Des gars en bonne forme
Deux itinéraires mènent au pénitencier de Rilima. L’un est une piste sableuse qui relie des hameaux écrasés de chaleur. L’autre, pédestre, coupe à travers la savane et permet aux familles des trois collines de s’y rendre en sept ou dix heures de marche, selon le poids des ballots qu’elles amènent les jours de visite.
Le pénitencier en briques beiges se dresse, telle une forteresse, sur une butte d’où l’on surplombe le lac Kidogo, et plus loin des marais du fleuve Nyabarongo qui réapparaît dans le paysage après un détour. Partout ailleurs, des immensités désertiques de terre et de broussailles, verdies çà et là par des oasis de maïs et de haricots stoïques. Rilima règne sur la zone la plus sèche du Bugesera.
Dans Dans le nu de la vie, j’écrivais ceci : « La muraille de la bâtisse carcérale, sans miradors ni rouleaux barbelés, domine un monticule. Un portail de fer orange laisse se glisser les prisonniers autorisés à sortir. À cinquante mètres de cette porte, on est saisi, à la fois par le vacarme des orchestres qui rivalisent de rythmes et de chants, et par une suffocante odeur de transpiration, sans doute aussi de tambouille et d’immondices. Un seul regard à travers l’ouverture permet de deviner l’indescriptible promiscuité qui règne à l’intérieur des murs. »
Deux ans plus tard, cette description n’appelle aucune correction. La population s’élève encore à environ 7 500 prisonniers, dans des locaux construits pour en accueillir trois fois moins. Ils dorment par blocs de cinq cents, sur des lits métalliques superposés, le plus souvent matelassés avec des cartons et des couvertures. Environ cinq cents dorment dans la cour, abrités sous des bâches en plastique.
Cependant, malgré le surpeuplement, l’hygiène des prisonniers s’est considérablement améliorée grâce aux effets de la politique de réconciliation nationale, aux financements internationaux spécifiques à ces pénitenciers, à l’intervention quotidienne de la Croix-Rouge, au point de surpasser nettement celle des villageois des plateaux désertiques alentour, surtout au moment des épidémies de malaria et des grandes sécheresses. L’administration fournit la farine de maïs et de sorgho, les haricots, le bois de chauffage et deux heures d’électricité quotidiennes. La Croix-Rouge complète le ravitaillement en huile, matériel de nettoyage et de couchage, médicaments, et distribue d’insolites uniformes roses impeccablement taillés.
Le réveil des prisonniers est fixé à 5 h 30. Ceux qui entament la journée par la prière se réveillent mutuellement une demi-heure plus tôt. À 6 heures commence la corvée d’eau, qui consiste à puiser dans le lac, en un ininterrompu va-et-vient de bidons portés à dos d’homme, quelque quarante mille litres destinés à la boisson et à la toilette. L’unique repas de la journée est servi, bloc après bloc, de 9 à 15 heures. S’y ajoutent des extra, en provenance des familles et du marché noir.
Dans le même temps, les escouades s’en vont au travail sur les soixante-dix hectares du pénitencier, sur les chantiers de la région, dans des ateliers de ferronnerie, d’horlogerie, de mécanique, de coiffure. Le travail, facultatif et bénévole, ne rapporte que de modestes avantages, sauf bien sûr aux cuisines de la prison, qui engraissent les heureux élus ainsi que les conseillers juristes, les chefs et les prédicateurs qui viennent prélever leurs émoluments directement dans les marmites. Le clergé des multiples églises se partage les après-midi pour les offices religieux, et la journée du dimanche par tranche de deux heures.
Les visites sont autorisées pour tous les prisonniers deux fois par semaine. Mais, après des heures de marche et des heures d’attente autour de l’enceinte, les familles peuvent parler avec le prisonnier quelques secondes tout au plus, dans un charivari d’exclamations, d’ordres et d’échanges de victuailles très décourageant. La plupart des prisonniers n’ont été visités qu’une ou deux fois depuis le début de leur internement. Cette absence de lien avec le monde extérieur accentue leur isolement.
Les gars de la bande de Kibungo sont en bonne forme physique et psychologique, normalement nourris et soignés. Ils souffrent de la promiscuité, mais d’aucun mal ou manque susceptible de modifier leur comportement envers nous.
Sur les conseils d’Innocent, je contacte d’abord les deux personnes qui ont un ascendant sur le groupe : Jean-Baptiste Murangira, ancien fonctionnaire de N’tarama, aujourd’hui animateur d’une association de repentis ; et Adalbert Munzigura, hier meneur interahamwe à Kibungo, aujourd’hui responsable de la sécurité en prison, chef de la bande hier et aujourd’hui. Après leur accord, nous rassemblons la bande pour lui exposer le projet et en discuter les règles.
De notre côté, nous nous engageons à : ne rien divulguer des entretiens ni aux juges, avocats, directeurs, ni aux amis de cabaret à Nyamata, ni aux parents des victimes ou à leurs propres familles ; ne rien publier avant la fin de leurs procès et les verdicts définitifs de leurs condamnations, afin que leurs récits ne puissent ni les desservir ni les servir.
Leur collaboration collective est rémunérée en provisions de sucre, sel, savon, boissons sucrées, médicaments listés par eux. Une autre forme d’échange très appréciée consiste à leur apporter des nouvelles de leurs familles, chez qui nous passons dans l’après-midi et à qui nous transmettons leurs messages.
De leur côté, ils sont libres de se retirer à n’importe quel moment, momentanément ou définitivement, sans conséquences pour leurs collègues. De fait, personne ne le demandera.
Ils doivent adopter une attitude commune quand ils ne veulent pas répondre à certaines questions. S’ils les jugent mauvaises ou embarrassantes, ils signalent leur refus de répondre en quelques mots, ou par un silence ; si possible ils explicitent leur refus ; mais ils s’engagent à ne pas mentir et raconter n’importe quoi.
Cette règle, apparemment simple et acceptée d’emblée, s’avère dans les premiers temps un sujet de discussions épuisantes, parfois tendues, car les gars ne peuvent s’empêcher de reproduire, face à Innocent et moi, leur système de défense élaboré à l’attention de la justice, de leur famille ou de leur conscience, en mêlant plus ou moins spontanément ou tactiquement trop de mensonges à leurs récits. Cela m’oblige d’ailleurs à rompre les entretiens avec deux d’entre eux, à les exclure du groupe, car leur entêtement à proposer des narrations invraisemblables, à nier des évidences, à se complaire dans un nihilisme benêt, devient stérile.
Mais, au terme de ces incompréhensions et de ces tâtonnements, les autres admettent peu à peu cette façon de ne « zigzaguer avec la vérité » que par le silence, et finalement ils « zigzaguent » de moins en moins. D’ailleurs, chacun zigzague à sa façon, les uns dessinant de très larges courbes qui semblent ne devoir jamais finir, d’autres se contentant de courts crochets à l’occasion, comme nous le verrons plus loin.
Pio ou Alphonse par exemple, très influençables au sein de la bande, appliquent l’accord à la lettre dès qu’ils se trouvent seuls. Léopord refuse carrément le joker du silence et répond à toutes les questions. Adalbert se montre imprévisible, un jour il dit n’importe quoi, un autre parle avec une totale franchise. Élie éprouve le besoin de vider le sac certains jours, d’autres non. Ignace ou Jean-Baptiste ne s’éloignent jamais de la bordure…
Malgré cette règle, ces récits comportent certainement plusieurs mensonges, un ou deux que je connais, d’autres pas encore. Par exemple, le premier meurtre de Jean-Baptiste et ses circonstances diffèrent de ce qu’il décrit. Une cultivatrice hutue, qui à l’époque assiste à la scène, témoigne que Jean-Baptiste n’est pas désigné et contraint de tuer sa première victime comme il le raconte, mais qu’il se montre au contraire très volontaire ; au point de tuer dans la foulée un couple de personnes âgées près du cabaret. Après hésitation, je choisis de laisser la version de Jean-Baptiste telle quelle, parce que, malgré sa fausseté délibérée, elle reflète une vérité plus essentielle sur l’atmosphère d’excitation, un état d’esprit et le chantage exercé sur les maris des femmes tutsies. Et qu’il n’est pas de règle sans exceptions.
L’administration rwandaise se montre coopérative. Le ministre de l’Intérieur nous accorde des autorisations de visites et d’entretiens sans restriction.
Le directeur du pénitencier, lui, pose trois conditions. Primo, les entretiens doivent avoir lieu à l’extérieur de la première enceinte du pénitencier, hors des blocs de couchage et de la cour, afin de ne pas provoquer d’attroupements de prisonniers. Deuzio, les entretiens avec Joseph-Désiré Bitero, à cause de sa condamnation à mort, doivent se faire sous la surveillance d’un gardien armé et assis à une dizaine de mètres. Cette présence n’a aucun effet car le garde ne peut entendre nos conversations à cette distance, et s’en désintéresse complètement ; et surtout parce que Joseph-Désiré, ancien instituteur, s’exprime couramment en français, au contraire du garde. Tertio, les entretiens sont interrompus le dimanche, jour de repos.