Les souffrances

ADALBERT : Il y en a qui ont beaucoup maltraité parce qu’ils tuaient de trop. Leurs tueries leur étaient goûteuses. Ils avaient besoin d’un enivrement, pareil à celui de qui appelle de plus en plus fort sa bouteille.

La mort animale ne les contentait plus de façon satisfaisante, ils se sentaient frustrés quand ils abattaient simplement un Tutsi. Ils voulaient de l’effervescence. Ils se sentaient comme lésés si le Tutsi mourait sans mot dire. Raison pour laquelle ils ne frappaient plus sur les parties mortelles, pour savourer les coups et mieux entendre les cris.



FULGENCE : Les souffrances mettaient à jour la méchanceté ou la gentillesse naturelles de chacun. Il y avait des gens féroces qui nous excitaient à faire souffrir. Mais ils étaient le très petit nombre. Le grand nombre se montrait gêné de ces souffrances terribles.

Sauf bien entendu pour le fuyard qui nous avait trop fait suer à courir dans les marigots, on terminait le boulot seulement comme il faut. Toutefois je remarquais que les porteurs de fusil ne visaient jamais les fugitifs quand ils voulaient les éparpiller pour les suiveurs ; ils tiraient en l’air de crainte de les envoyer vers une mort trop rapide.



PANCRACE : Les tortures étaient des activités supplémentaires, suite à des décisions individuelles ou de petites assemblées. Elles étaient seulement des distractions, comme une récréation au milieu d’un long labeur. Mais les consignes n’étaient que de tuer simplement.

Il y en a qui tuaient lentement parce qu’ils étaient apeurés, d’autres parce qu’ils étaient faiblards, d’autres parce qu’ils étaient je-m’en-foutistes, d’autres par férocité. Moi, je frappais vite sans être préoccupé de ça. Je ne pensais pas à ces satanismes, je me dépêchais de finir le programme de la journée.



ALPHONSE : Il y en a qui s’amusaient de leur machette sur les Tutsis, pour se montrer habiles à la ronde. Ils fanfaronnaient pour répandre des vantardises plus tard dans la soirée. Il y en a qui s’attardaient de leur machette simplement pour punir. Si un Tutsi avait épuisé un fauteur dans une course-poursuite, il pouvait être taquiné de la pointe de la machette, ce pouvait être terrible pour lui. C’était comme montrer le mauvais exemple, sauf qu’il ne restait plus de vivants pour le remarquer.



JEAN-BAPTISTE : Il y a eu des souffrances extrêmes sur des personnes notables, des négociants de renom. Donc pour les punir de leurs méfaits passés ou leur faire cracher la cachette de leurs économies. Il y a eu aussi des souffrances sur des personnes avec qui on avait eu un différend tenace ; un marché qui ne s’était pas réglé ou une discorde sur des piétinements de vaches, par exemple. Mais elles étaient le petit nombre. Il n’y avait aucune consigne en ce sens. Les chefs répétaient : « Tuez, et vite, c’est tout. Il ne sert à rien de lambiner. »

Au Congo, sur le chemin du retour, j’ai connu des fauteurs poussés par la folie dans le lac Kivu. Une terreur les a plongés dans un engloutissement. Ils pensaient que la mort les accueillerait avec plus de clémence dans les eaux que sur les collines. Des menaces atroces se sont agitées dans tous les sens quand s’est approché le retour. La terreur leur promettait des détails d’une mort redoutable, puisqu’ils avaient eux-mêmes coupé en grand nombre d’une manière redoutable. Mais ils étaient des exceptions.



PIO : Il y a eu des souffrances volontaires et des souffrances involontaires, si je puis dire. Car nombre de Tutsis finissaient dans les hurlements de coupures simplement à cause de manquements techniques. C’étaient des blessés qu’on abandonnait remuants par précipitation, par inattention, par dégoût de ce qui venait d’être accompli, plus que par méchanceté. C’étaient des souffrances par laisser-aller.



LÉOPORD : J’ai vu des cas de collègues qui s’attardaient devant leur prise pour la faire souffrir durablement.

Mais souvent ils laissaient la personne inachevée simplement parce qu’ils étaient trop pressés d’aller piller. Par exemple, ils donnaient le premier coup de machette et ils apercevaient un vélo, et hop, ils préféraient monter sur le vélo plutôt que de terminer le boulot. Pareil pour un toit de tôles impeccables. C’était de la gourmandise plus que de la méchanceté. Moi, je faisais confiance au temps pour chacune de ces occupations. Je tapais juste et court, je tapais juste pour faire.



ÉLIE : La souffrance était à la convenance de chacun, du moment qu’il faisait son boulot par ailleurs. Les intimidateurs ne donnaient aucun conseil en particulier pour encourager les souffrances ou pour les décourager. Ils répétaient : « Juste on tue, et ça va. » Nous, on s’en fichait. Si un collègue devait blaguer une victime, on continuait le chemin. Mais je dois dire que les achèvements de blessés étaient trop négligés. Même si ce n’était pas par méchanceté, ce n’était pas par gentillesse.



ALPHONSE : Sauver les nourrissons, ce n’était pas praticable. Ils étaient abattus contre les murs et les arbres, ou ils étaient coupés directement. Mais ils étaient tués plus rapidement, rapport à leur petite taille et parce que leurs souffrances n’étaient d’aucune utilité. On a dit qu’à l’église de Nyamata, on a brûlé des enfants dans l’essence, c’était peut-être vrai, mais c’était le petit nombre dans un brouhaha de premier jour. Par après il n’a pas duré. En tout cas je n’ai plus rien remarqué. Les nourrissons ne pouvaient rien comprendre du pourquoi des souffrances, ça ne valait pas de s’attarder sur eux.



FULGENCE : Quand on voyait les Tutsis qui serpentaient dans les marigots, ça faisait rigoler des gars. Certains les laissaient traîner davantage pour blaguer davantage. Mais ce n’était pas le cas de tout le monde. Il y en a qui s’en fichaient, ils ne s’attardaient pas à ces moqueries. Si c’était plus facile de les attraper serpentant, c’était mieux et c’était tout.



ADALBERT : Quand on apercevait une petite assemblée de fuyards qui tentaient de s’échapper en rampant dans la boue, on les traitait de serpents. Avant les tueries, on les appelait normalement cancrelats. Mais pendant, c’était mieux adapté de les appeler serpents, à cause de leur attitude, ou de vauriens, ou de chiens, parce que chez nous on ne considère pas les chiens ; en tout cas des moins que rien.

Pour certains d’entre nous, c’étaient des moqueries distrayantes sans conséquence. L’important était de ne pas les laisser s’échapper. Pour d’autres, c’étaient des insultes revigorantes. Elles facilitaient le boulot. Les fauteurs se sentaient moins gênés d’insulter et de cogner sur des rampants en haillons que sur des personnes correctement debout. Parce qu’ils se montraient moins semblables dans cette position.



Clémentine : « Parfois les hommes revenaient de leur expédition en poussant devant eux un fugitif. Ils l’arrêtaient au centre de négoce. Ils lui enlevaient la montre et les souliers. Parfois aussi ils lui ôtaient ses vêtements. En tout cas au début des tueries, car après les fugitifs étaient tellement gueux qu’il n’y avait plus rien de valable à retirer.

Ces condamnés étaient surtout des connaissances qui avaient tenté de tricher. De se faire passer pour des Hutus par exemple. Ou des personnes qui avaient été riches et importantes auparavant. Ou des connaissances mal aimées tout simplement à cause de querelles anciennes.

Les tueurs appelaient tout le monde à regarder. Toutes les femmes et les enfants s’assemblaient sur la place du spectacle. Il y a des gens qui tenaient encore une boisson à la main, ou leur nourrisson dans le dos. Les tueurs leur coupaient les membres, ils leur écrasaient les os à l’aide d’un gourdin sans toutefois les tuer. Ils voulaient qu’ils durent. Ils voulaient que l’assistance prenne des enseignements de ces tourments. Les cris fusaient de tous côtés. C’étaient de bruyantes kermesses, très rares et très suivies. »



Jean : « Il n’y avait plus d’école, plus de loisirs, plus de jeux de ballon et consorts. Quand il y avait une séance de coupage en public, comme à l’église ou au centre de négoce, tous les enfants venaient s’assembler. On n’était obligés ni d’un côté ni de l’autre. Celui qui n’était pas avisé était attiré par les cris. On regardait tous les détails de sang. On pouvait se presser devant ou derrière, selon la curiosité. C’était nos seules occupations de groupe. »



Sylvie : « Tous les petits enfants ont tout vu des tueries publiques. Même s’ils refusent d’en parler aujourd’hui, ils laissent parfois échapper des mots qui prouvent qu’ils assistaient à ces spectacles de supplice. Ils devaient bien regarder pour l’exemple et la distraction. Les plus grands, au-dessus de douze ou treize ans, pouvaient même parfois participer. Même s’ils ne tuaient pas de leurs bras, ils partaient avec les chiens à dénicher les fugitifs dans leurs cachettes de brousse. C’était leur activité pendant toutes ces semaines sans école, sans jeux, sans église. Avec les pillages.

Il est impossible de prononcer un nombre, mais beaucoup d’enfants ont tué. Il y en a qui racontent qu’ils étaient dégoûtés, qu’ils étaient apeurés, mais étaient obligés de couper, par leur papa ou maman. Le grand nombre est totalement muet dès qu’il entend parler des tueries, même des années passées. Être muet ne permet ni de conclure ni de changer. »



LÉOPORD : Un jour, le conseiller a déclaré : « Une femme couchée n’a plus d’ethnie. » Par après ces paroles, des hommes capturaient des filles et les ramenaient pour femmes sur leur parcelle. Beaucoup craignaient les remontrances de leur épouse et forçaient les filles en plein travail de tuerie dans les marigots, sans même se cacher de leurs camarades derrière des papyrus.

Il y a des filles qui ont sauvé leur existence grâce à ça, ou pour un temps long qui tient encore maintenant. Surtout si elles étaient attrapées par des mains de militaires, qui n’avaient personne à la maison. Dans les mains de cultivateurs, ça ne pouvait évidemment pas durer.



Clémentine : « Mon époux tutsi s’était enfui dans les marais. J’avais mis au monde, la première semaine des tueries, dans une maison délaissée, parce qu’ils avaient enflammé notre maison. Des cohabitants de passage grinçaient contre le nouveau-né. Ils haranguaient à la porte : “Celle-là est bien des nôtres, mais son fils est tutsi. Il n’a plus sa place vivant.” Quand ils se montraient trop menaçants, je devais me coucher sous eux pour préserver la vie du petit. Comme ils se le racontaient entre eux, ça se répétait souvent. »



PANCRACE : Il se disait souvent le soir et même dans les veillées d’auparavant : « Voyez ces Tutsis comme ils présentent des tailles allongées. Voilà pourquoi ils se montrent si fiers et nous considèrent comme des gens subalternes. Voilà pourquoi leurs filles sont si prisées. » Donc à l’heure venue des tueries, si un tueur au mauvais œil attrapait une victime un peu grande dans les roseaux, il pouvait bien la cogner aux jambes, à l’endroit des chevilles par exemple, et les bras pareillement, et la laissait coupée plus court sans un coup fatal. Même si elle n’était pas si grande, du moment que c’était une femme.