Frullifer resta interdit face à la violence de ses interlocuteurs. Dans la petite pièce gardée par deux soldats où ils l’avaient traîné, Kessinger, Macrì et Sadler n’étaient plus aussi courtois qu’avant. Kessinger tout particulièrement était furieux.
— Maudit escroc ! hurla-t-il.
Il leva la main comme s’il voulait frapper le petit scientifique recroquevillé dans son fauteuil.
— Tu nous as fait dépenser une fortune pour une expérience qui était une arnaque pure et simple ! To neni moûné !
Frullifer ne comprit pas la dernière phrase, mais le reste n’était que trop clair. Il essaya de se défendre.
— L’expérience n’était pas une arnaque, et elle n’a même pas raté. C’est juste que…
— Comment oses-tu dire qu’elle n’a pas raté ? lui cria Kessinger dans l’oreille droite. Tu nous prends pour des imbéciles ?
— C’est que le temps quantique…
— Le temps quantique tu peux te le mettre au cul ! Bételgeuse est toujours là, Nimrod aussi. Toi, vermisseau, tu ne retourneras pas dans ta maison de fous. Il y a dans le coin de nombreux cimetières où tu pourras te reposer, le moins en paix possible j’espère.
Kessinger s’adressa à ses collègues.
— Je propose une exécution longue et douloureuse. Vous vous souvenez de l’Espagnol qui mourut brûlé au chalumeau ? Quelque chose dans le genre.
D’ordinaire, Macrì était celui des trois généraux qui était le plus hostile à Frullifer. Cette fois, cependant, il intervint pour retenir Kessinger.
— Calme-toi, Ivan, je veux d’abord entendre sa version.
Il s’adressa au prisonnier.
— Qu’est-ce que vous disiez au sujet du temps quantique ?
— Ce n’est pas le temps normal !
Frullifer, terrorisé, comprit qu’il devait parler vite, et bien se faire comprendre.
— En fait, il ne s’agit même pas d’un temps ! Un phénomène qui a été déclenché peut se produire avant, pendant ou après. Dans le cas qui nous intéresse, après, puisque Bételgeuse existe toujours.
— Vous voulez dire que cette étoile se transformera en supernova dans un futur indéterminé ?
Frullifer s’agrippa à cette lueur de compréhension.
— Exact ! Dans l’univers d’Aspect, le temps ne s’écoule pas. L’ensemble du temps coexiste.
Kessinger écarta les bras.
— Je me demande pourquoi on écoute ces conneries. Tuons-le et finissons-en.
Macrì le regarda droit dans les yeux.
— Il ne nous a pas dit que des conneries, soudruh.
Il reporta son profil de vautour sur Frullifer.
— Professeur, vous nous avez parlé de la possibilité de provoquer des états hallucinatoires. Individuels ou collectifs ?
Épuisé, Frullifer chercha encore une fois les mots les plus justes pour se faire comprendre.
— Collectifs. Le BioMuse a été longtemps employé pour créer une réalité virtuelle à des fins ludiques, c’est pour ça qu’il est en vente libre. Il peut cependant transmettre des champs de pensée semblables à ceux formés par un individu qui se trouve dans un état extatique après avoir répété plusieurs fois la même phrase. De nombreuses religions se basent sur cette pratique. S’il existe une résonance morphique, dans le sens décrit par Rupert Sheldrake, une vision peut facilement se transmettre à d’autres.
— Je n’ai rien compris, reconnut Kessinger.
— Moi si, dit Sadler.
— Moi aussi, renchérit Macrì. Ivan, cet homme doit être maintenu en vie. Il possède le secret qui nous permettra de gagner la guerre.
Pendant un moment, personne ne parla, puis Kessinger se racla la gorge.
— Je me soumets à la volonté de la majorité. Que le prisonnier soit reconduit dans ses appartements. À partir de demain, il occupera cependant un logement moins confortable.
Les soldats accoururent du fond de la pièce. Ils soulevèrent Frullifer de son fauteuil et le poussèrent dehors de façon brutale. Dans les couloirs souterrains, il tomba sur Rosy. Elle ne le regarda même pas. Hautaine, elle poursuivit son chemin.
Frullifer pensa qu’il ne la reverrait jamais plus. Mais cette nuit-là, tandis qu’il essayait de s’endormir, quelqu’un sonna à la porte de sa suite.
C’était Rosy en personne, vêtue d’un pyjama ouvert sur sa poitrine.
— Chut, lui murmura-t-elle, un index barrant ses lèvres charnues. Je peux entrer ?
Frullifer ne se le fit pas répéter. Il referma la porte avec précaution, en évitant le moindre grincement.
La jeune fille était déjà installée dans un des fauteuils de l’entrée.
— Tu es vraiment stupide, tu sais ?
— Pourquoi ça ?
— Tu n’as rien remarqué d’étrange dans les insignes ? Je ne parle pas que des généraux, mais également des soldats qui t’ont amené ici.
Tout en parlant, Rosy caressait son pantalon mimétique.
Frullifer réfléchit.
— J’ai juste remarqué un symbole insolite. Les trois pointes d’un trident. Ça ne ressemble pas à une décoration américaine.
— Car ça n’en est pas une. C’est l’un des nombreux emblèmes de la RACHE.
Rosy éclata de rire.
— Pauvre Marcus, tu as été libéré de l’hôpital psychiatrique par des ennemis de ta nation, sous de faux uniformes. Et la supercherie se poursuit ici, loin de ta patrie.
Frullifer vacilla.
— Pourquoi ? Où sommes-nous ?
— En Suisse. Dans l’ex-CERN de Genève. Aujourd’hui annexé à la région des Balkans qui a pour capitale Gorica et qui s’étend jusqu’à la moitié de la Confédération helvétique. Tu ne peux pas savoir ça, tu étais chez les fous. Celui qui nous gouverne, un certain Selerum, vivait avant à Sofia, aujourd’hui à Prague. On le dit sultan. Mais il ne faut pas s’y fier, la religion cache toujours d’autres pouvoirs.
— Et toi ? demanda Frullifer, la gorge nouée.
— Moi ? Je suis un peu avec les uns un peu avec les autres. Maintenant baisse ton pantalon et ton caleçon. Je vais te détendre à ma manière.
Frullifer pensait encore aux lèvres de Rosy quand on le conduisit dans une cellule fétide, à la voûte oppressante. On lui fit une injection. Il dormit longtemps. Quand il se réveilla, il était attaché à un fauteuil. Une silhouette élancée testait un chalumeau. Il fut certain qu’il s’agissait de Rosy.
Dans son dos Kessinger, en uniforme noir avec un petit col rouge, ordonna :
— Maintenant tu vas avouer, sale porc !
— J’avoue ! J’avoue ! hurla Frullifer.