Les murs du pénitencier

Quand nous lisons des récits de guerre ou vivons des périodes de guerre, nous sommes étonnés de voir à quel point les gens osent affronter leur peur, ou combien ils résistent à la tentation de fuir quand ils le peuvent encore, malgré leur peur. Résistance nourrie de courage, d’illusions et d’espoirs, de naïveté et d’aveuglement, de fatalisme aussi.

Par exemple, lors de la Seconde Guerre mondiale, le refus d’un grand nombre de communautés juives de prendre conscience des menaces d’extermination, qui se concrétisent jour après jour, et de réagir avant que les frontières et ghettos ne se ferment, est encore aujourd’hui surprenant.

Plus récemment, en Bosnie-Herzégovine, l’obstination des musulmans à ignorer les ravages des raids et de la purification ethnique alentour, même lorsque les maisons du village d’à côté s’enflamment et que résonnent les rafales, leur entêtement à rester jusqu’à l’inéluctable arrivée des camions de miliciens, est aussi incompréhensible qu’admirable. Ainsi au Liban, en Sierra Leone ou en Tchétchénie, où les gens, dans des paysages de ruines, s’accrochent si longtemps à leurs « chez-soi » et retardent un exil possible.

C’est pourquoi, lorsque, aux premiers jours de l’été 1994, à la fin du génocide, un peuple de 2 millions de Hutus s’est levé comme un seul homme et a pris en quelques jours, si soudainement, les routes de l’exode, nous avons compris que la peur des armes et de la vengeance des troupes du FPR ne pouvait en être le seul motif. Nous avons deviné, sans penser à le définir, qu’il fallait un moteur psychique d’une efficacité sans commune mesure avec le seul instinct de survie pour entraîner si puissamment vers le Congo cette foule immense qui abandonnait maisons, parcelles, professions, habitudes, sans hésitation ni regard en arrière.

Deux ans plus tard, ces familles sont revenues sur leurs parcelles, sans s’être débarrassées dans les camps de cette culpabilité collective, un sentiment de honte qui aujourd’hui se fond à la hantise du soupçon, de la punition, de la vengeance ; qui se mêlent aux angoisses, traumatiques, des Tutsis, et plombent une atmosphère que décrit en quelques phrases Sylvie Umubyeyi : « Il y a ceux qui ont peur des collines où ils devraient pourtant cultiver. Il y a ceux qui ont peur de rencontrer des Hutus sur le chemin. Il y a des Hutus qui ont sauvé des Tutsis, mais qui n’osent plus entrer dans leurs villages, de crainte qu’on ne les croie pas. Il y a les gens qui ont peur des visites ou de la nuit. Il y a des visages innocents qui font peur et qui ont peur de faire peur, pareils à des visages de criminels. Il y a la peur des menaces, la panique des souvenirs. »

Après un génocide, les angoisses sont d’une persistance vertigineuse. Le silence qui en découle sur les collines rwandaises est indicible et incomparable, pour les témoins que nous sommes aujourd’hui, avec les habituels non-dits des après-guerres, sinon au Cambodge précisément. Entre eux seulement les rescapés parviennent à surmonter ce silence. Mais au sein de la communauté des tueurs, innocent ou coupable, chacun compose son rôle de muet ou d’amnésique.



À Nyamata, j’entretiens des relations cordiales, parfois amicales, avec des familles hutues. J’ai des conversations avec des personnes délivrées de tout soupçon, des femmes exemptes de la moindre accusation. Je parle derrière des maisons avec des parents de tueurs, hors des regards ; j’ai auparavant bavardé avec d’anciens caciques du régime Habyarimana exilés en Afrique ou en Europe, sous couvert d’anonymat. Toutes ces conversations sont sans grand intérêt, parfois absurdes. La mauvaise foi, le mensonge et le négationnisme rivalisent avec la gêne et la peur dès que l’on aborde les événements du génocide.

Voilà encore une conséquence singulière d’un génocide : le témoignage des tueurs. Il n’a pas été difficile d’obtenir des récits, sincères et précis, de militaires du Viêt Nam, de tortionnaires de la guerre d’Algérie ou de la dictature argentine, de miliciens de la purification ethnique en Bosnie-Herzégovine, de barbouzes des camps de détention irakiens ou iraniens ; parfois usant de la maxime d’Oscar Wilde : « Donnez un masque à un homme, il vous dira la vérité. »

Mais, au lendemain d’un génocide, les louvoiements des tueurs lambda et de leurs familles dépassent l’entendement, et ils ne peuvent être expliqués par la seule crainte des représailles.



À la fin des entretiens avec les rescapés, je me rends donc au pénitencier de Rilima qui détient les prisonniers de la région, pour mettre des visages et des voix sur les tueurs évoqués par les rescapés. L’une des particularités des récits des rescapés était en effet que, dissimulés dans la boue, sous les papyrus, pendant les chasses, ils n’avaient presque jamais vu les tueurs, décrits seulement à travers ce que leurs mouvements et cris laissaient imaginer.

Mais j’y vais avec l’intuition que les conversations dans la prison seront aussi pénibles et vaines qu’au sein des familles hutues, sur les collines. Intuition fausse ; dès les premières rencontres, la discussion avec des prisonniers s’avère de nature différente : beaucoup plus directe et concrète. Par la suite, la succession des visites confirme l’idée que seul un tueur emprisonné peut raconter, seul un tueur qui n’a pas encore vécu une période de liberté va raconter. Manifestement, plus les Hutus sont libres sur leurs parcelles, moins ils le sont de leurs paroles. À l’inverse, plus les murs de la prison sont épais, plus ils encouragent les narrations, protégeant leurs auteurs de la vindicte des victimes qui pourraient connaître un nom, des collègues et voisins qui les accuseraient de trahison, ou des enfants qui éprouveraient de la honte.

À preuve, quand Ignace, le premier de la bande à sortir libre du pénitencier grâce à son âge, en janvier 2003, donc après les entretiens, retournera sur sa parcelle de Nganwa, il marmonnera sur sa participation au livre et refusera d’aborder les sujets discutés et enregistrés dans le jardin de Rilima.



Pourtant, très vite, il s’avère aussi que ces murs ne sont pas suffisants. Il faut aussi entamer le dialogue avec le tueur à un moment particulier de sa vie de prisonnier. C’est-à-dire quand l’instruction de son dossier est bouclée, qu’il est condamné à une peine plus ou moins longue. Un moment où il sait que son récit ne peut plus influencer la décision de la justice, et où il pense qu’il ne va pas être confronté avec l’extérieur pendant une longue durée.

Le moment, aussi, où il a franchi le pas des aveux – aussi ténus soient-ils –, c’est-à-dire où il accepte de décrire certains de ses actes, où il admet peu ou prou une participation volontaire dans les massacres. Que le tueur reconnaisse une implication, quels que soient ses calculs et malices, est en effet indispensable. S’il nie tout, ou s’il décharge mécaniquement sa responsabilité sur autrui, s’il récuse la moindre initiative individuelle, s’il dément la moindre adhésion intellectuelle au projet et nie un minimum d’intérêt ou de plaisir à l’exécuter, on retrouve les litanies entendues dans toutes les familles sur les collines : « … ce n’était pas moi, c’étaient les autres… », « … je n’étais pas là, je n’ai rien vu… », « … si les Tutsis ne s’étaient pas enfuis, ce ne serait pas arrivé… », « … je ne voulais pas, mais j’étais forcé… », « … si je ne l’avais pas fait, un autre l’aurait fait en pire… », « … je n’y suis pour rien, à preuve, j’ai toujours eu des amis tutsis… »

D’où l’importance de s’adresser à un groupe, en l’occurrence une bande de copains de Kibungo, unis depuis le début, qui acceptent et discutent des conditions des entretiens entre eux, se consultent entre les rendez-vous, pour affronter ensemble leurs souvenirs de tueurs.