La pause des tôles
La ville de Bukavu, au bord du lac Kivu, à deux pas de la frontière rwandaise, jouissait autrefois d’un charme provincial et congolais qui ravissait ses habitants et les étrangers de passage. Mais cet été-là la gaieté de ses terrasses et la douceur des mélopées des pêcheurs sont ensevelies sous la misère d’une immense foule de réfugiés.
Nous sommes fin juillet 1994, quatre mois après les premiers coups de machette, un mois après les premiers exodes. Mon souvenir le plus insolite en arrivant dans la ville est celui d’un amoncellement de plaques de tôle, le long de la piste, dans les villages et aux abords des campements. Puis, de plus hauts amoncellements dans les rues du marché, et de plus hauts encore en descendant vers le fleuve, au passage de la douane, que jaugent avec une jubilation exubérante, derrière leurs Ray Ban, les caïds de l’armée congolaise.
Des centaines de milliers d’exilés en un cortège incessant s’éparpillent dans cette région du Kivu. Les plus épuisés s’étalent dans les terrains vagues, les plus vaillants poursuivent vers les camps de la région des volcans, les plus débrouillards ou les plus nantis se dispersent en ville. Les uns portent un baluchon, un enfant ; d’autres une chaise, des bassines ou des sacs de grain ; et les plus costauds avancent pliés en deux sous le poids de tôles. Ils les troquent contre des droits de passage à la frontière, des sacs de grain, des emplacements dans des bennes ou des champs.
En entrant au Rwanda, juste après la traversée du fleuve, vers la ville de Cyangugu, mon souvenir le plus étrange est encore celui de cet interminable et surréaliste cortège de porteurs de tôles. À ras bord des pirogues clandestines, sur des troncs de passeurs, dans des charrettes à bras, sous les fesses des passagers dans les bennes de camion, portées par une ou deux personnes, éparses autour des tentes ou des cabanes, empilées autour des campements, sur les pistes, dans les bananeraies dévastées, dans les profondeurs de la forêt, les tôles s’étendaient entre les bivouacs et les cortèges à perte de vue.
Sur le moment, ébranlé par le génocide qui venait de s’achever, ahuri au milieu de cette foule, un étranger pouvait classer cette bizarrerie au chapitre de la folie collective, de quelque traumatisme à comprendre plus tard. C’était méconnaître l’histoire de ces tôles.
Les tôles ont débarqué au Rwanda en même temps que les Belges, au lendemain de la Première Guerre mondiale, non sans raison puisqu’elles étaient destinées à couvrir les édifices coloniaux. Les tuiles couvraient les maisons des colons, les feuillages celles des Rwandais, les tôles devaient surmonter les bâtiments publics où les uns et les autres étaient amenés à se rencontrer.
C’était l’époque d’une tôle en fer d’un bon centimètre d’épaisseur, susceptible de résister une cinquantaine d’années, comme par hasard jusqu’à l’Indépendance. Au fil des années et de l’émancipation du peuple, la tôle s’est amincie et répandue dans les villes, les faubourgs et peu à peu sur les collines, pour recouvrir la presque totalité des habitations, y compris les plus modestes, que l’on désigne d’ailleurs sous le nom de terres-tôles. Depuis, la tôle est devenue l’unité de surface d’un habitat. On ne dit pas : « Untel s’est fait construire une maison de tant de mètres carrés », mais « … une maison de tant de tôles ».
Elles sont d’une longévité variable selon qu’elles sont importées d’Europe (le top), d’Ouganda (les plus compactes) ou du Kenya (les plus dures), ou fabriquées sur place, dans les usines Tolirwa de Kigando, près de Kigali. Les tôles autochtones sont les moins épaisses – trois millimètres –, les moins chères et les moins résistantes. Elles durent environ une quinzaine d’années, autant que les murs en pisé des maisons d’agriculteurs.
Après le génocide, certaines organisations humanitaires ont distribué des tôles en papyrus pressé, mais leur durée de vie de quelques mois n’a pas fait illusion, ni sur leur utilité, ni sur la bienveillance de leurs pourvoyeurs.
La tôle a fait une entrée tardive mais précipitée dans le Bugesera, pour recouvrir les maisons des premières vagues de réfugiés, au début des années 60. Légère, transportable, bon marché, elle est une aubaine dans un pays très pluvieux et ne disposant pas du chaume de céréales ou de savane.
Elle se vend neuve ou d’occasion, imperméable ou perméable, autrement dit trouée. Elle sert d’abord de clôture, le temps de l’édification des murs, puis de toiture, mais son utilisation ne s’arrête pas là. Descendue du toit, après usure ou affaissement des murs, elle sert en seconde main à construire des abris de cuisine, des toilettes, des enclos et des silos dans la cour. Elle entre aussi dans la fabrication des portes, des volets, des vérandas des cabarets, des coffres et des cercueils pour les démunis.
De tous les éléments de la maison – murs, charpentes, meubles, accessoires domestiques –, la tôle est le seul que le villageois ne peut fabriquer de ses mains, d’où sa valeur marchande. « Avant la guerre, à Kibungo, les gens organisaient des tombolas de tôles, raconte Innocent. Chacun en déposait une neuve, on faisait circuler des bouteilles d’urwagwa, on tirait au sort, et le chanceux lauréat repartait avec une toiture neuve. On pouvait aussi l’offrir convenablement, dans une dot avant les noces, par exemple. »
Une chèvre coûte deux tôles, une vache ankolé en vaut au moins vingt. Une tôle règle l’ardoise d’une quinzaine de Primus. Son prix en francs rwandais dépend de sa qualité et plus encore des saisons. « Pendant une sécheresse tenaillante, le cultivateur a tendance à démonter ses tôles pour les vendre et les remplacer par des feuilles plastique de sheetings HCR. Alors les prix piquent à terre, poursuit Innocent. Par après, si la récolte se montre copieuse, il les rachète, neuves ou usagées. Et le prix relève le nez. »
De multiples facteurs autres que la sécheresse peuvent alimenter le marché d’occasion, parmi lesquels le vol – « des garçons très agiles peuvent grimper sur un toit et découvrir des dormeurs pendant leurs rêves à l’aide de tissus mouillés, et s’enfuir dans la brousse, surtout s’ils savent que les propriétaires ont fêté » ; le jeu et l’alcoolisme sont causes fréquentes de découvert – on ne citera pas ici le nom d’un ami de Nyamata qui, en fin de beuverie, vendit pour une petite dernière avant la route ses tôles les unes après les autres, et finit à la belle étoile.
Néanmoins la cause la plus sérieuse du trafic, c’est la guerre, qui appauvrit et pousse à l’exil.
Si la tôle est le seul élément d’une maison que son propriétaire ne peut fabriquer sur place, elle est aussi celui qu’il peut transporter le plus facilement : quelques tours de vis et la voilà à terre à côté des baluchons. Sa standardisation la rend utilisable partout dans la région des Grands Lacs. C’est en 73 que les premières tôles du Bugesera ont suivi leurs propriétaires, en l’occurrence déjà des Tutsis qui fuyaient au Burundi. Puis, des réfugiés hutus burundais, fuyant la terreur de l’armée tutsie et les coups d’État, en ont ramené dans leurs camps au Rwanda. Ces va-et-vient se sont accélérés au début des années 90 avec l’intensification des affrontements des deux côtés de la frontière burundo-rwandaise. Ils ne laissaient quand même pas présager ce qu’il allait se passer pendant le printemps 1994.
Le 13 mai, dans la commune de Nyamata, tandis que résonnent les premiers coups de fusil des troupes du Front patriotique, la plupart des hommes abandonnent leurs machettes pour descendre ce qui reste sur les toits et préparer les chargements qu’ils emportent dans leur fuite le lendemain, à travers le pays, en direction de Bukavu ou de Goma, au Congo.
Évidemment, lors du grand retour des réfugiés hutus en automne 1996, les tôles ne les raccompagnent plus, abandonnées ou vendues en route ou dans les camps, confisquées ou rackettées à la frontière ou lors de leurs fuites. Aujourd’hui toutefois, sur les collines de Kibungo, Kanzenze ou N’tarama, les maisons habitées sont de nouveau toiturées, grâce aux rapatriés, de retour au pays dans le sillage des troupes victorieuses du Front patriotique, grâce aux dons internationaux et surtout grâce aux récupérations sur place.
Toutes les tôles, en effet, n’ont pas fait le voyage, bien au contraire. Signe de leur optimisme, de nombreux Hutus avaient fixé les leurs sur les toits avant de partir. Et une partie en a abandonné dans la panique, à quelques kilomètres de là, et les rescapés les ont ramassées à la fin des tueries.
D’autres enfin, plus astucieux, avaient pris le temps de les enterrer dans les bananeraies. Tôles de leurs toitures ou de leurs butins de pillages. Il se dit à Nyamata que la première initiative de certains prisonniers, à leur libération du pénitencier de Rilima, consiste à déterrer, une nuit sans lune, leur magot de zinc ondulé, un peu rouillé.
Parfois trop tard car, comme le raconte encore Innocent, « parfois un cultivateur tape de sa houe un coup de dur dans son champ, et aussitôt vous le voyez grandement sourire. Il sait qu’il vient de toucher une tôle et donc une gentille somme ».