CHAPITRE XXXX
Satan trompeur

Eymerich trouva Bagueny profondément endormi sur un fragment de colonne brisée de l’Augustaion, la place qui s’ouvrait devant Sainte-Sophie. Il le secoua rudement.

— Réveillez-vous. Ce n’est pas le moment de sommeiller.

Bagueny ne se réveilla qu’à la quatrième ou cinquième secousse. Il se redressa en se frottant les yeux avec les poings, à la manière des enfants. Il demanda d’une voix empâtée :

— Quelle heure est-il ?

Eymerich regarda le ciel, couvert de nuages.

— Je ne sais pas. Je crois que l’heure de Tierce est passée. Vous avez déjà trop dormi.

— Vous devriez faire de même, magister. Vous avez l’air d’une loque.

— Je le ferai en temps voulu.

Rien n’irritait plus l’inquisiteur que les considérations sur la condition physique.

— Levez-vous. Nous devons y aller.

— Où ça ?

— Je l’ignore. Nous nous dirigerons vers le palais des Blachernes. La plupart des citernes sont dans le sud de la ville. Le démon devrait refaire surface dans l’une d’elles.

— Quel démon ? Et pourquoi les citernes ?

L’idée de puits d’eau morte effrayait le petit dominicain.

Eymerich mit son confrère au fait des derniers événements tandis qu’ils progressaient en direction du Forum de Constantin, entre des maisons abandonnées et des fenêtres aux verres brisés. Puis il commenta :

— J’ai cru comprendre que Nemrod était prisonnier de l’eau des bassins grâce aux formules d’un livre que je ne connais pas, intitulé Hygromanteia. Il ne peut se déplacer que dans l’eau, à moins qu’on ne le sorte de force, pour féconder des humaines, par exemple.

— Vous êtes sûr qu’il s’agit de Nemrod ? Et pas de Raphaël ou de l’un des anges gardiens qui furent autrefois attirés par les femmes ?

— Non. Ni les archanges ni les egregoroi n’ont une apparence gigantesque comme Nemrod ou sa descendance.

Bagueny hésita un moment avant de poser la question suivante.

— Magister, Orion fait partie de la mythologie païenne. N’est-ce pas un… péché que de l’attribuer à la chrétienté ?

— Vous me rappelez le père Ermengaudi !

Malgré la dureté de sa réplique, Eymerich n’était pas en colère.

— L’Ancien Testament parle d’Orion, son existence est donc certaine. Que les païens aient fantasmé sur lui n’interdit pas aux chrétiens de l’accepter, en tant qu’ennemi, bien sûr. Le christianisme n’a jamais nié l’existence des dieux et des demi-dieux qui ont précédé la venue du Christ. Les païens commettaient l’erreur de les prendre pour des divinités ou des héros alors qu’ils étaient des diables. C’est le cas pour Baal, mais également pour Orion.

Bagueny ne chercha même pas à répondre, en admettant que cette explication lui laissât quelques doutes. Ils étaient arrivés entre-temps au Forum de Constantin. La colonne de porphyre qui soutenait la statue en marbre de l’empereur était l’une des rares restées intactes. Il y régnait une certaine animation. Des groupes de sénateurs, reconnaissables à leur laticlave, discutaient sous les arcades ou assis sur les marches des bâtiments publics. Des roturiers offraient des légumes, jouaient aux dés ou installaient des étals pour vendre du vin, des boissons, des olives, des fromages, et des vêtements à bas prix. Des caloyers en haillons, courbés sous leurs icônes, ennuyaient tout le monde et vitupéraient contre ceux qui refusaient de leur donner de l’argent ou leur en donnaient trop peu. Il y avait également des chameaux qui lâchaient de temps en temps, avec désinvolture, de grosses quantités d’excréments.

Eymerich commençait à être épuisé et avait du mal à se tenir debout, même s’il s’efforçait de ne pas le montrer. Il stigmatisait trop les faiblesses des autres pour pouvoir accepter les siennes, qu’il haïssait même parfois. Quand il vit passer un chariot de paysans plein de légumes défraîchis, il eut l’idée de se faire convoyer. Il n’eut pas besoin de le demander. Une longue et élégante litière, portée par huit esclaves à la peau brune, s’arrêta près de lui. Le visage souriant de Francesco Gattilusio apparut entre les rideaux. Il lança en provençal :

— Vous ne voulez pas monter, révérends pères ? Avec Corinne, nous occupons deux places. Il en reste deux de libres.

En d’autres circonstances, Eymerich aurait riposté par un « non » sec. Mais là, il ne se sentit pas le courage de refuser. Il fit grimper Bagueny puis monta à son tour. Les esclaves soulevèrent le véhicule et se remirent en route.

L’intérieur de la litière était tapissé de soie rose aux rembourrages trapézoïdaux. À côté du roi de Lesbos, une femme outrageusement maquillée et aux oreilles chargées d’anneaux en argent essayait de réajuster son khiton. Elle n’était pas belle, mais elle avait des formes débordantes. Elle afficha un petit sourire embarrassé. Elle venait d’une quelconque taverne et avait du mal à le cacher.

— Où puis-je vous conduire, mes amis ? demanda Gattilusio.

— Nous étions en route pour les Blachernes, sire, répondit Eymerich en s’inclinant.

— À la recherche du puits où va réapparaître le diable ou l’archange, n’est-ce pas ?

Gattilusio lui fit un clin d’œil.

— Comme vous le voyez, on m’a informé de ce qui s’est passé cette nuit.

Il se pencha à la fenêtre.

— Aux Blachernes ! cria-t-il aux esclaves.

Le Génois fixa un moment Eymerich, l’œil sournois, la tête dodelinant au rythme des porteurs.

Au bout de deux minutes, il dit :

— Vous êtes un homme perspicace. Vous avez déjà tout compris ou presque.

— Je penche pour le « presque », répondit l’inquisiteur, avec une fausse humilité. Et vous, sire, que savez-vous ?

Comme à son habitude, Gattilusio éclata de rire.

— La question indirecte classique typique d’un expert en interrogatoire. J’en sais suffisamment. Les gouvernants de cette ville à moitié morte ont voulu jouer avec le feu. Invoquer un archange, l’enchaîner, l’accoupler avec des femmes de rang de plus en plus élevé, afin d’engendrer un être parfait. Un jeu insensé conçu par l’esprit infantile d’Amédée de Savoie. Un bon ami, mais totalement farfelu. Il suffit de voir sa manie de se déguiser en légume.

Eymerich secoua la tête.

— Vous n’avez pas l’air d’entrevoir les dangers qui nous guettent.

— Quels dangers ? Vous les avez éliminés. Un unique géant, obligé de nager sous l’eau, ne fait peur à personne. Les autres monstres, vous les avez éloignés, mon bon magister, en les réunissant à leurs mères, vivantes ou mortes. C’étaient elles qu’ils cherchaient.

— C’est justement ça qui nous fait comprendre ce qui va se passer.

— Expliquez-vous.

Gattilusio ne souriait plus. Il était maintenant inquiet.

Eymerich écarta les bras, paumes levées vers le haut.

— Les géants de la Corne d’Or cherchaient leurs mères. Ils les ont trouvées, mortes ou vivantes. Maintenant, il est évident qu’ils vont chercher leur père. Sous peu, Constantinople aura dans ses puits des dizaines de géants venus réclamer leur géniteur. Et ce dernier, Nemrod, voudra peut-être s’unir à la princesse Irène, la dernière femme qu’il a possédée.

Gattilusio se redressa sur ses coussins. Il n’y avait plus sur son visage la moindre trace de bonne humeur.

— Vous annoncez le chaos.

— Ce n’est pas moi qui l’ai voulu, mais ceux qui ont décidé de se livrer à l’expérience la plus diabolique qui soit, peut-être en toute bonne foi.

— Vous pouvez y mettre un terme. Vous avez été conduit ici depuis l’Italie pour nous sortir du pétrin.

Eymerich échangea un regard subreptice avec Bagueny, puis reporta son attention sur Gattilusio.

— Vous confirmez donc que nous avons été attirés jusqu’ici par une succession d’appâts.

— Vous le savez très bien.

Le roi de Lesbos haussa les épaules.

— Il n’y a rien que vous ne sachiez déjà, diable de prêtre.

— Si, une chose encore.

— Dites-moi. Si je peux vous aider…

Eymerich se pencha en avant, les coudes posés sur les genoux.

— Tout au long du voyage, nous avons tous, vous y compris, été victimes d’hallucinations. Éclairs dans le ciel semblables à des veines sur un corps boursouflé et bien d’autres choses. Évidentes allusions à la grossesse d’Irène. Je ne sais cependant pas comment cela a été possible.

Gattilusio plissa le front.

— Je ne le sais pas plus que vous, peut-être parce que je suis catholique… Vous connaissez les croyances des savants de la Nouvelle Rome ?

— Certaines oui, d’autres non. À quoi faites-vous allusion ?

— Ils sont convaincus qu’il existe un cinquième élément, en plus de l’eau, de la terre, du feu et de l’air, appelé éther.

— Je connais cette théorie.

— Leur manière de prier, avec des mouvements de la tête et des gestes particuliers, permet à la psyché individuelle de se transférer dans l’éther, c’est-à-dire le huitième ciel, qui est la psyché collective. Là, au sein d’une lumière aveuglante, ils accèdent aux visions que partage le genre humain, au-delà du temps. Ils peuvent voir les anges sous une forme concrète, et même les dieux de l’Olympe. Et si celui qui prie a des rêves à transmettre, il peut les communiquer ; sous une forme évidemment imparfaite, mais suffisamment claire pour faire croire à celui qui les reçoit qu’il s’agit de la réalité.

Eymerich acquiesça.

— C’est bien ce que j’avais pressenti. Irène implorait de l’aide en projetant des scènes de son accouchement.

— Pourquoi pensez-vous à Irène ? s’étonna Gattilusio. Elle n’avait ni le temps ni la force de prier, complètement écrasée qu’elle était par son énorme ventre ! En revanche, Marie, qui assistait sa nièce, avait la possibilité de le faire. Elle avait comme récepteur et diffuseur de ses visions le représentant des anges à la cour. Un eunuque.

Eymerich tressaillit.

— Vous voulez parler d’Arsenios ?

— Et qui d’autre ? Il était avec la flotte. Je n’en suis pas sûr, mais je doute que vous ayez eu des hallucinations avant son arrivée.

Gattilusio s’interrompit.

— Je crois, père Eymerich, que nous sommes arrivés au puits que vous cherchiez. Regardez ce rassemblement.

Il se pencha à la fenêtre.

— Descendez-nous ! hurla-t-il aux porteurs.

Des clameurs venaient de la rue dans une dizaine de langues différentes. Une foule bariolée assiégeait les environs du monastère de Myrelaion, juste après le Forum Tauri. Des mercenaires normands, moins dénudés que les Varègues, mais tout aussi sauvages, essayaient de contenir la foule.

— Il y a là aussi une citerne souterraine, expliqua Gattilusio. Petite, mais avec des galeries qui, à ce qu’il paraît, vont jusqu’à la mer. J’imagine que le prisonnier s’y est réfugié en vue de son évasion définitive. S’il nage jusqu’à la Corne d’Or, personne ne pourra plus le capturer.

Eymerich poussa Bagueny hors de la litière. Il était sur le point de descendre à son tour, mais avant de poser les pieds sur le sol, il se tourna vers Gattilusio.

— Pourquoi les musulmans de Kallipolis ont-ils abandonné la ville sans coup férir ?

— Ils avaient conclu un accord avec le prince Andronic, grand ami du fils de Murad. Ils devaient affronter le premier assaut puis quitter les lieux.

— Les oiseaux aussi ? Il n’y avait plus d’oiseaux à Kallipolis.

— Les oiseaux suivent la nourriture. Ils se fient plus aux musulmans qu’aux Latins.

Eymerich préparait sa riposte lorsqu’il se rendit compte que Gattilusio ne s’intéressait plus à lui.

— Écarte les jambes, ordonna le roi de Lesbos à Corinne.

Elle obéit, docile et souriante.

L’inquisiteur lui demanda :

— Vous ne venez pas avec nous, sire ?

— Vous me prenez pour un fou, cher magister ? Je suis sur le point de toucher la seule amulette qui porte chance à un homme.

Il plongea la main sous les bords du khiton de Corinne, qui gémit. Il s’humecta les lèvres.

— Voilà, je le sens, déjà humide. Mon Dieu, quel délice ! Bonne chance, prêtre !

— Bonne chance à vous, sire, murmura Eymerich.

Mais il pensait à tout autre chose. Il en informa Bagueny dès qu’il l’eut rejoint sur les pavés couverts de poussière.

— L’amulette ! Je n’y pensais plus et pourtant je la porte avec moi depuis Padoue. Il n’est peut-être pas nécessaire d’aller jusqu’en Syrie à la recherche des colonnes des géants.

Le soulagement de frère Pedro était manifeste.

— La première bonne nouvelle depuis des mois ! Nous allons rentrer chez nous, magister ?

— Non. Nous devons d’abord résoudre cette affaire. Suivez-moi, nous allons entrer dans le puits.

— Encore un puits…

Bagueny soupira.

La réputation des dominicains avait circulé. La foule s’ouvrit pour les laisser passer. Les gardes normands n’y virent aucune objection.

— Marie Cantacuzène est là-dessous ? demanda Eymerich à un officier vêtu d’une cotte d’acier qui avait du mal à contenir ses pectoraux.

L’homme se pencha, la main droite sur le sternum.

— Oui, monseigneur. Et il y a également l’impératrice, le patriarche Philotheos et plusieurs dignitaires.

— Quelle belle compagnie, dit Eymerich ironique.

L’officier ne commenta pas sa remarque.

Les escaliers qui descendaient au sous-sol étaient raides et si usés que les marches avaient les coins émoussés. L’inquisiteur souleva sa soutane et commença à descendre avec précaution. Bagueny l’imita, quelques pas en retraits. La cage d’escalier était étroite, mais l’éclairage suffisant. La foule agglutinée autour du Myrelaion se déplaça vers l’ouverture en retenant son souffle.

Quelques marches plus bas, les deux dominicains furent frappés par des cris perçants et caverneux à la fois, totalement inhumains. Ils furent brefs mais leur glacèrent le sang.

Bagueny s’immobilisa.

Quand Eymerich s’en rendit compte, il le rappela rudement à l’ordre.

— Qu’est-ce que vous faites ? Dépêchez-vous ! Rappelez-vous que je n’accepte aucune forme de lâcheté !

Dès que son confrère recommença à descendre, il lui dit plus calmement :

— Méfiez-vous de tout ce que vous verrez. Souvenez-vous que Satan ne dispose que d’une seule arme : l’illusion. Nous en avons déjà été victimes, nous ne le serons plus jamais.

Une nouvelle série de cris jaillit du sous-sol, entre des grondements liquides et le fracas des chaînes percutant la pierre.