Et Dieu dans tout ça ?

ADALBERT : Le samedi après la chute de l’avion, c’était jour de répétition routinière de la chorale, à l’église de Kibungo. Nous avons chanté des cantiques en bonne entente avec nos compatriotes tutsis, nos voix s’entremêlaient encore en chœur. Le dimanche matin, nous sommes revenus pour la messe, à l’heure dite ; eux ne sont pas arrivés. Ils s’étaient déjà enfuis dans les brousses de peur de représailles. Ils avaient poussé devant eux leurs vaches et leurs chèvres. Ça nous a grandement frustrés, surtout un dimanche. La colère nous a bousculés à la porte de l’église. Nous avons laissé le Seigneur et nos prières à l’intérieur, pour rebrousser chemin vers nos maisons à grands pas. Nous avons échangé nos vêtements endimanchés contre les vêtements des champs, nous avons saisi des machettes et des massues. Nous sommes partis directement en tuerie.

Dans les marais, j’ai été nommé chef des tueries parce que j’ordonnais intensément. Dans les camps du Congo pareil. En prison, j’ai été nommé chef charismatique parce que je chantais intensément. Je me plaisais dans les alléluias. Je me sentais balancé de bon cœur entre ces strophes joyeuses. J’aimais sans faiblir l’amour de Dieu.

Un jour, pendant que j’entonnais des cantiques à pleins poumons, j’ai senti de la gêne à me réjouir de ces paroles religieuses, sans mot dire sur ce que j’avais fait aux tués. J’ai regardé tous ces collègues prieurs en uniforme de prisonnier. J’ai pensé : On pardonne à ceux qui nous ont offensés sur la terre comme aux cieux et on tripote tout ce qu’on a fait dans les marais. J’ai pensé : Nos chants s’envolent si sonores qu’ils doivent bien être entendus en dehors de la prison. Toutes ces bénédictions, promises dans le Livre aux gens de bonne volonté, m’ont tourmenté à cause de ma mauvaise volonté.

Voilà pourquoi j’ai accepté de commencer à avouer un peu, d’abord à Dieu, ensuite aux autorités ; et pourquoi j’ai accepté de vous raconter.



ALPHONSE : Le jeudi, quand on est entrés dans l’église de N’tarama, les gens se tenaient couchés dans la pénombre. Les blessés visibles entre les bancs ; les valides dissimulés sous les bancs ; les morts dans les travées jusqu’au bas de l’autel. Ce n’est que nous qui faisions du tapage.

Eux ils attendaient la mort dans le calme de l’église. Pour nous, ça n’avait plus d’importance de nous trouver dans une maison de Dieu. On a vociféré, on a blagué, on a ordonné, on a insulté. On a vérifié personne par personne, en inspectant les visages, pour achever tout le monde consciencieusement. Si on avait un doute sur l’agonie d’un participant, on traînait son corps dehors pour l’inspecter à la lumière du ciel.

Moi, j’avais été sincèrement baptisé catholique, mais je sentais préférable de ne pas prier traditionnellement pendant ces tueries. Il n’y avait rien à demander à Dieu quant à ces saletés. Toutefois, pour rattraper le sommeil de certaines nuits, je n’ai pas pu m’empêcher de me prosterner en cachette et atténuer, en timides pardons, des craintes ténébreuses.



PANCRACE : Les hommes ne sont pas créés par Dieu de la même façon. Il y a des tueurs au bon cœur qui acceptent de se confesser. Il y a les tueurs au cœur dur qui nourrissent leur haine dans le silence. Ceux-là sont très dangereux car la foi ne ramollit pas leur caractère. Ils ne manquent aucune séance des emplois du temps religieux. Ils se lancent dans des prières et des cantiques à cœur joie, ils ne négligent aucune mimique religieuse comme les signes de croix ou les agenouillements consorts. Ils se montrent doués pour la religion, mais en leur for intérieur ils savent qu’ils doivent recommencer à tuer. Ils vont patienter jusqu’à la prochaine opportunité.



FULGENCE : J’étais le commis religieux, celui qui accommodait les assemblées de chrétiens sur la colline de Kibungo. En l’absence du prêtre, c’est moi qui officiais pour les services ordinaires.

Pendant les tueries, j’ai choisi de ne pas prier Dieu. Je devinais que ce n’était pas valable de le mêler à ça. Ce choix s’est présenté naturellement. Toutefois, quand la peur me serrait brusquement dans la nuit, si j’avais trop fait dans la journée, je demandais comme faveur personnelle à Dieu de me permettre d’arrêter une petite quantité de jours suivants.

Dieu nous avait préservés du génocide jusqu’à la chute de l’avion du président, par après il a laissé Satan gagner la partie. Voilà mon point de vue. Puisque c’est Satan qui nous a poussés dans cette situation, c’est Dieu seul qui peut nous juger et nous punir. Pas les hommes, qui sont dépassés par la puissance de ces deux-là, en tout cas dans cette situation surnaturelle.

Moi je sais que Dieu seul peut comprendre ce que nous avons fait. Lui seul a regardé dans le détail, lui seul sait qui a trempé ses bras et qui ne l’a pas fait. Et pour ces derniers, pour Lui, c’est bien vite compté.



IGNACE : Les prêtres blancs s’étaient enfuis aux premières escarmouches. Les prêtres noirs étaient devenus des tueurs ou des tués. Dieu gardait le silence et les églises puaient des cadavres qu’on avait délaissés dedans. La religion ne trouvait pas sa place dans nos activités. Nous n’étions plus des chrétiens ordinaires pour une petite période, nous devions oublier nos devoirs appris dans le catéchisme. Il nous fallait donc d’abord obéir aux chefs. Et à Dieu seulement par la suite, très longtemps après, pour se confesser et faire pénitence ; quand le boulot serait terminé.



PANCRACE : Dans les marigots, des chrétiens pieux se sont transformés en tueurs féroces. En prison, des tueurs très féroces se sont transformés en chrétiens très pieux. Mais il y a aussi des chrétiens pieux qui se sont transformés en timides tueurs, et des tueurs timides qui se sont transformés en chrétiens très pieux.

Cela s’est déroulé sans raison visible. Chacun a contenté sa foi à sa manière sans consigne particulière, puisque les abbés étaient partis ou pris la main dans le sac. En tout cas, la religion s’est arrangée de ces changements de croyance.



ÉLIE : Dieu et Satan apparaissent bien contrastants dans la Bible et dans les sermons de l’abbé. Le premier éclate de blanc et doré, le second de noir et de rouge. Mais dans les marais, les couleurs étaient celles de tous les marigots de boue et de feuillages pourrissants. C’était comme si Dieu et Satan s’étaient accordés pour nous embrouiller la vue. Je veux dire qu’on s’en fichait de l’un et de l’autre.



Une fois, on a déniché une petite assemblée de Tutsis dans les papyrus. Ils attendaient les coups de machette avec des prières. Ils ne nous suppliaient pas, ils ne nous demandaient pas grâce ou seulement de leur éviter la souffrance. Ils ne nous adressaient rien. Ils ne semblaient même pas s’adresser au ciel. Ils priaient et psaumaient entre eux. On s’est moqués, on a rigolé de leurs amen, on les a nargués sur la gentillesse du Seigneur, on a blagué sur le paradis qui les attendait. Ça nous a encore plus chauffés. Maintenant le souvenir de ces prières me tiraille trop le cœur.



PIO : Dans les marais, on n’entendait aucun cri d’enfant, pas même des murmures. Ils patientaient dans la boue en silence. C’était grand-chose. Quand on dénichait une femme qui portait un nourrisson, il ne prononçait aucun mot de crainte. C’était miraculeux si je puis dire.

Nombre de Tutsis ne demandaient plus merci, ils accueillaient la mort comme ça, entre eux. Ils n’espéraient plus rien, ils se savaient privés de toute espérance de grâce et s’en allaient sans aucune prière. Ils se savaient abandonnés de tout, même de Dieu. Ils ne lui adressaient plus rien. Ils étaient en train de partir dans la souffrance pour le rejoindre et ils ne lui demandaient plus rien, ni réconfort, ni bénédiction, ni bienvenue. Ils ne priaient même plus pour écarter la frayeur d’un terrible trépas.

C’était trop surprenant, c’était surnaturel ! Même les animaux qui ne savent rien de la pitié, rien de la souffrance, rien du Mal ; ils crient terriblement au moment du coup fatal.

Ce mystère nous poussait vers beaucoup de discussions. On cherchait des explications à ces Tutsis qui partaient vers la mort sans rompre leur silence. Ça pouvait nous faire peur en quelques occasions, la nuit, car il se disait que le calme de ces gens devait être d’un mauvais augure divin.



JOSEPH-DÉSIRÉ : Moi, je suis né hutu, je ne l’ai pas choisi, c’est Dieu. J’ai massacré des Tutsis, puis les Tutsis ont tué des Hutus. J’ai tout perdu, sauf la vie pour le moment. Je ne reconnais plus ma propre existence dans ce chaos. C’est Dieu seul qui peut l’apercevoir, la veiller et la guider.

Au fond qu’en est-il ? Il y en a qui ont tué et qui profitent sur leurs collines ou dans une villa à l’étranger, d’autres qui ont tué et qui peinent dans la cour des condamnés à mort. Pourquoi Dieu a dirigé les uns vers une direction bienheureuse et les autres vers les épreuves de la souffrance ? Moi, je ne sais pas. Je me trouve là, dans le purgatoire de la prison, mais je respire toujours grâce à la puissance de Dieu. J’ai peur de ma peine capitale avant toute chose. On a tous peur de mourir avant son jour, puisqu’on reste humain en toute situation. C’est pourquoi j’ai choisi de confier à Dieu mon destin. C’est lui seul qui pouvait arrêter un génocide, c’est lui seul qui peut me comprendre, c’est lui seul qui peut sauver ma vie désormais. Aucun humain ne peut s’intercaler entre lui et moi. Voilà ce que je veux croire désormais.



LÉOPORD : On ne considérait plus les Tutsis comme des humains, ni même comme des créatures de Dieu. On avait cessé de considérer le monde comme il est, je veux dire comme une volonté de Dieu.

Raison pour laquelle ça nous était aisé de les supprimer. Raison pour laquelle ceux d’entre nous qui priaient en cachette le faisaient pour eux, jamais pour leurs victimes. Ils priaient pour demander qu’on oublie un peu leurs crimes, ou qu’on leur accorde un petit pardon, et ils retournaient dans le marigot au matin.

De toute façon, c’était plus qu’interdit de prononcer une parole bienveillante sur les Tutsis, à Dieu ou à n’importe qui. Même après leurs morts, même pour un nouveau-né. Même un prêtre ne devait pas profiter de son privilège avec Dieu pour prier pour l’âme d’un Tutsi. Il risquait trop s’il se faisait entendre.



JEAN-BAPTISTE : Seuls les chiens et les animaux sauvages s’aventuraient dans l’église et pénétraient sa puanteur d’abattoir. Nous, quand on longeait l’enclos de l’église pour descendre dans les marais ou à Kanzenze, cette puanteur nous détournait encore plus de la lecture des Évangiles.

Vraiment, le temps ne souhaitait plus qu’on se préoccupe de Dieu et on l’a exaucé. Dans le fond, on savait que le Christ n’était pas de notre côté dans cette situation, mais puisqu’il ne disait rien par la bouche des prêtres, ça nous contentait.



ÉLIE : Tous les grands personnages ont tourné le dos à nos tueries. Les casques bleus, les Belges, les directeurs blancs, les présidents noirs, les personnes humanitaires et les cameramen internationaux, les évêques et les abbés, et finalement même Dieu. A-t-il observé ce qui se déroulait dans les marais ? Pourquoi n’a-t-il pas plongé son courroux dans nos regards de tueurs ? Ou lancé un petit signal de réprobation pour sauver plus de chanceux ? Qui pouvait entendre son silence dans ces terribles moments ? On était abandonnés de toute parole de remontrances.

Le dimanche matin, les émissions de radio ne passaient plus de messes comme auparavant. Mais il se répandait des ouï-dire encourageants de messeigneurs de renom qui arrivaient de Kigali. On entendait parfois des cantiques et des chorales à la radio. C’étaient des cassettes sans sermons ; mais cette musique religieuse contentait celui qui se sentait inquiet. Elle lui rappelait les dimanches ordinaires, elle lui faisait du bien.



JEAN-BAPTISTE : On ne pouvait demander aucune précision au temps pour un si long programme. Il se montrait complaisant, il voulait simplement qu’on ne se préoccupe plus de Dieu. Donc, on obéissait et on continuait à tuer jusqu’à atteindre le dernier. Même si le travail durait à cause des pillages et des fatigues de boisson, on ne doutait pas puisque personne ne pouvait stopper le travail. Mais Dieu s’est intercalé dans les tueries pour accélérer la marche des inkotanyi. Finalement Dieu n’a pas accepté une conclusion définitive, c’est la leçon.



Marie-Chantal : « Maintenant, plus les tueurs se sentent coupables, plus ils vont à l’église. Pareillement, plus les survivants se sentent traumatisés, plus ils vont à l’église. Coupables et victimes se serrent les épaules sur la première ligne des prieurs comme s’ils avaient oublié. Avant la guerre, la religion n’était pas chaude comme maintenant. Maintenant, un grand nombre s’accrochent aux prières et aux chansons pour traverser la vie bouleversée. Un grand nombre de prédicateurs se contentent de cette situation. Même s’il n’y a pas de sentiments secourables entre les prieurs, il n’y a pas de sentiments fâcheux dans les églises. Il n’y a pas de peur comme sur les collines.

Moins les gens se portent des yeux d’entente et d’entraide les uns sur les autres, plus ils regardent les figures religieuses avec amour sur les murs.

Pour Joseph-Désiré, j’avais pensé qu’il pouvait bien être tué à un moment ou à un autre à cause de ses activités. Mais la prison pour toujours, ça non. Alors, on s’échange des versets bibliques recopiés sur des petits papiers, grâce à des familles visiteuses, parce qu’on ne trouve pas grand-chose à se dire sur notre nouvelle situation. »



Clémentine : « Chemin faisant sur la route du Congo, les Hutus portaient en exil les fardeaux des vaincus et des maudits.

Un nombre disait que l’exil était un châtiment du ciel. Un nombre disait que le châtiment devait être plus tourmentant. Ils fuyaient le danger sur des routes entre la honte et la peur. Dans les camps du Congo, ils se sentaient menacés de tous côtés et aussi de Dieu. Ils craignaient les punitions ordinaires et extraordinaires pour ce qu’ils avaient fait. Ils se disaient que, de ces choses surnaturelles commises de leur machette, surgirait un châtiment tout aussi surnaturel. »



LÉOPORD : À force de bien tuer, de bien manger, de bien accaparer, on se sentait tellement gonflés d’importance qu’on se fichait bien de la présence de Dieu. Ceux qui prétendent le contraire sont des menteurs retardataires. Il y en a qui prétendent aujourd’hui qu’ils ont adressé des prières pendant les tueries. Ils mentent, personne n’a même jamais entendu un Ave Maria et consorts, ils essaient seulement de resquiller devant leurs collègues dans la file du repentir.

En vérité, on pensait qu’on pouvait désormais se débrouiller sans Dieu. La preuve, on tuait même le dimanche sans même s’en apercevoir. Voilà tout.