CHAPITRE XXXIX
La lumière d’Orion

Eymerich ne fut autorisé à rencontrer Marie Cantacuzène qu’au sortir d’une interminable série de tractations avec des religieuses, des moines et des eunuques obèses. Il ne la trouva pas dans le palais impérial, mais près de la citerne qui plongeait, hérissée de trois cent cinquante-cinq colonnes, sous la basilique Sainte-Sophie. Elle attendait manifestement que l’archange prisonnier, contraint d’errer de puits en puits, soit reconduit jusque-là.

L’abbesse croisa les bras et dévisagea sévèrement l’inquisiteur.

— J’espère que vous avez obéi à mes ordres et laissé l’autre dominicain à la porte.

Eymerich s’inclina par courtoisie. Il se força à adopter un ton aimable.

— Ma révérende higoumène, j’obéis aux ordres, et encore pas toujours, de mes supérieurs ecclésiastiques. Mais je ne pourrai jamais être sensible à ceux d’une religieuse schismatique. J’ai prié le frère Bagueny de rester à l’extérieur uniquement par choix personnel, et non parce que vous me l’aviez demandé. Et maintenant, je vous prie, finissons-en avec ces facéties. Qu’avez-vous à me dire ?

C’était la première fois que l’inquisiteur pouvait voir Marie de près. Malgré sa plus grande taille, l’abbesse ressemblait beaucoup à Hélène, et également à sa nièce Irène. Contrairement aux deux autres, elle affichait une expression d’autorité, gravée dans ses rides. Il était difficile de ne pas obéir à ces yeux noirs, et sa robe noire, d’une coupe austère, inspirait également le respect. On imaginait qu’étant jeune elle avait dû être superbe, plus encore que sa sœur impératrice.

Marie se tenait au-dessus de l’eau transparente du bassin : le plus grand réservoir d’une métropole continuellement menacée par la soif. Une multitude de lampes modifiait l’ombre de ses traits et dévoilait une partie de la forêt de colonnes qui se perdait sous les voûtes.

— Je sais, Nicolas Eymerich de Gérone, que vous vous faites une fausse idée de ma religion et de mes intentions. Ce malentendu ne peut pas durer car j’ai besoin de votre aide. Je suis ici pour satisfaire votre curiosité. Alors, je vous écoute…

L’inquisiteur apprécia le sérieux indiscutable de la religieuse, mais il n’était pas du genre à se laisser manœuvrer ou intimider. Son ton fut encore plus sévère que celui de l’abbesse.

— Higoumène, je vois dans votre comportement et celui de vos complices un double péché mortel. Tout d’abord l’idée, absurde plus que sacrilège, d’emprisonner un archange et de le garder en captivité pour qu’il puisse féconder des humaines. Puis le résultat délirant de l’expérience : permettre à un démon d’accéder à notre monde et le laisser libre d’engendrer des créatures obscènes et monstrueuses.

Marie, qui battait souvent des paupières, les tint soudain bien ouvertes.

— Nous avons suivi les préceptes de l’Ancien Testament. Je crois qu’il est inutile d’en citer les références à quelqu’un d’aussi cultivé que vous. Oui, nous avons enchaîné un archange, en l’occurrence Raphaël. Mais nous y sommes parvenus parce que certaines formules spécifiques lui ont permis d’adopter une consistance humaine.

— Celles de l’Armadel !?

Eymerich adopta un ton sarcastique.

— Je ne crois pas que cet ouvrage figure dans les textes canoniques, ni même dans l’Église qui aime se faire appeler « orthodoxe ». Et il en va de même pour le Testament de Salomon et les Kyranides.

— Force est cependant de constater que cette partie de l’expérience a fonctionné. Celui qui nous a indiqué les textes à utiliser est un prince catholique comme Amédée de Savoie. Et le conseil venait peut-être indirectement du patriarche d’Occident lui-même, le pape Urbain.

Eymerich s’assombrit.

— Que le pape soit ou non impliqué, évoquer un démon est tout simplement inconcevable.

— Il ne s’agit pas d’un démon. C’est un archange.

— C’est un démon. Je le maintiens.

— Vous vous trompez et je peux facilement vous le prouver.

Un sourire de compassion flotta sur les lèvres de l’abbesse.

— Notre hôte est lumineux, alors que la caractéristique principale des diables est la noirceur. Je peux vous citer Isaïe, 14, 12-20, ou Jean, 1, 5 et 3, 19-20, sans oublier les Éphésiens et Matthieu. Et même si vous ne les jugez pas dignes d’intérêt, nous pouvons également évoquer des théologiens de notre tradition, comme Meletios Homologetes et Grégoire de Chypre. Ce dernier dit que le diable est « celui qui jouit des ténèbres et en est l’héritier, car il a été assombri par sa chute ».

Eymerich exécuta une subreptice courbette.

— Il y a peu, j’ai dû rappeler au ministre Kydones que, d’après Paul de Tarse, un démon peut prendre l’apparence d’un « ange de lumière ». Vous n’allez tout de même pas démentir Paul ?

Marie se préparait à répondre lorsqu’elle fut interrompue par un bruit de chaînes et de clapotis. Après avoir franchi de mystérieuses galeries, le prisonnier arrivait dans la citerne sous la basilique. Son corps immense brillait sous la surface en se glissant entre les colonnes. Ses chevilles étaient encore enchaînées, ce qui l’obligeait à changer régulièrement de direction. Sa nage était frénétique comme s’il était effrayé. En réalité, c’était plutôt lui qui était effrayant.

— Vous trouvez qu’il ressemble à un ange ? demanda Eymerich d’un ton moqueur.

— Vous trouvez qu’il ressemble à un démon ? lui rétorqua Marie.

Malgré ses volumineux poumons, le monstre ne pouvait rester trop longtemps sous l’eau. Il émergea brusquement, jusqu’à mi poitrine. Il secoua ses cheveux blonds et déplia ses ailes, faisant gicler de l’eau partout. Il vit l’homme et la femme sur le bord du bassin. Il tendit les poings et s’élança furieusement vers eux. Il hurla si fort qu’il fit trembler la voûte. Les chaînes brisèrent son élan. Il tomba la tête en avant. La pointe de ses ailes émergea un instant des flots, dans un bouillonnement d’écume, puis la créature disparut comme un poisson silencieux.

Eymerich avait frémi mais n’avait pas bougé. Si l’higoumène n’avait pas peur, il ne pouvait que suivre l’exemple. Il commençait, malgré lui, à éprouver un certain respect pour cette femme.

Probablement habituée aux sautes d’humeur de son prisonnier, Marie était restée impassible.

Elle fixa Eymerich en arquant un sourcil.

— Vous pensez qu’un démon se comporterait ainsi ?

Ce fut au tour d’Eymerich de riposter :

— Et vous pensez qu’un archange se comporterait ainsi ?

Les deux adversaires se dévisagèrent longuement. Puis Marie rompit le silence.

— Il vaut mieux que nous sortions d’ici. Il ne va pas tarder à revenir.

— Le fait même qu’il ait besoin de respirer prouve qu’il n’appartient pas aux cohortes angéliques, précisa Eymerich avec une ironie à peine voilée. Les anges sont de purs esprits, des êtres immatériels faits de lumière. S’ils acquièrent une substance, c’est parce qu’ils ont chuté… Mais vous le savez très bien. Vous savez même le nom de l’entité que vous tenez enchaînée.

— Qui serait…

— Les Hébreux l’appellent Nemrod, les Grecs Orion. Entité maléfique et de grande taille qui a pour charge en enfer du puits des Géants. Les Arabes le considèrent comme le mal suprême. C’est un colosse capable d’engendrer d’autres colosses. Il vivait sous forme d’étoile, mais quelqu’un l’a invoqué. Dites-moi que ce n’est pas vrai.

Marie regarda autour d’elle, enfin déstabilisée.

— Sortons d’ici. Il comprend le langage humain. Je ne veux pas qu’il entende certaines choses.

— Je vous suis, lança l’inquisiteur.

Une galerie sinueuse et un long escalier les conduisirent sous la voûte démesurée de Sainte-Sophie. La basilique était déserte mais parfaitement éclairée par de nombreuses fenêtres disposées en grappes derrière l’autel et bien alignées à la base de la coupole, ainsi que par des centaines de lumières restées allumées après l’extinction des bougies.

Il persistait en ces lieux quelque chose de la gloire passée de l’empire d’Orient : dans les mosaïques multicolores, qui avaient pourtant perdu de nombreuses tesselles, dans les rangées superposées de colonnettes aux chapiteaux sophistiqués, dans la chaire de marbre ciselée comme une broderie. Les ors avaient disparu, certes, et les icônes étaient délavées. Mais le gigantisme même des lieux faisait comprendre que la Nouvelle Rome avait été dirigée pendant près de mille ans par des empereurs dignes de ce nom et par des patriarches à l’autorité indiscutable.

Marie Cantacuzène prit place sur un banc ; Eymerich s’assit à côté d’elle. Le bois vermoulu ne grinça pas.

Marie engagea la conversation.

— Votre allusion à Nemrod n’est pas incongrue, mais votre explication est erronée. Amédée porte les emblèmes d’Orion, c’est vrai, et Orion a bien été l’instrument qui nous a permis de donner à l’archange Raphaël une forme matérielle pour le garder près de nous. Raphaël n’est cependant pas Nemrod, plutôt son contraire.

— Je vous préviens que je suis immunisé contre les exposés tarabiscotés typiques de la théologie bizarre de Constantinople, avertit Eymerich sans animosité. Que Nemrod ait existé est incontestable : l’Ancien Testament en parle. Sa nature démoniaque et son pouvoir d’engendrer des géants sont également cités dans les mêmes pages et dans d’autres textes qui font autorité. Alors que Raphaël est à peine évoqué dans la Bible et dans les Évangiles. Personne ne peut en affirmer les caractéristiques, à moins de recourir aux légendes juives, dignes du mensonge inhérent à cette race. Vous vous êtes laissé abuser par une paire d’ailes et une intense lumière.

— Les anges n’ont peut-être pas d’ailes et n’émettent pas de lumière ?

— Tout le monde sait que les anges sont incorporels et que lorsqu’ils apparaissent sous une apparence physique ils adoptent la forme d’un jeune eunuque.

Eymerich secoua la tête.

— Ce n’est pas à moi de vous le dire, higoumène. Même les plus grands philosophes d’Orient l’admettent. Ce n’est pas un hasard s’il y a toujours eu autant d’eunuques avec des charges importantes à la cour impériale. Ils représentaient et représentent l’équivalent des anges au service d’un empereur divinisé.

Marie Cantacuzène manifesta une certaine surprise.

— Je ne pensais pas qu’il existait des Latins capables de comprendre ça. Vous me surprenez.

Elle leva un doigt maigre à la peau étroitement collée aux phalanges.

— Malgré votre culture, Nicolas Eymerich, vous paraissez ignorer que les anges ont un corps si léger que seuls les saints peuvent le voir. Et ces derniers les décrivent toujours lumineux, blonds et ailés.

L’inquisiteur haussa les épaules.

— N’importe quel démon saurait s’accoutrer ainsi. Et pour en revenir à Raphaël, je répète que ses caractéristiques sont inconnues.

— Faux. Dans l’Armadel, il est écrit qu’il enseigna à Salomon le savoir et la sagesse. Dans Le Testament de Salomon on précise qu’il contrôle les « sept sœurs méchantes », c’est-à-dire les Pléiades. Il est notoire que ces dernières sont maintenant ennemies d’Orion, depuis que ce dernier viola l’une d’entre elles. L’hostilité entre Nemrod et les Pléiades a été largement démontrée par le Pseudo-Apollodore dans sa Bibliothèque.

Eymerich se redressa. Son calme se mua en colère, le timbre métallique de sa voix se propageant en écho sous les voûtes de Sainte-Sophie.

— J’ai commis l’erreur de croire un instant que vous étiez une femme rationnelle et cultivée, Marie Cantacuzène ; et voilà que, comme cela se passe trop fréquemment à Constantinople, vous mélangez des textes sacrés avec de simples traités de magie, bons pour les gens du peuple les plus ignorants et les plus influençables. Les Kyrani Kyranides, l’Armadel, le Testament de Salomon, l’Hygromanteia, et qui sait quels autres ?

L’inquisiteur éclata d’un rire sans joie.

— Un empire déchu et une Église schismatique décadente se servent de textes marginaux et superstitieux, élevés au rang de saintes écritures. Je ne vois aucun avenir pour vous. Accusez, si vous le désirez, les Vénitiens, les Ligures et les Turcs. Mais c’est en vous que se tapit le ver de la décadence.

Eymerich s’attendait à une riposte véhémente. Il fut déçu. Marie plongea son visage entre ses mains, comme si elle conjurait de nouvelles offensives. Malgré cela, elle n’avait aucune envie de se rendre. Dès que l’inquisiteur eut terminé sa péroraison, elle joignit les mains sur sa poitrine et répliqua calmement :

— Ici, on obéit à des livres qui s’avèrent efficaces. Vous m’avez demandé pourquoi votre Amédée arborait les emblèmes de Nemrod. Désirez-vous encore en connaître les raisons ?

— Oui, bien sûr.

— Si je voulais invoquer Nemrod, devenu démon cosmique, j’appellerai le nom de Raphaël, son adversaire ancestral, pour le contraindre à se manifester. Il est connu que les noms angéliques ou divins peuvent contraindre les êtres sataniques à apparaître sur les bords d’un cercle magique, ou dans un bassin rempli d’eau. Vous le dites vous-même dans le traité Contra daemonum evocatores. Vous le démentez ?

— Comment le pourrais-je ? Mais dans mon livre, je parlais de tout autre chose. Du degré de la sanction à réserver aux sorciers, et du délit de sorcellerie.

Marie acquiesça.

— Admettons que l’entité que j’ai l’intention d’invoquer soit effectivement un archange. Bien sûr, je ne peux pas le contraindre, comme je le ferais avec un démon, je peux cependant l’appeler en agitant l’emblème d’un de ses ennemis mortels. L’antithèse de Nemrod est Raphaël, et là où se trouve Nemrod, Raphaël accourt.

— Vous voulez dire…

Eymerich était bouleversé, peut-être à cause du manque de sommeil.

— Vous voulez dire que les étendards au symbole d’Orion, et vos invocations au monastère étaient là pour inciter Raphaël à se manifester ?

— Vous m’avez entendue prier à Chrysobalanton ? demanda Marie, très surprise.

— Oui, si on peut appeler prière votre hesychia. Vous répétiez la phrase que Dante Alighieri attribue à Nembrotte : « Raphèl maì amècche zabì almi », précédée du nom de Nemrod.

— Cette phrase est plus ancienne que Dante. Elle ne sert pas à appeler Raphaël mais à l’empêcher de disparaître. Elle signifie…

— Je sais bien ce qu’elle signifie.

Il y eut alors des bruits de pas, rapides et nombreux, amplifiés par la voûte de Sainte-Sophie. Des soldats firent leur apparition, conduits par un protokentarchos qui avait l’air à bout de souffle.

— Mon higoumène, dit l’officier, sans masquer son émotion, l’archange a réussi à briser ses chaînes et à s’enfuir par les canalisations. Je ne sais pas comment cela a pu se passer.

Marie bondit sur ses pieds. Son visage aux traits antiques et sculpturaux affichait une froide détermination, ce qu’Eymerich ne put s’empêcher d’admirer.

— Il faut contrôler tous les puits reliés à la citerne de la basilique. Envoyez des hommes à chacun d’eux.

— Oui, mon higoumène, mais l’archange est capable de rester sous la surface pendant longtemps. Il va être difficile de le repérer.

— Il est capable de retenir sa respiration, mais il est obligé d’émettre de la lumière. Il suffit de chercher un puits dans lequel brille la lumière de Raphaël.

— La lumière d’Orion, corrigea Eymerich avec une pointe de sarcasme.