Kydones, Eymerich et Bagueny franchirent les rangs de la procession circulaire qui psalmodiait à voix basse l’habituelle antienne « Jésus Sauveur, fils de Dieu ». De nombreux fidèles portaient des masques d’animaux : taureaux, cerfs, cochons, vautours. L’inquisiteur n’en fut pas étonné. Il savait désormais que les déguisements étaient la marque de l’un des deux partis qui constituaient le public de l’Hippodrome. Fidèles à l’empereur en titre, apparemment.
La citerne d’Aspar était très grande mais entourée d’une muraille basse. Kydones se dirigea d’un pas décidé vers une ouverture gardée par des mercenaires turcs ou égyptiens, turban sur la tête et lance au poing.
— Laissez-nous passer, ordonna-t-il.
— Oui, monsieur le ministre, répondit l’étériarque qui commandait la troupe.
La créature emprisonnée dans la citerne rugit de nouveau en faisant tinter ses chaînes. Un hurlement surprenant de bestialité mais aux intonations tristes.
Bagueny s’agrippa à la manche du magister.
— Où avons-nous débarqué ? En enfer ?
Eymerich l’écarta sans ménagement.
— En enfer, oui. Et vous devez apprendre à le côtoyer si vous voulez exercer la même charge que moi. C’est une excellente occasion.
Bagueny fit la grimace.
— Je n’imaginais pas avoir autant de chance.
Kydones les précédait en direction du bassin. Il s’adressa à Eymerich.
— Vous ne rencontrerez ni l’impératrice, ni la princesse Irène, ni l’higoumène Marie. Les deux premières sont retournées aux Blachernes. Marie est retournée dans son monastère.
— Et le nouveau-né ?
— Il a été noyé dans la Corne d’Or comme les autres. Pendant que les Varègues le transportaient, il grandissait déjà.
— Il reviendra avec ses frères.
— Je ne crois pas. Avant de le jeter à l’eau le spatharokandidatos lui a crevé les yeux et coupé les jambes.
— Pourquoi ne l’a-t-il pas tué ?
Kydones parut scandalisé.
— Un Varègue qui tue un nouveau-né de sang impérial ? C’est tout bonnement inconcevable !
Il était arrivé au bord de la vasque. Large, profonde, pleine à ras bord. Le soleil naissant teintait les flots de reflets dorés. Quelques dignitaires se tenaient sur le mur qui entourait la citerne et discutaient avec animation. Festons, guirlandes, aiguilles de pin éparpillées sur les gradins signalaient qu’une fête avait été prévue.
Bagueny posa une question qui le turlupinait depuis un bon moment déjà.
— Vous avez parlé avec Philotheos de cinq éléments, magister. Je croyais qu’il n’y en avait que quatre : eau, feu, air et terre.
— La tradition de Constantinople en ajoute un cinquième. L’éther.
— Est-ce que cela a quelque chose à voir avec la cinquième essence des alchimistes ?
— Non. La quintessence est purement spirituelle. L’éther, bien qu’invisible, aurait une certaine solidité.
Eymerich exprima sa lassitude.
— Et maintenant, taisez-vous une fois pour toutes. Nous sommes sur le point d’assister à quelque chose d’exceptionnel.
Arrivés au bord de la citerne, ils ne virent cependant rien. Seulement de l’eau, immobile, avec une vague silhouette sous la surface.
Kydones prit les devants.
— Soyez patients. Il peut rester sous l’eau très longtemps. Mais tôt ou tard il devra sortir pour respirer.
Kydones venait juste de finir sa phrase lorsque les eaux mortes du bassin tremblèrent et se couvrirent d’écume. Un instant plus tard, un être indescriptible émergea, les poings tendus vers le ciel, maintenu par un entrelacs de chaînes. Il était trois fois plus grand qu’un être humain et nimbé de lumière. De ses épaules partaient de grandes ailes qui vibraient frénétiquement en faisant voleter des touffes de plumes. C’était tout sauf un monstre. Les traits de son visage étaient froncés, mais délicats. Ses yeux exprimaient de la bonté, ou en tout cas une certaine naïveté.
Sa taille s’éleva au-dessus des flots. Son pénis était proportionnel au reste du corps, mais capable de pénétrer une humaine sans l’éventrer. Les testicules étaient gros comme des melons. Le tout recouvert d’une pilosité hirsute.
L’être colossal lança un cri incompréhensible en direction du soleil naissant. Il secoua ses chaînes dans une vaine tentative de se libérer. Il finit par abandonner et se laissa retomber dans l’eau. Il y barbota un moment en secouant les ailes. Puis il se laissa couler en émettant un chapelet de bulles. Il disparut sous les flots, spectral comme une raie manta.
— Vous avez deviné son identité ? demanda Kydones à l’inquisiteur.
— Peut-être. Mais dites-le moi.
— C’est l’archange Raphaël, prisonnier de l’empereur depuis bientôt un an. Depuis qu’Amédée de Savoie a expliqué à Hélène comment le capturer et le garder en captivité.
Totalement bouleversé, Eymerich s’emporta :
— Vous mentez ! Ce monstre peut être n’importe quoi, mais certainement pas un archange !
— Je vous assure que c’en est un, répondit Kydones. Les formules de l’Armadel, des Kyrani Kyranides, du Testament de Salomon lui ont procuré une existence physique. Un autre traité magique, l’Hygromanteia, a révélé comment le garder prisonnier dans un bassin rempli d’eau, en dessinant un cercle tout autour. Les processions dans le sens antihoraire permettent d’en prolonger la captivité.
— Les anges et les archanges n’ont pas de sexe !
— Vous croyez ? Et comment les egregoroi ont-ils pu s’accoupler avec des humaines avant le déluge universel et engendrer des géants ? On les trouve dans la Genèse, le Livre d’Enoch, les Jubilés. La Chronologie universelle de la Nouvelle Rome, validée par des dizaines de patriarches, les cite de façon diffuse.
Eymerich parlait ordinairement à voix basse, et baissait encore le ton lorsqu’il était en colère. Cette fois-ci il hurla.
— Votre interprétation est monstrueuse ! Mais c’est avant tout l’intention qui est blasphématoire ! Emprisonner un ange ! Depuis Satan, personne n’a jamais défié Dieu de façon aussi impudemment sacrilège !
Kydones avait l’air embarrassé.
— Notre intention était bonne, pour ne pas dire sainte. Nous espérions faire naître une créature invincible, moitié angélique, moitié humaine, capable de vaincre les Turcs. Nous avions l’assentiment de votre pape, d’Amédée de Savoie, de plusieurs gouvernants européens. C’est le poète François Pétrarque qui a eu l’idée de ce projet, utile à toute la chrétienté.
— Avec pour résultat de remplir la mer de monstres démoniaques.
Eymerich indiqua de ses doigts tremblants de colère la muraille qui masquait la Corne d’Or.
— Avortons infernaux, créatures repoussantes qui ne pensent qu’à rejoindre leurs malheureuses mères !
Kydones baissa la tête.
— Vous avez raison. Des femmes ordinaires nous sommes passés aux religieuses, puis à la princesse Irène qui s’est volontairement offerte à Raphaël. L’expérience n’ayant pas été concluante avec des femmes du peuple, nous avons pensé que les résultats seraient meilleurs avec des parturientes à la foi plus affirmée ou de pure lignée. Nous étions persuadés qu’Irène allait enfin mettre au monde la créature tant attendue. Mais ce ne fut pas le cas.
— Imbéciles ! Le problème vient du père !
Eymerich indiqua la citerne.
— Ce démon n’est tout simplement pas l’archange Raphaël !
Juste à ce moment, l’eau recommença à clapoter. Le monstre se dressa, très grand et terrifiant. Il tendit ses chaînes au maximum et battit des ailes en ruisselant. Il rayonnait d’une lumière aveuglante. Il lança de nouveau un cri puissant, menaçant et plaintif à la fois. Il tendit ses bras musclés vers le soleil qui venait juste d’apparaître. Il l’invoqua dans une langue incompréhensible ; puis il replongea, comme si une force à laquelle il ne pouvait résister l’entraînait vers le bas. De petits nuages de plumes flottèrent sur l’écume.
— Il faut le renvoyer dans sa prison naturelle : le puits du Chrysobalanton, réfléchit le ministre à voix haute.
Eymerich lui fit face avec agressivité.
— Où puis-je trouver l’abbesse Marie Cantacuzène ? Elle consentira peut-être à me dire la vérité. Je pense que c’est la seule qui doit vraiment la connaître.
Kydones fit un geste vague en direction du sud.
— Si elle n’est pas encore retournée au monastère, elle doit être près de sa nièce Irène, dans l’ancien palais impérial. C’est loin d’ici.
— Le frère Pedro et moi-même avons de bonnes jambes.
Eymerich posa une main sur l’épaule de son confrère, qui fixait la citerne d’un air consterné.
Bagueny sortit de son hébétude.
— Je suis prêt à vous suivre, magister. Plus vite nous serons loin de ces abysses, mieux je me sentirai.
Alors qu’il quittait l’enceinte, Eymerich lança à Kydones une dernière phrase.
— C’est vous-même, l’impératrice et le patriarche qui me vouliez ici. Ainsi que la mère Marie et des personnes encore plus influentes. Il doit y avoir une raison, je suppose.
— Votre réputation. Vous pouvez nous libérer de l’archange Raphaël et de sa descendance. Elle nous menace maintenant encore plus que les Turcs.
— Je vous ai dit qu’il ne s’agissait pas de Raphaël.
— C’est pourtant un ange. Il resplendit, on dirait de l’or.
Eymerich grimaça.
— Vous devriez connaître un peu mieux le Nouveau Testament, monsieur le ministre. Deuxième épître aux Corinthiens, 11, 14 : « Satan lui-même se camoufle en ange de lumière ». Ôtez au prisonnier son masque et vous découvrirez son identité.
— Mais il a des ailes !
— Une autre partie de son déguisement. Il vous apparaît ainsi, mais il ne l’est pas. À cause de leur corps semi-angélique, les démons ne peuvent pas faire de mal aux humains. Tendre des pièges, monter des mises en scène, incarner différentes identités, voilà quelles sont leurs spécialités.
— Mais qui serait alors ce démon ?
— Vous ne le savez peut-être pas, mais Marie le sait très bien… Je vous salue, monsieur le ministre. C’est déjà le matin et j’ai un emploi du temps chargé.
Eymerich et Bagueny sortirent de l’enceinte qui entourait la citerne et franchirent le cercle tracé tout autour. La procession était moins dense, mais des fidèles frénétiques conduits par un groupe de moines continuaient de psalmodier leur formule, dans l’attente d’une illumination qui tardait à venir.
L’inquisiteur s’engagea dans la Mésé, l’avenue à colonnades qui conduisait au cœur de la ville. Il fut un temps où sur chaque colonne devait se dresser la statue d’un empereur. Il ne restait maintenant plus que les piédestaux, parfois les jambes, plus rarement un corps mutilé et méconnaissable. Une sorte de symbole qui démontrait qu’en perdant leurs biens les romaoi perdaient également leur mémoire.
Sous les rayons encore timides du soleil, la rue était déserte. Elle allait bientôt s’animer et Constantinople poursuivrait son agonie sous les apparences factices d’une vie agitée. Elle n’avait plus d’activité économique contrôlée, de monnaie forte, de flotte, d’armée dotée d’un minimum d’efficacité, de bureaucratie, fût-elle envahissante, d’identité. On le voyait, pensa Eymerich, en observant non seulement les villas abandonnées, mais des groupes de maisons trop hautes à l’architecture informelle. Seule la foi orthodoxe soudait encore ce peuple de plus en plus réduit et multiforme. L’imminente conversion de l’empereur au catholicisme, bien que souhaitable, et la propagation inexorable de croyances magiques qui contaminaient même les classes dominantes, au contraire la minaient. L’ère de gloire lancée par Constantin était sur le point de se terminer une fois pour toutes.
Bagueny lui demanda entre deux bâillements :
— Vous n’avez pas sommeil, magister ?
— Un peu. Mais ça passera… Frère Pedro, si vous êtes trop fatigué, vous pouvez rentrer aux Blachernes. À cette heure-ci, les monstres dorment en mer, serrés contre les cadavres de leurs mères. Le château doit être tranquille.
— Je ne raterais pour rien au monde la conclusion de cette histoire ! s’exclama Bagueny.
Et il ajouta sur un ton plus modéré :
— Puis-je vous poser une question ?
Eymerich soupira.
— Faites donc.
— Le démon auquel vous pensiez en parlant avec Kydones est Nemrod, n’est-ce pas ?
— Oui. Nemrod, ou Nimrod, ou Nembrotte en italien vulgaire, ou bien Orion pour les Grecs. Un géant qui, de son vivant, fut roi de Shinar, entre la Syrie, la Perse et la Mésopotamie, et se transforma à sa mort en un amas d’étoiles très lumineuses, acquérant ainsi des pouvoirs semi-divins, ou tout au moins surhumains. Je les qualifierais, quant à moi, de diaboliques.
— Qu’est-ce qui vous fait penser que c’est bien lui, le prisonnier de la citerne ?
— Une somme d’indices. Le drapeau d’Amédée de Savoie. Les prières des religieuses du monastère de Chrysobalanton. La femme de Nemrod ou, selon les versions, de son fils Chronos, un autre géant, est Sémiramis, qui fut ensuite l’épouse incestueuse de Ninus, neveu de Nemrod et fondateur de Ninive. Dois-je continuer ?
— Nemrod, Némésis, Ninus, Ninive. Que des mots qui commencent par la lettre « n ».
— Exact. Et cela nous renvoie au mystère initial. Aux Kyrani Kyranides. Et à ce poète de pacotille, serviteur des franciscains, c’est-à-dire serviteur des serviteurs, qui répond au nom de François Pétrarque. Que Dieu le maudisse.