À la recherche du juste
Nous sommes le 11 avril, le premier jour des chasses aux Tutsis sur la colline N’tarama. Vers midi, Isidore Mahandago se repose après une matinée de sarclage, assis sur une chaise devant sa maison terre-tôle. Isidore Mahandago est un cultivateur hutu âgé de soixante-cinq ans, arrivé vingt ans plus tôt à Rugunga, sur la colline de N’tarama.
Des gaillards armés de machettes montent en chantant sur le chemin près de sa maison. De sa voix grave d’ancien, Isidore les interpelle et les sermonne en public, devant les voisins : « Vous, jeunes gens, êtes des malfaisants. Faites demi-tour sur vos talons. Vos lames pointent un terrible malheur pour nous tous. Ne répandez pas des chamailleries trop graves pour nous cultivateurs. Retournez dans vos parcelles sans plus tourmenter nos avoisinants. » Deux tueurs s’approchent de lui en riant et, sans lui répondre, l’abattent à coups de machette. Parmi eux se trouve le fils de la victime, qui, aux dires des témoins de la scène, ne proteste ni ne s’arrête pour se pencher sur le corps. Les gaillards reprennent leur route et leurs chansons.
Isidore Mahandago est le Juste de N’tarama.
Le lendemain, trois kilomètres plus loin, dans une brousse de Kibungo, Marcel Sengali est en train de garder un troupeau d’ankolé tache/tache aux cornes en lyre. La famille Sengali habite Kingabo, un secteur peuplé de Tutsis, à l’exception de trois familles hutues, dont la sienne, converties à l’élevage au fil du temps par imitation. La convivialité est telle entre les uns et les autres qu’ils mêlent leurs bêtes en un seul troupeau.
D’autres gaillards armés de machettes montent sur le chemin et l’aperçoivent en contrebas au milieu des vaches, à l’ombre d’un umunzenze. Ils dévalent vers lui et, sans même l’interroger, le tuent à la machette. En fouillant la veste du mort, ils découvrent la mention « hutu » sur sa carte d’identité, et leur sanglante méprise.
Deux jours plus tard, sa veuve, Martienne Niyiragashoki, décide de suivre leurs voisins de toujours, tutsis, dans les marais où ils tentent d’échapper aux hordes de tueurs. Son fils, Gahutu, est l’un d’eux. Apprenant la fuite de sa mère dans les marécages de papyrus, il descend au bord à plusieurs reprises pour lui hurler l’ordre d’en sortir et lui promettre sa protection. Martienne Niyiragashoki refuse chaque fois, au contraire d’autres Hutus qui, réfugiés les premiers jours dans les marais, le plus souvent à la suite d’un conjoint, ont abandonné leurs proches pour regagner la rive et la vie sauve. Le corps de Martienne est retrouvé beaucoup plus tard, haché.
Marcel Sengali et Martienne Niyiragashoki sont les Justes de Kibungo.
François Kalinganiré était un fonctionnaire influent de Kanzenze. Il avait même été bourgmestre de la commune de Nyamata dans les années 80, mais avait été déposé en 1991, parce qu’il avait rejoint une formation modérée au moment de la création des partis politiques. Il dirigeait le centre de formation des jeunes de Mayange, sans ennui mais sans être oublié par la rancune de ses adversaires.
Le 12 avril, deuxième jour des massacres, certains d’entre eux, accompagnés d’interahamwe, se présentent chez lui. Ils savent qu’il est marié à une Tutsie et lui ordonnent de la tuer pour faire acte d’adhésion au projet de génocide. Il refuse stoïquement et leur interdit l’entrée de sa maison ; les voisins, effrayés par la scène, le pressent d’obéir et de sacrifier son épouse. Il persiste et tente d’éconduire les visiteurs. Il est assassiné dans sa cour, et enterré sur sa parcelle.
Il est le Juste de Kanzenze.
À ces personnes, originaires de la région et nommément connues, il faut associer des Justes anonymes. Dans la forêt de Kayumba, située au-dessus de Nyamata, environ 5 000 personnes tentent d’échapper aux massacres, parmi elles Innocent, Benoît l’éleveur au chapeau de feutre, Théoneste le tailleur des dames, d’autres amis qui se sont méfiés des églises et des marais. Au contraire de leurs congénères qui s’immobilisent dans la vase sous les papyrus, ceux de Kayumba sprintent et slaloment toute la journée entre les eucalyptus, pour échapper aux chasseurs lancés à leurs trousses et survivre jusqu’aux ténèbres.
Une nuit, Innocent rencontre trois inconnus. Ils sont adossés à des arbres, ils se reposent dans l’attente de l’aube. Innocent raconte : « C’étaient des Hutus qui n’étaient pas d’ici. De Ruhengeri, je crois. On les appelle les abapagasi, des gars venus proposer leurs bras de journaliers sur des parcelles intenses en échange du manger. Ils ne s’étaient pas trompés de direction. On les a gentiment questionnés. Ils ont dit que, puisqu’ils étaient de confession pentecôtiste, il leur était interdit par les Saintes Écritures de tuer des hommes que le Bon Dieu avait créés à son image. Et puisqu’ils étaient interdits par les autorités de quitter la commune, ils avaient pris le chemin de la forêt.
Dans le chaos des courses-poursuites, on les a perdus de vue. Par après, j’ai essayé de m’informer de leur sort mais n’en ai même plus entendu ouï dire. Ont-ils été coupés dans les mêlées, ont-ils réussi à s’échapper et à regagner leur région natale ? Personne ne sait. En tout cas, à la fin, on a fini à vingt survivants dans la forêt, et ils n’étaient pas de ceux-là. »
Ces trois ouvriers agricoles sont des Justes inconnus qui représentent sans doute d’autres anonymes.
Et les Justes encore en vie, qui et où sont-ils ? En vérité, après de nombreuses visites et recherches, nous n’en avons pas encore rencontré sur les trois collines de Kibungo, N’tarama ou Kanzenze. Aussi vais-je plutôt évoquer des gens dignes. Ibrahim Nsengiyumua, un prospère négociant de Kibungo, qui paie amende sur amende pour ne pas tuer ni piller, au point de se ruiner « parce qu’il avait amassé assez de richesses dans son existence pour ne pas la gâcher de sang », explique Innocent.
Valérie Nyirarudodo, qui sort de la maternité avec un enfant en plus des siens. Une maman, domiciliée dans une maison au pied de la forêt de Kayumba, qui gifle ses enfants parce qu’ils dénoncent des Tutsis dissimulés dans une broussaille. De nombreuses personnes qui, selon l’expression de Christine Nyiransabimana, une jeune cultivatrice, « pouvaient bien feindre, paresser loin à l’arrière et revenir le soir sans avoir sali la machette… mais devaient se montrer derrière le groupe ».
Pour finir, mentionnons le cas particulier de conjoints de mariages mixtes, qui sauvent une épouse et quelques parents, malgré une impitoyable sanction. Au contraire de l’administration nazie, qui en général classait les conjoints juifs de mariage mixte d’après leur confession et instruction, juive ou chrétienne, et décidait de leur sort sur ce critère, l’administration d’Habyarimana applique une règle plus simpliste et sexiste. Les maris tutsis doivent être exécutés, et ils le sont sans exception. Les épouses tutsies peuvent être épargnées, avec elles parfois leurs enfants, si toutefois leurs maris hutus acceptent des conditions que résume ainsi Jean-Baptiste Murangira : « … des femmes tutsies possédées par des Hutus misérables devaient être tuées, mais leurs enfants pouvaient être sauvés. Des femmes tutsies possédées par des Hutus nantis comme il faut pouvaient être préservées si toutefois les maris se présentaient bien visibles dans des corvées de tueries… »
Ainsi l’agent recenseur Jean-Baptiste Murangira sauve son épouse Spéciose Mukandahunga, le juge Jean-Baptiste Ntarwandya sauve son épouse Drocelle Umupfasoni, l’adjudant-chef à la retraite Marc Nsabimana sauve son épouse Annonciata Mukaligo, le directeur de la Poste et quelques autres notables ou cultivateurs prospères protègent leurs femmes respectives. Le premier, à la suite d’aveux spontanés sur « des corvées de tueries », est condamné à la prison. Le deuxième, après deux années d’emprisonnement, est relaxé sur la foi de témoignages amicaux. Son dossier est classé, mais il n’a pas réintégré son bureau au parquet. Le troisième, convoqué plusieurs fois au tribunal et cité dans plusieurs procès, n’est pas poursuivi à ce jour. Qu’ils avouent ou nient, tous trois se montrent peu diserts sur leur comportement à l’époque du génocide et ne revendiquent aucune gratitude publique.