Travaux des champs

ALPHONSE : Pour celui qui arpente la pente de la vieillesse, cette période de tueries était plus éreintante que la période de la houe. Car il fallait grimper par-delà les collines, et courir dans la vase après les fugitifs. Les jambes surtout étaient maltraitées.

Au début, c’était une activité moins répétitive que les semailles ; elle nous égayait, si je puis dire. Par après, elle était devenue tous les jours pareille. Plus que tout, ça nous manquait de rentrer manger à midi. À midi, on se trouvait souvent très éloignés dans les marais ; raison pour laquelle, le déjeuner et le repos qui le suivait ordinairement nous étaient interdits par les autorités.



JEAN-BAPTISTE : Personne ne descendait plus à la parcelle. À quoi bon bêcher, alors qu’on récoltait sans plus travailler, qu’on se rassasiait sans rien élever ? La seule besogne était d’enterrer des bananes dans les fosses, au milieu de n’importe quelles bananeraies abandonnées, pour laisser fermenter l’urwagwa des prochaines soirées. On devenait très fainéants. On n’enterrait pas les cadavres, c’était peine gâchée. Sauf bien sûr, si par malchance un Tutsi était tué sur ta parcelle, à cause de la mauvaise odeur, des chiens et des animaux voraces.



ADALBERT : On rôtissait une viande épaisse le matin, on rôtissait une nouvelle viande le soir. Celui qui n’en mangeait que les jours de mariage auparavant, il s’en trouvait gavé jour après jour.

Auparavant, quand on revenait des champs, on pouvait presque rien trouver dans la marmite, sauf nos habituels haricots ou, parfois même, que de la bouillie de manioc. Quand on revenait des marais, on attrapait aux cabarets de Kibungo des poulets rôtis, des cuisses de vache, de la boisson, pour compenser la fatigue. On trouvait partout des enfants ou des femmes pour en proposer à prix convenables. Et des brochettes de chèvre, et des cigarettes pour celui qui voulait essayer.

On débordait de vie pour ce nouveau boulot. On ne craignait pas de s’épuiser en course dans les marigots. Et si on se trouvait chanceux dans le boulot, on devenait joyeux. On avait abandonné les semences, les houes et consorts. On ne parlait plus de cultures entre nous. Les soucis nous avaient délaissés.



PANCRACE : Couper les maïs ou les bananeraies, c’était un boulot égal. Parce que les épis et les bananes sont tous pareils, en rien récalcitrants. Couper dans les marais, c’était de plus en plus harassant, à cause de qui vous savez. C’était un geste comparable, mais une impression non comparable, plus hasardeuse. C’était un boulot agité.

Au début les Tutsis étaient très nombreux et apeurés, ils n’étaient guère remuants, ça nous facilitait la tâche. Quand on ne réussissait pas à toucher les plus agiles, on se rabattait sur les malingres. Mais à la fin, il ne restait que les rusés et les vaillants, et ça devenait trop pénible. Ils formaient des petites assemblées très bien dissimulées. Ils attrapaient toutes les feintes des gibiers de marais. Nous, quand on arrivait, on s’enfonçait trop souvent pour rien. Même le chasseur se décourageait. En supplément, les marais pourrissaient de cadavres qui s’amollissaient dans la vase. Ils s’accumulaient de plus en plus puants, il fallait prendre soin de ne pas poser les pieds dedans.

Raison pour laquelle, des collègues commençaient à paresser. Ils tournaient leurs pas vers une autre direction et attendaient le signal du retour. Ils murmuraient qu’ils regrettaient les travaux de culture, mais ils étaient un petit nombre. D’ailleurs, aucun n’a tapé une petite heure de débroussaillage, sur le devant de sa parcelle. Ces collègues grimaçaient parce qu’ils s’impatientaient simplement de percer une Primus. Ils avaient plus que la soif du boulot. Ils se lassaient des marais parce qu’ils se sentaient aisés. La paresse les faisait grogner, pas la nostalgie du boulot.



LÉOPORD : Tuer était moins échinant que cultiver. Dans les marais, on pouvait traîner des heures à chercher quelqu’un à abattre, sans se retrouver pénalisé. On pouvait s’ombrager et bavarder sans se sentir fainéants. Le programme de la journée ne durait pas comme aux champs. On rentrait à 15 heures pour garder du temps de pillage. On s’endormait le soir en sécurité, sans plus aucun souci de sécheresse. On avait oublié nos tourments de cultivateurs. On mangeait copieusement de la nourriture vitaminée.

Il y a même des gens, parmi nous, qui ont goûté des pâtes et des sucreries comme les bonbons pour la première fois de leur vie. Puisqu’on s’approvisionnait sans payer, au centre de Nyamata, dans des magasins où les cultivateurs n’étaient jamais entrés.



FULGENCE : C’était moins accommodant de chasser dans les marigots que de creuser les champs. À cause des remue-ménage du matin, de l’agitation des intimidateurs, de la sévérité des interahamwe. Des changements d’habitudes surtout. L’agriculture est notre vrai métier, pas les tueries. Sur les parcelles, le temps sait nous organiser avec les saisons et les semences, chacun cultive à volonté ce que lui donne sa parcelle.

Dans les marais, on se sentait bousculés, on se retrouvait trop nombreux, trop soigneusement encadrés. On pouvait être contrariés par le remue-ménage des compatriotes d’autres secteurs. Quand des interahamwe constataient des fainéants, ce pouvait être grave. Ils criaient : « Nous, nous avons suivi une longue route pour vous donner la main, et vous, vous traînez derrière les papyrus. » Ils pouvaient vous lancer des insultes et des menaces à travers leur colère.

On se sentait éloignés de son chez-soi. On n’était pas habitués à travailler à l’appel du sifflet, pour l’aller et le retour.

Mais pour la fatigue et la gratification, c’était avantageux. Pendant les cultures, si tu te trouves couché à cause des fièvres de malaria, c’est bien ton épouse ou tes enfants qui vont chercher le manger dans les champs et qui peuvent rentrer échinés. Sinon ton ventre affamé chasse ton sommeil.

Pendant les tueries, les avoisinants de passage te déposaient plus que tu ne pouvais mettre dans ta marmite, ça débordait sans rien te compter. La viande devenait aussi négligeable que le manioc. Les Hutus s’étaient toujours sentis frustrés de vaches parce qu’ils ne savaient pas les élever. Ils les disaient pas goûteuses, mais c’était par disette. Raison pour laquelle, pendant les massacres, ils en mangeaient le matin et le soir à cœur joie.



IGNACE : Un soir des premiers rudiments, on rentrait tard. On avait passé la journée à courir derrière les fuyards. On était fatigués.

Mais chemin faisant du retour, on a déniché encore un groupe de filles et de garçons. On les a poussés comme prisonniers chez le conseiller. Il a ordonné qu’ils soient tranchés sur-le-champ dans la nuit. Personne n’a rouspété malgré la lassitude d’une échinante journée. Mais après, il nous a proposé de simples programmes champêtres pour lesquels on était accommodés de longue date. Ça nous a soulagés.



PIO : La culture, c’est plus simple parce que c’est notre métier de toujours. Les chasses étaient plus imprévues. C’était même plus fatigant les jours de grandes opérations, à patrouiller autant de kilomètres derrière les interahamwe, à travers les papyrus et les moustiques.

Mais on ne peut pas dire qu’on regrettait les champs. On était plus à l’aise dans ce travail de chasse, puisqu’il n’y avait qu’à se baisser pour récolter la nourriture, les tôles et le butin. La tuerie, c’était une activité plus brusquante mais plus valorisante. La preuve, personne n’a jamais demandé la permission d’aller débroussailler sa parcelle, même une demi-journée.



ÉLIE : On était pénalisés de fouiller les papyrus toute la journée, sans revenir manger à midi. Le ventre pouvait s’en plaindre, et les mollets pareillement puisqu’ils trempaient dans la boue. Toutefois on mangeait abondamment la viande le matin, on buvait pleinement le soir. Ça compensait très convenablement. Les pillages nous revigoraient plus que les récoltes, et on s’arrêtait plus tôt dans la journée. Ce programme dans les marais était mieux accommodé, pour les jeunes et surtout pour les vieux.



IGNACE : Les tueries pouvaient bien être assoiffantes, éreintantes et souvent dégoûtantes. Toutefois elles étaient plus fructifiantes que les cultures. Surtout pour celui qui possédait une maigre parcelle ou une terre aride. Pendant les tueries, n’importe qui, avec des bras forts, rapportait à la maison autant qu’un négociant de renom. On ne savait plus compter les tôles qu’on entassait. On était oubliés des commissionnaires. Les femmes étaient satisfaites de tout ce que ça rapportait. Elles ne prononçaient plus de complaintes.

Pour les plus simples cultivateurs, c’était revigorant de laisser la houe dans la cour. On se levait riches, on se couchait rassasiés, on menait une vie à satiété. Le pillage est plus valorisant que la récolte, puisqu’il profite à tout le monde équitablement.



Clémentine : « Les hommes partaient sans savoir ce que serait leur fatigue de journée. Toutefois ils savaient ce qu’ils allaient ramasser en chemin. Ils revenaient avec des visages fatigués mais riants, ils s’envoyaient des rigolades comme dans les saisons de pleines récoltes. Il se voyait à leurs airs qu’ils menaient une existence enthousiasmante.

Pour les femmes, l’existence était surtout reposante. Elles avaient abandonné les champs et les marchés. Il n’y avait plus à planter, à manier la batte sur les haricots et à marcher la distance jusqu’au marché. Il suffisait de fouiller pour ramasser. Quand nos défilés de fuyards hutus ont quitté vers le Congo, ils ont laissé derrière eux des parcelles négligées, où la brousse avait déjà mangé plusieurs saisons de labeur du cultivateur. »



ALPHONSE : C’était un boulot salissant, mais un boulot sans préoccupation de sécheresse ou de récoltes gâtées, on peut bien dire. Sur sa parcelle, le cultivateur n’est jamais certain de ce que la récolte va lui proposer. Une saison il verra ses sacs gonflés pour les faire porter par son épouse au marché, une saison, il les verra maigrelets. Il va penser à se faufiler aux yeux des taxateurs. Il s’en montre inquiet et parfois indisposé.

Mais dans les maisons abandonnées des Tutsis, on savait qu’on allait trouver des quantités d’une nouvelle contenance. On commençait par les tôles et le reste suivait.

Le temps nous bonifiait grandement la vie puisqu’on bénéficiait de tout ce qu’on manquait auparavant. La Primus quotidienne, la viande de vache, les vélos, les radios, les tôles, les fenêtres, tout. Il se disait que c’était une saison chanceuse et qu’il n’y en aurait pas deux.