Un génocide de proximité
Le Rwanda, célèbre pays des mille collines, est surtout le pays d’un immense village. Quatre familles rwandaises sur cinq vivent à la campagne, et neuf sur dix tirent peu ou prou leurs revenus de la terre. Aucun médecin, aucun professeur ou commerçant citadin qui ne possède une parcelle sur sa colline natale, qu’il cultive à temps perdu ou confie à un parent. Même Kigali, dispersé sur une vaste superficie, s’apparente plus à un assemblage de bourgades reliées entre elles par des vallonnements et des terrains vagues qu’à une capitale.
Après le génocide, beaucoup d’étrangers se sont demandés comment les tueurs, si nombreux, reconnaissaient leurs victimes dans le chambardement des massacres, puisque les Rwandais des deux ethnies parlent la même langue sans aucun particularisme, habitent les mêmes endroits, et que leurs distinctions physiques, bien que repérables parfois, sont très aléatoires.
La réponse est simple : les tueurs n’avaient pas à reconnaître les victimes puisqu’ils les connaissaient. Car dans un village tout se sait.
Au risque de heurter les historiens de l’Holocauste par ce condensé de leurs travaux, on peut dire que la plupart, en particulier Raul Hilberg dans son monumental livre La Destruction des Juifs d’Europe, distinguent quatre étapes dans le déroulement de l’événement. En premier lieu, celle de l’humiliation et de la déchéance ; après, la désignation et le marquage (brassards, étoiles jaunes, inscriptions de peinture sur les murs) ; puis la déportation et la concentration ; enfin l’élimination totale, par la famine dans les ghettos, la fusillade dans les zones conquises par l’armée et le gazage dans les six camps spécialisés.
Ces étapes se chevauchaient plus qu’elles ne se succédaient, elles étaient reliées par une répression continue : les pogroms, ou les spoliations et expropriations si importantes pour obtenir l’adhésion d’une fraction décisive de la population.
Ces étapes résultaient de l’urbanisation et de l’industrialisation des pays dans lesquels se déroulait le génocide, même si les sociétés, allemande, française, polonaise, roumaine ou néerlandaise, par exemple, étaient de cultures différentes.
À société urbaine, génocide de type urbain ; à société villageoise, génocide villageois. Dans le Rwanda rural, le processus du génocide saute les deuxième et troisième étapes – le marquage et la concentration –, qui ne sont pas nécessaires à cause précisément des relations de proximité entre les habitants.
Cette observation est néanmoins schématique, car il existait une sorte de désignation des victimes, puisque depuis 1931 l’administration mentionnait l’appartenance ethnique de tous les citoyens – hutus, tutsis et twas – sur leurs papiers d’identité, demandes d’embauche et autres contrats. Ces papiers ont parfois servi aux miliciens et militaires du génocide lors de fouilles et de barrages, dans les villes et aux frontières, mais pas aux tueurs des campagnes, l’immense majorité.
Dans la région de Nyamata, les habitants s’accordent à dire qu’ils n’ont été d’aucune utilité. L’appartenance ethnique des 60 000 Tutsis était connue de leurs voisins, sans exception. Même celle de familles récemment installées, de fonctionnaires provisoirement en poste, de vagabonds ou d’ermites dans des masures au fond des vallons.
De plus, peu après l’annonce de l’attentat présidentiel, les Tutsis se sont spontanément rassemblés par réflexe de protection. D’abord en se déplaçant vers des hameaux à forte habitation tutsie, sur la colline de N’tarama, par exemple ; puis en s’abritant dans des églises ; enfin, au début des tueries, en s’enfuyant dans les marais et les forêts.
Une autre remarque est utile pour comprendre les réactions de cette société rwandaise très villageoise. Pendant vingt ans, un clan présidentiel a mené une politique qui ne souffrait aucune contestation, exigeait une allégeance totale de tous les notables, hutus et tutsis sans distinction. Elle a provoqué des exodes d’intellectuels et miné ce que l’on appelle la petite bourgeoisie urbaine. Or c’est au sein de cette petite bourgeoisie que mûrissent la réflexion et la contestation en périodes de dérives sociales graves.
La conséquence fut dramatique. Dès les premières tueries, coincée entre un régime dictatorial clanique et une paysannerie omniprésente, fragilisée dans une atmosphère de guerre, apeurée par les assassinats de figures humanistes, hutues ou tutsies, cette petite bourgeoisie n’a pas résisté à une scission spectaculaire. Et l’intelligentsia hutue, loin d’actionner le frein à main, est montée majoritairement en première ligne des massacres afin d’affirmer son existence en cette ère nouvelle.
Comme le raconte Jean-Baptiste Munyankore, instituteur à N’tarama, survivant des marais : « Le directeur de l’école et l’inspecteur scolaire de mon secteur ont participé aux tueries à coups de gourdin clouté. Deux collègues professeurs, avec qui on s’échangeait des bières et des appréciations sur les élèves auparavant, ont mis la main à la pâte, si je puis dire. Un prêtre, le bourgmestre, le sous-préfet, un docteur, ont tué de leurs mains… Ils portaient des pantalons de cotonnade plissés, ils se reposaient comme il faut, ils se transportaient en véhicule ou à vélomoteur… Ces gens biens lettrés étaient calmes, et ils ont retroussé leurs manches pour tenir fermement une machette. Alors, pour celui qui, comme moi, a enseigné les Humanités sa vie durant, ces criminels-là sont un terrible mystère. »
On peut observer également que cette société paysanne, qui ignore l’agriculture mécanisée et la technologie agronomique, n’a rien entrepris pour moderniser l’efficacité des tueries. Pas de techniques industrielles telles que les chambres à gaz, a fortiori aucune expérimentation scientifique, médicale, anthropologique ; mais pas non plus d’initiative ingénieuse afin d’économiser les efforts. Les hélicoptères, chars ou bazookas d’une armée bien équipée, par exemple, n’ont pas été utilisés ; et les armes plus légères comme les mitraillettes ou grenades très peu, et seulement en guise de soutien tactique ou psychologique.
Dans les champs, la main-d’œuvre était manuelle. Les tueries dans les marais étaient donc à l’avenant. Elles se sont déroulées au rythme d’une culture saisonnière.
Alphonse Hitiyaremye raconte à un moment : « On se dépêchait car la saison des tueries se finissait. Elle nous promettait de nous éviter un labeur de récoltes, mais pas deux. On savait que pour la saison prochaine, on devrait reprendre les machettes pour d’autres boulots plus traditionnels. »
La dernière remarque porte sur une suggestion d’un simplisme extravagant, qui revient en leitmotiv, au sujet de la terre, en filigrane des discussions. Les gars de la bande, et d’autres, soulignent en effet que, puisque les Hutus obtenaient de meilleures récoltes que les Tutsis, dont les troupeaux de surcroît saccageaient les plantations, il était normal que les premiers cultivent les parcelles à la place des seconds.
D’où d’ailleurs le nombre exceptionnellement faible de mariages mixtes, depuis des décennies, dans une région où les gens travaillaient, mangeaient et priaient ensemble. Innocent Rwililiza l’explique ainsi : « Je ne connais pas un cas de mariage mixte de cultivateurs natifs de la colline de Kibungo. Au Rwanda, le mariage mixte était en quelque sorte un privilège de riches et de citadins. Par exemple un riche Hutu qui mariait une Tutsie bien élancée et bien éduquée, ou un riche Tutsi qui épousait une Hutue pour obtenir des avantages de l’administration. Le privilège des officiers et hauts fonctionnaires hutus ou de négociants tutsis. Mais les cultivateurs, eux, ne voyaient aucun intérêt et beaucoup de complications à cela. Entre nous, on savait qu’il n’y avait pas d’entente possible, suite au partage des parcelles et des piétinements de vaches. Ces discordes de terre étaient trop risquantes. Ceux qui l’on fait étaient arrivés sur la colline déjà mariés de préfectures environnantes. »
Dans le pays de la philosophie qu’était l’Allemagne, le génocide avait pour objectif de purifier l’être et la pensée. Dans le pays rural qu’était le Rwanda, le génocide avait pour but de purifier la terre, la désinfecter de ses cultivateurs cancrelats.
Le génocide tutsi est donc à la fois un génocide de proximité et un génocide agricole. Cependant, malgré une organisation sommaire et un outillage archaïque, il est d’une efficacité inégalée. Son rendement s’est révélé très supérieur à celui du génocide juif et gitan, puisque environ 800 000 Tutsis ont été tués en douze semaines. En 1942, au plus fort des fusillades et des déportations, le régime nazi et son administration zélée, son industrie chimique, son armée et sa police, dotées de matériel sophistiqué et de techniques industrielles (mitrailleuses lourdes, infrastructures ferroviaires ; fichiers ; camions au monoxyde de carbone et chambres à gaz Zyklon…), n’ont jamais atteint un niveau de performance aussi meurtrier sur l’étendue de l’Allemagne et la quinzaine de pays occupés.