Les punitions
IGNACE : Le premier jour, le conseiller nous a envoyé des équipes de jeunes gens pour vérifier que tous les hommes avaient entendu les consignes de rassemblement. Ils ont fermé les habitations des récalcitrants. Ils les ont menacés de payer une amende ; ils les ont bousculés vers Kibungo ; ils les ont sermonnés à haute voix. Ceux qui voulaient zigzaguer se sont vus rattrapés et renvoyés sur le droit chemin. On est allés droit au rendez-vous.
C’est ainsi que la chasse a commencé. Ça s’est répété tous les jours. On s’est adaptés selon les programmes. Sauf que les équipes de surveillance se sont abstenues par la suite, faute de mauvaise volonté et de nécessité.
PANCRACE : C’était obligatoire. Il y avait une équipe spéciale de garçons excités qui étaient chargés de ratisser les maisons de ceux qui voulaient se dissimuler. On avait plus peur de la colère des autorités que du sang qu’on faisait couler. Mais au fond, on n’avait peur de rien.
Je m’explique. Quand tu reçois un ordre nouveau, tu hésites mais tu obéis, sinon tu risques. Quand tu as été sensibilisé comme il faut par les radios et les conseils, tu obéis plus facilement même si l’ordre est de tuer tes avoisinants. La mission d’un bon encadreur, c’est de supprimer tes hésitations quand il te donne ses ordres.
Par exemple, quand l’encadreur te montre que l’acte sera total et sans conséquences fâcheuses pour personne de vivant, tu obéis encore plus facilement sans te préoccuper de rien. Tu oublies toutes les peurs et punitions consorts. Tu obéis librement.
ALPHONSE : À 6 heures, on devait se faire compter. Celui qui avait des bananes à presser pouvait demander une permission ; celui qui se trouvait malade aussi ; même par après, celui qui se voyait confronté à un enclos cassé pouvait se faire retarder. Mais les autres allaient. Tu pouvais musarder en chemin et siester, mais tu devais aller. Tu n’étais pas d’humeur travailleuse, tu devais aller. Chaque jour sans exception tu devais rempiler.
Il n’y a personne sur la colline qui peut dire à Dieu, les yeux fermés, qu’il n’est jamais parti en expédition.
Pour celui qui se faisait prendre à tricher, ça pouvait être grave, il devait payer une amende décidée par le meneur. Une grosse amende pour une grosse tricherie ou pour une tricherie répétée. Une amende d’argent, par exemple deux mille francs ou même plus. Une amende de boisson, de tôle, ça pouvait se négocier.
FULGENCE : Tout le monde se regroupait sur le terrain de Kibungo. Les gens de Kanzenze, de Kibungo, de N’tarama et certains jours les interahamwe qui venaient de Butamwa ou de plus loin. Celui qui s’esquivait derrière sa maison était dénoncé par un avoisinant, et pénalisé d’une amende. Surtout au début, à cause du manque d’usage.
Par la suite, tu partais bravement si tu étais intéressé par les tueries ; tu musardais, si tu étais seulement intéressé par les pillages. Si tu étais souffrant, tu devais fermement t’expliquer. Si tu demandais ta journée pour presser de l’urwagwa, tu devais fournir ta quote-part de bidons. Si tu étais simplement affaibli par les excès de boisson de la nuit, ça pouvait passer sans anicroche ; c’était compréhensible à tout le monde ; simplement, tu ne devais pas répéter tout de suite. Mais gare à toi si tu en profitais pour traîner au centre de négoce dans la journée. Là-bas devant tout le monde, si tu étais pris, tu étais envoyé dare-dare.
La chasse était très astreignante les jours de vastes opérations, à fouiller derrière la vaillance des interahamwe et les militaires. Ces gars se montraient accaparants. Ces jours-là, personne ne se dérobait à cause des graves punitions. Les autres jours étaient plus coulants, lorsque la chasse se passait entre nous.
PIO : On montait tous les jours au stade, ensuite on décidait. Pour les cultivateurs, c’était obligé. Celui qui se faisait attraper était pénalisé d’une amende. Ordinairement, elle coûtait deux mille francs, mais elle dépendait de la gravité. Si tu ne pouvais pas payer, tu donnais un jerrican d’urwagwa ou une tôle de qualité. Il y en a même qui ont été amendés d’une chèvre.
Un vieux qui ne pouvait pas travailler, à cause de la fatigue, il ne payait rien s’il pouvait envoyer un fils chasser à sa place. Il y a même des hommes bien portants qui ont envoyé leur épouse les remplacer pour une journée dans les expéditions. Toutefois c’était inhabituel parce que ce n’était pas valable.
ADALBERT : Les premiers temps, les tueries étaient très réglementées, mais par après ce n’était plus aussi sévère. Celui qui se sentait fatigué, ou qui voulait s’orienter vers d’autres programmes annexes, comme des activités de pillage, de stockage de tôles, ou de marchandage, ou des réparations de maison, il pouvait demander la permission et payer une contribution à ceux qui boulottaient à sa place. Tu montrais une utilité à ta manière dans les tueries, ou tu payais. Toutefois tu n’étais plus obligé de tuer comme aux premiers jours.
Du moment que l’activité se poursuivait convenablement, du moment que tu ne prononçais aucune protestation à voix haute, les autorités se montraient plus coulantes.
Les amendes dépendaient de la gravité de la faute ou alors de la capacité de chacun. C’était mille ou deux mille francs pour un manquement ordinaire, mais ça pouvait monter à cinq mille, si tu exagérais. Au début, elles étaient très pénalisantes pour le cultivateur à cause de sa pauvreté. Par après, grâce aux pillages, elles devenaient plus acceptables. Surtout si tu profitais des oublis des impositeurs.
Marie-Chantal : « Les cultivateurs n’étaient pas assez riches, comme les gens aisés des villes, pour s’acheter la tranquillité de ne pas tuer. Comme les docteurs ou les professeurs de Kigali, qui payaient leurs domestiques ou leurs employés pour ne pas se salir.
Sur les collines, beaucoup tuaient simplement pour contourner leur pauvreté. S’ils suivaient les tueries, ils ne risquaient pas d’amendes et en plus ça pouvait rapporter grand au retour. Celui à qui la chance proposait de tôler sa toiture, il ne pouvait pas hésiter. »
IGNACE : Si un cohabitant remarquait que tu t’étais faufilé, il pouvait venir chez toi le soir ; et te demander une petite somme, sous la menace de te dénoncer au conseiller le lendemain ; et de t’obliger à payer une amende officielle plus pesante. S’il montrait un esprit collègue, tu étais gagnant à t’accorder avec lui. Raison pour laquelle, au sein de la bande, on s’arrangeait entre nous pour dissimuler nos manquements façon catimini.
JEAN-BAPTISTE : Au début c’était obligatoire, par après on s’est habitués. On est devenus naturellement méchants. On n’avait plus besoin d’encouragements ou d’amendes pour tuer, ni même de consignes ou de conseils. La discipline était relâche parce qu’elle n’était plus indispensable.
Je ne connais personne qui a été frappé parce qu’il refusait de tuer. Je connais un cas de punition par la mort, un cas particulier, une femme. Des jeunes gens l’ont coupée pour punir son mari qui avait refusé de tuer. Mais elle était bien tutsie. Par après le monsieur a participé sans rechigner ; bien au contraire il s’est montré parmi les plus diligents dans les marais.
Si un matin tu te sentais accablé, tu proposais de contribuer avec de la boisson et le lendemain tu allais. Tu pouvais aussi remplacer la tuerie par d’autres utilités, comme la préparation des repas des interahamwe de passage ; ou le rabattage des vaches éparpillées dans les taillis qui allaient être mangées. Et quand la bravoure te reprenait, tu reprenais l’outil et retournais dans les marigots.
FULGENCE : À part les amendes d’argent ou de boisson, je ne sais aucun cas de punition, comme des coups de bâton ou de machette pour refus d’obéissance. Les mauvais traitements pouvaient te menacer simplement si tu refusais de payer l’amende ; mais ça n’arrivait jamais, grâce à l’argent des butins et des pillages.
La personne riche, elle reçoit la nouvelle de son amende avec plus d’aisance, c’est bien une chose que j’ai apprise depuis.
IGNACE : Un soir, ils ont condamné une femme hutue à la peine capitale et ils l’ont coupée en public, pour montrer le mauvais exemple. Mais elle avait revendiqué avec insolence les vaches de son mari tutsi, qui venait d’être abattu. À part ce cas, personne n’a été coupé par punition à Kibungo. Ni même cogné.
PANCRACE : Il se disait que des gens avaient été malmenés pour s’être faufilés, mais je ne connais personnellement aucun cas sur notre colline. Je crois que ces gens étaient malmenés pour des chamailleries de pillages. Il y a même de mauvais collègues qui accusaient leurs avoisinants. Simplement pour récupérer une portion convoitée, une parcelle par exemple.
ÉLIE : Le soir, on devait préciser au chef ce qu’on avait tué. Beaucoup fanfaronnaient de crainte d’être nargués ou mal regardés. Raison pour laquelle, aussi, on n’enterrait pas les cadavres : celui qui était soupçonné de tricherie, il devait guider les vérificateurs vers la vérité.
Mais on n’était pas cogné si on s’était montré chétif dans la journée. Les obligations n’étaient pas si exagérées. On se trouvait seulement fort mal récompensé et c’était regrettable.
LÉOPORD : Le matin, je vérifiais les absences. Une personne pouvait se montrer défaillante parce qu’elle avait abusé de boissons, et ça passait parce que c’était une cause habituelle. Une personne pouvait pareillement présenter une occupation urgente, comme la maladie ou le marchandage. Toutefois si la cause n’était pas valable, la personne devait payer une amende, ou un jerrican d’urwagwa ; ça pouvait même monter jusqu’à un casier de Primus. Il y en a qui ont été bâtonnés, mais seulement s’ils mentaient effrontément.
PIO : Celui qui avait l’idée de ne pas tuer pour un jour, il pouvait s’esquiver sans difficulté. Mais celui qui avait l’idée de ne pas tuer du tout, il ne pouvait pas dévoiler cette idée, sinon il allait être tué à son tour devant une assistance.
Dire son désaccord à voix haute était fatal sur-le-champ. Donc, on ne sait pas si des gens ont eu cette idée.
Tu pouvais bien feindre, traînailler, prétexter, payer mais surtout ne pas t’opposer en mots. Ce devait être la mort si tu prononçais ton refus catégorique, même en catimini, à ton avoisinant.
Ton rang et ta fortune ne pouvaient te sauver du trépas si tu laissais échapper une bonté envers les Tutsis devant des regards méconnus. Pour nous, les bonnes paroles envers les Tutsis étaient plus tuantes que les mauvais gestes.