lune, disparaissant progressivement dans les flots. Certains d’entre eux serraient une des femmes enceintes contre leur poitrine. Ces dernières ne hurlaient plus : elles s’étaient évanouies ou résignées à leur sort, ou bien – une hypothèse qui n’était pas à écarter – avaient découvert de mystérieux liens affectifs avec leurs ravisseurs. D’ici peu, elles seraient toutes mortes, noyées dans la Corne d’Or. Une issue charitable, comparé à ce qu’elles avaient déjà vécu.
Eymerich s’arrêta dans une ruelle, au milieu des jardins.
— Laissez-moi m’orienter, dit-il à Bagueny qui n’avait par ailleurs rien dit. Nous devons d’abord rejoindre la Mésé, l’artère principale de Constantinople. La citerne d’Aspar est juste à côté. Je l’ai aperçue de loin.
— Elle est dans un souterrain ?
— Non, à ciel ouvert, entre des murs bas et solides… Suivez-moi, je crois que ces colonnes, là-bas, signalent le début de la rue.
La Mésé était bordée par une double colonnade agrémentée de statues perdues dans la végétation. Il n’y avait aucune lumière, mais l’aube était proche et le ciel commençait à s’éclaircir. On distinguait derrière les arbres des villas aristocratiques qui appartenaient à des sénateurs, des nobles, des fonctionnaires de cour. Aucune construction n’était intacte. Leurs façades blanches étaient ébréchées et zébrées de fissures. La plupart des bâtiments semblaient abandonnés.
Le pavage de la Mésé, constitué de pierres carrées, était couvert de déchets qui dégageaient une odeur nauséabonde. La Nouvelle Rome, après la peste et des guerres civiles interminables, n’avait plus de quoi payer des ouvriers pour entretenir les routes. Tout Constantinople ressemblait à un tas de fumier hérissé de clochers et de coupoles.
— Voilà la citerne d’Aspar, dit Eymerich en pointant un doigt sur sa gauche. Elle est bien éclairée. La princesse Irène doit déjà avoir mis au monde son bébé. Un peu différent, probablement, de ce que l’impératrice espérait.
— Et le monstre fécondateur, son père, est là aussi ? demanda Bagueny.
— Aucune idée, mais nous le saurons bientôt.
Eymerich s’engagea dans une rue latérale et s’avança d’un pas rapide vers la citerne, éclairée par des centaines de torches. Point lumineux sous un ciel qui était passé du noir à l’ambre, puis au rose.
L’inquisiteur s’arrêta près du bassin entouré de murs rectangulaires. Il regardait, abasourdi, le cercle peint sur les pavés autour de la citerne. Une procession parcourait ce trajet en sens inverse des aiguilles d’une montre. Des moines, des religieuses, des fonctionnaires d’État, des courtisans et de simples citoyens. La plupart brandissaient des torches, d’autres des icônes à l’effigie de saints inconnus en Occident. Mais l’emblème le plus représenté était une croix à huit branches, dont deux en diagonale. Il y avait également des enfants ployant sous des croix trois fois plus grandes qu’eux.
Un hurlement étrange, puissant, distordu, terrifiant, s’éleva de la citerne. Il n’exprimait cependant aucune colère mais la douleur et la protestation enfantine d’un être fier brisé par la captivité.
Bagueny était la proie d’une terreur irrépressible.
— Magister, balbutia-t-il. Qui est-ce qui peut crier comme ça ? Le père des géants ?
— Je le suppose, mais nous n’allons pas tarder à le savoir.
Demetrios Kydones avait repéré Eymerich et quitta le cortège pour venir à sa rencontre.
— Voilà un homme qui sait tout, mais qui ne nous a pas tout dit, voire rien dit du tout.
Arrivé à leurs côtés, Kydones s’inclina, les mains jointes.
— Je suis très heureux de vous voir ici, révérends pères. Vous arrivez au bon moment, hélas.
— Redressez-vous et expliquez-moi le sens de ce « hélas », ordonna Eymerich d’un ton on ne peut moins cordial.
Il ajouta sournoisement :
— Je m’attendais à des festivités pour l’accouchement de la princesse Irène. L’ambiance ne me paraît cependant pas très joyeuse. J’espère que la jeune fille a mis au monde une belle créature.
Quand Kydones se redressa, le visage fermé, Eymerich se rendit compte que des larmes coulaient sur ses joues et venaient mouiller sa barbe. Il avait l’air d’avoir vieilli de dix ans.
Le ministre renifla avant de répondre.
— Rien ne s’est passé comme nous le souhaitions. Les formules d’Amédée de Savoie n’ont pas fonctionné. Heureusement, Irène a survécu à son accouchement démentiel. La créature énorme qu’elle a mise au monde était encore plus épouvantable que celles engendrées par les esclaves. La basilissa a aussitôt ordonné de la noyer. La seule décision opportune qu’elle ait prise dans sa vie depuis que Jean s’est éloigné. Et je ne veux pas dire par là que Jean était beaucoup plus efficace.
Eymerich réfléchit sur l’attitude à adopter et dit :
— Monsieur le ministre, le père de l’avorton est dans la citerne ?
— Oui. Il déplie de temps en temps ses ailes, mais les chaînes le retiennent. Il éparpille ses plumes autour de lui, comme il le faisait aux Blachernes et à Chrysobalanton. Personne ne pourrait penser qu’il fut un archange.
— Je veux le voir.
— Alors, suivez-moi. Mais je vous préviens. Ce que vous croyiez sur les anges va être remis en question. Cela pose-t-il le moindre problème ?
Eymerich haussa les épaules.
— Bien sûr que non.
Il prit Bagueny par la manche et le força à le suivre sous un ciel désormais ensoleillé. Kydones leur servait de guide.
Un nouveau hurlement explosa dans la citerne d’Aspar. Interminable, douloureux, au point de blesser les tympans.