La fête au village
ALPHONSE : Le premier soir, en revenant du massacre de l’église, la réception était très bien organisée par les encadreurs. On s’est tous retrouvés sur le terrain de football du départ. Les fusils tiraient dans les airs, les sifflets et des instruments musicaux consorts résonnaient.
Les enfants ont poussé vers le milieu toutes les vaches rameutées dans la journée. Le bourgmestre Bernard a offert les quarante plus grasses aux interahamwe, pour les remercier ; les autres vaches, à la population pour l’encourager. On a passé la soirée à les abattre, à chanter et à bavarder des nouveaux jours qui se promettaient. Ce fut la fête la plus emballante.
JEAN-BAPTISTE : Le soir, la bande se retrouvait au cabaret ; à Nyarunazi ou à Kibungo, ça dépendait. On pouvait aussi aller de l’un à l’autre. On commandait des casiers de Primus, on buvait et on blaguait pour se reposer de notre journée.
Il y en a qui passaient des nuits sans sommeil à vider des bouteilles, et qui s’en trouvaient encore plus attisés. D’autres qui s’en retournaient se reposer après s’être convenablement apaisés. Il y a des turbulents qui continuaient à tuer des vaches après les tueries, parce qu’ils ne pouvaient poser la machette. Raison pour laquelle il n’était pas possible d’attrouper les vaches pour l’avenir, et pour laquelle il fallait les manger sur-le-champ.
Moi, je traversais ces réjouissances avec un sourire de simulation et une oreille inquiète. J’avais posté un jeune veilleur pour ronder autour de ma maison ; mais je restais sur le qui-vive. La sauvegarde de mon épouse tutsie me tourmentait, surtout au cours des séances de boisson.
FULGENCE : Au cabaret, on faisait des comparaisons et des concours. Beaucoup haussaient leurs nombres, pour majorer leurs parts. D’autres les abaissaient parce que cela les incommodait de raconter le sang écoulé et de se vanter de ça. On trichait de part et d’autre et on se moquait de ceux qui exagéraient trop visiblement. Il y en a toutefois un, que l’on connaît bien aujourd’hui en prison, qui s’était vanté de plus de trente victimes en une grande journée, sans que personne ne l’accuse d’avoir menti.
PANCRACE : L’ambiance du soir était joyeuse. Toutefois il y en a qui venaient se chamailler les poings fermés ou les machettes encore salies à la main, à cause de parcelles mal distribuées. Pour les parcelles, les négociations retombaient dans la gravité. Comme beaucoup buvaient des Primus sans compter, ça pouvait devenir inquiétant.
La nuit, les chefs étaient partis emportant leur autorité ; la situation au centre de négoce n’était plus contrôlée comme dans les marais pendant la journée. C’était chaud et mal famé. Raison pour laquelle des femmes venaient chercher leur mari, et le menaient à la maison, si elles entendaient dire qu’il était mal entouré.
ADALBERT : Il y avait des enfants vagabonds, des enfants des rues de Nyamata, des enfants abandonnés par le malheur en quelque sorte, qui participaient dans les marais. De petits vauriens, si je puis dire. Mais les enfants éduqués des cultivateurs, eux, ne pouvaient pas aller. Ils se contentaient des occupations de pillage et des réjouissances sur les collines.
ALPHONSE : Pendant les tueries, on n’a connu aucun mariage, aucun baptême, aucun match de football, aucun office religieux comme Pâques. On ne trouvait plus d’intérêt pour cette catégorie de célébrations. On se fichait de ces bagatelles de dimanche. On était fourbus de travail, on devenait possédants, on se réjouissait sans préparation, on buvait autant qu’on demandait. Il y en a qui devenaient soûlards.
Celui qui ressentait de la tristesse en direction de quelqu’un qu’il avait tué devait bien cacher ses mots et ses regrets, de peur d’être traité de complice, et de s’en trouver bousculé. Il y a des buveurs qui devenaient méchants, parce qu’ils n’avaient pas trouvé à tuer de la journée ; d’autres qui devenaient méchants parce qu’ils avaient trop tué. Tu devais te montrer fêtard avec eux, sinon gare à toi.
Clémentine : « Le soir, les familles écoutaient de la musique, des danses folkloriques. De la musique rwandaise ou burundaise. Grâce au grand nombre de radiocassettes pillées, les familles se réjouissaient en musique, dans toutes les maisons. Tout le monde se sentait plus riche équitablement sans jalousie ou racontars et se congratulait. Les hommes chantaient, tout le monde buvait, les femmes changeaient de robes trois fois dans la soirée. C’était plus bruyant que des mariages, c’étaient des bacchanales quotidiennes. »
ÉLIE : On ne s’inquiétait plus d’économiser les piles alcalines, on allumait tous les postes de radio à la fois. C’était un perpétuel tapage musical. On écoutait la musique dansante et les chants traditionnels rwandais ; on écoutait les comédies de loisirs. On n’écoutait plus les discours et les informations.
Au fond, on se fichait bien de ce qui se complotait à Kigali. On ne se préoccupait plus des nouvelles dans le pays ; du moment qu’on savait que la tuerie se prolongeait dans les régions sans anicroches. Les misérables se montraient à l’aise, les riches se montraient riants. L’avenir nous promettait des joyeusetés. On se contentait de nos fêtes intimes, de bien manger, de bien boire et de bien s’amuser.
Par ailleurs, les jeunes gens pouvaient cacher une fille qu’ils avaient ramenée des marais, pour la coucher derrière un enclos, ou derrière une brousse. Mais quand ils avaient assez couché ou que ça se murmurait, ils devaient la faire tuer, pour éviter de graves pénalités.
Clémentine : « Je connaissais bien la bande. Ces gars étaient renommés à Kibungo pour mal se comporter quand ils avaient pris un grand lot de boissons. Avant les tueries, ils avaient coutume de chamailler les Tutsis. Ils tendaient des embuscades pour leur lancer des moqueries et des empoignades. Parmi eux, il y en avait qui prononçaient des paroles extrêmes envers les Tutsis, comme les appeler cancrelats et les menaçaient de mauvais sort. Surtout les anciens, et ça faisait rigoler les jeunes.
Donc, pendant les tueries, cette bande s’est bousculée au premier rang dans les marais. Ils s’en allaient ensemble à grands pas, ils s’entraidaient dans la journée, ils revenaient en chahutant sous le poids des butins. Le soir, ils racontaient toutes leurs vantardises pour démoraliser ceux qui n’avaient pas accompli une aussi bonne chasse. Ils n’étaient jamais fatigués de tuer, de narguer, de boire, de rire et de fêter. Ils présentaient une égale joyeuseté. »
LÉOPORD : Le soir, on se racontait les Tutsis qui s’étaient montrés récalcitrants ; ceux qui s’étaient fait attraper, ceux qui s’étaient échappés. Il y en a qui faisaient des concours. D’autres qui faisaient des pronostics ou des paris pour gagner une Primus supplémentaire. Ces vantardises nous contentaient, même si tu perdais tu te montrais satisfait.
Il y avait des séances de filles qui étaient forcées dans les brousses. Personne n’osait une remontrance à ça. Mêmes ceux que ça indignait, parce qu’ils avaient reçu les bénédictions à l’église par exemple, ils se disaient que ça n’allait rien changer puisque la fille devait bien mourir.
Moi, je n’avais pas de goût pour ces bagatelles, je n’aimais pas tant la boisson non plus. J’en acceptais une petite quantité par solidarité et je rentrais tôt, vers 8 heures, me coucher pour être en forme le lendemain. Puisque j’étais chef de cellule, je devais me sentir toujours prêt.
ADALBERT : Il y avait deux catégories de violeurs. Ceux qui prenaient les filles, et les utilisaient comme femmes jusqu’à la fin, jusque dans la fuite au Congo parfois. Eux, ils profitaient de la situation pour coucher avec des Tutsies fignolées, mais en échange ils leur montraient un petit quelque chose de considération. Et ceux qui les attrapaient juste pour blaguer avec le sexe en même temps que la boisson. Eux, ils les forçaient un court moment et les donnaient à tuer aussitôt après. Il n’y avait aucune consigne des autorités, les deux catégories étaient libres de faire ce qu’elles voulaient.
Il y avait bien sûr aussi le grand nombre de ceux qui ne se préoccupaient pas de ça ; faute de goût ou de considération pour ces fautes. Le grand nombre disait que ce n’était pas convenable, de mêler dans une même affaire les bagatelles et les tueries.
FULGENCE : Le soir, le climat était très joyeux. Mais la nuit, il se trouvait changé dès que j’arrivais à la maison. Ma femme se montrait peureuse avec moi. Elle ne se sentait plus sécurisée, elle ne voulait simplement plus coucher. Elle se tournait du mauvais côté. L’éveil et le sommeil nous séparaient, on n’espérait plus pareillement. Nombre de collègues ont cherché des affaires de sexe dans les taillis, simplement à cause du changement de climat dans leur literie.
ÉLIE : On rentrait repus, on avait bien bu. Le temps nous proposait des soirées de réjouissances très accueillantes. Il nous confondait le Bien et le Mal. Il se montrait sous son allure bienveillante.
Avec mon épouse, ça se passait normalement, elle savait qu’après cette journée je ne pouvais pas m’en passer.