À la fin du mois de décembre 1366, Eymerich quitta Constantinople et embarqua à Pera sur une galère en partance pour Venise. Il avait décidé de ne pas attendre le retour d’Amédée de Savoie. Ce dernier passait l’hiver à Mésembrie, en Bulgarie, attendant de récupérer l’empereur Jean V Paléologue et son fils cadet. Fra Bartolomeo, rentré en premier, avait appris à l’inquisiteur qu’il ne s’agissait pas d’un séjour très tranquille. Amédée dilapidait son patrimoine pour acheter des velours luxueux et bien évidemment verts, et surtout des esclaves avenants. Pour payer, il prélevait des « taxes de guerre » auprès des habitants de Mésembrie et des villes limitrophes. Des révoltes étaient en cours, d’autres prêtes à éclater.
Quand la galère fut au large de Kallipolis, Eymerich, assis sous une toile tendue à la base du carré de poupe, dit à Bagueny :
— Voilà un mystère non résolu. D’accord, le jeune Andronic a payé les Turcs ottomans pour qu’ils se retirent. Nous avons retrouvé les animaux domestiques dans les églises. Mais les oiseaux ? Qui donc a fait disparaître les oiseaux ? On prétend qu’ils s’éloignent des zones de conflit, mais j’en doute.
Le frère Pedro, qui savourait le bonheur du retour, avait complètement oublié la question. Il ne sut quoi répondre.
Eymerich poursuivit :
— C’est une scène qui ressemble un peu trop à celle décrite dans un livre très populaire à Constantinople, Prodigieuse et Édifiante Vision du moine Cosma. Mais il n’est connu que des savants. La jeune Irène, qui n’a certes jamais lu de sa vie, ne pouvait pas le connaître. Pourquoi donc à Kallipolis toute créature ailée avait-elle disparu ?
Francesco Gattilusio, qui avait demandé qu’on le ramène à Lesbos, descendit les dernières marches de l’escalier du château de poupe. Il tenait une large coupe en argent.
— Quand l’atmosphère est ensorcelée, les oiseaux sont les premiers animaux à le ressentir, dit-il. Et ils s’envolent le plus loin possible. C’est largement prouvé.
Eymerich regarda le Génois d’un air dubitatif.
— Sire, que savez-vous des fantômes qui planaient sur Kallipolis ?
Gattilusio but et rit.
— Je vous l’ai déjà dit, vous ne vous souvenez pas ? Je sais qui transmettait les fantasmes de la princesse Irène enceinte et utilisait le cinquième élément, l’éther, pour en diffuser les visions : le complice de Marie. Il le faisait en mer, il l’a également fait à Kallipolis. Il est justement en train de venir. Demandez-lui vous-même, mon père, quelle utilisation il a faite de l’hesychia. Et demandez-lui également autre chose : comment se fait-il que sa voix, d’ordinaire féminine, se fasse parfois grave.
Eymerich tressaillit.
— Vous voulez dire que…
— Eh oui !
Arsenios était monté à bord, chargé par Hélène d’une mission diplomatique. Il devait se rendre à Rome où résidait dorénavant le pape, pour négocier la conversion au rite catholique de Jean V, ainsi que de l’impératrice et peut-être d’Irène. L’eunuque titubait entre les deux rangées de rameurs, essayant de conserver son équilibre. La mer était calme, le ciel était serein, mais dans le détroit, les courants étaient puissants et secouaient l’embarcation.
Quand Arsenios arriva sous la tente, il était en sueur malgré l’air frais qui annonçait l’arrivée de l’hiver. Il fit mine de baiser la main d’Eymerich qui la retira avec dégoût.
— Je ne suis ni pape ni cardinal, dit-il irrité. Monsieur le parakpoimenos, je me permets d’ajouter un autre sujet à ceux dont vous discuterez avec le patriarche romain, comme vous l’appelez. Le rétablissement immédiat de ma charge d’inquisiteur général du royaume d’Aragon, ainsi que celle de provincial de l’ordre des Prédicateurs.
L’eunuque s’assit sur quelques coussins, en reprenant son souffle. La chaleur qu’il éprouvait n’était pas due à la température extérieure, mais plutôt à sa masse corporelle. Il parla en haletant, entre inspirations gutturales et expirations sifflantes.
— Je ne pense pas pouvoir exécuter ce que vous me demandez, père Eymerich. Je n’en ai pas l’autorité.
— Vous avez eu l’autorité suffisante pour m’attirer dans un piège. Pour servir de véhicule aux images transmises par Marie, plus celles issues de vos lectures, vers mon esprit et ceux qui étaient proches de moi. Vous aviez un plan, maintenant, confessez-le.
L’eunuque se leva et croisa les bras. C’était la première fois qu’il affichait un air aussi décidé.
— Le plan, en admettant qu’il y en ait eu un, n’était pas le fruit d’initiatives personnelles. Je suis un simple domestique de cour, obéissant à mes supérieurs.
— L’impératrice Hélène ? L’higoumène de Chrysobalanton ? La princesse Irène ? Le prince Andronic ? Le ministre Kydones ?
— Eux tous, et d’autres encore.
— Je ne pense pas que vous allez me parler des « autres ». Je devine leur identité, vu qu’ils vous ont choisi, justement, pour plaider la conversion de Jean V… Vous ne voulez donc pas soutenir ma réhabilitation ?
— Je n’y songe même pas.
Eymerich regarda Gattilusio.
— Sire, vous étiez en train de me dire quelque chose à propos de la voix de cet homme.
Le Génois vida sa coupe et la tendit à un esclave pour qu’il la remplisse. Il s’essuya les lèvres du dos de la main.
— Ce n’est un mystère ni dans les tavernes de Constantinople ni pour les servantes du palais, parmi lesquelles il a de bonnes petites amies. Malgré sa voix de fausset, ce n’est absolument pas un eunuque. C’est l’amant de l’impératrice depuis plusieurs années et peut-être le père de son fils cadet. C’est Hélène qui l’a introduit à la cour et lui a assigné une charge lui permettant d’accéder à son lit. Il n’est pas très attirant, mais tout de même davantage que Jean V Paléologue.
Eymerich fixa Arsenios qui avait pâli.
— Monsieur le parakpoimenos, il ne vous reste plus qu’une chose à faire : baisser votre pantalon et nous montrer si le tyran de Lesbos nous dit la vérité.
— Oh non, s’insurgea Bagueny. Je ne vais pas être obligé de voir ça aussi !
Arsenios s’empressa de dire :
— Père Eymerich, vous m’avez convaincu. Je soutiendrai votre cause devant le souverain pontife. Considérez-vous comme déjà rétabli dans vos fonctions.
— Bien. Vous pouvez maintenant vous retirer.
Arsenios les quitta en boitillant.
Eymerich demanda à Gattilusio :
— Sire, qu’êtes-vous en train de boire ? Ce breuvage infâme à la chaux et à la résine que l’on boit dans la région ?
— Oui, mon père. Avec le temps, on s’y habitue.
— Alors donnez-m’en un peu. Ainsi qu’au frère Bagueny. Pourvu que la mixture soit fraîche.
Gattilusio s’empressa de donner des ordres aux esclaves.
Aussitôt après, Eymerich lui dit :
— Tôt ou tard, Arsenios reviendra de Rome. Il serait bon qu’il devienne un véritable eunuque, pour ne pas causer de nouveaux désagréments à l’empire.
— J’y avais déjà pensé, mon père.
Le roi de Lesbos lui fit un clin d’œil.
— J’ai des hommes capables d’effectuer cette tâche. Expérimentés dans l’utilisation des couteaux. S’il fait escale dans mon île, il aura définitivement une voix de femme. Voulez-vous que je vous en fasse expédier la preuve ?
— Non, c’est inutile, répondit rapidement Eymerich avec une moue de dégoût.
La galère avait dépassé Kallipolis et glissait tranquillement sur les eaux calmes de la mer Égée, vers les îles au sud du détroit, poussée par la force des rameurs et de la voile tendue sur le mât central. L’empire chrétien agonisant était déjà loin.