Les encadreurs

PANCRACE : Vu la façon dont les choses se sont passées après l’accident d’avion du Président, je pense que le génocide était manœuvré de façon très maniaque par les intimidateurs de Kigali. Mais, sur les collines, on a tardé à recevoir la nouvelle précise des tueries. On se chauffait, on patientait, on attendait des recommandations, on ne savait pas. Au fond, le génocide, on l’a appris quand on l’avait déjà commencé.



ALPHONSE : Le lendemain de la chute de l’avion, le bourgmestre de Nyamata est venu à Kanzenze en compagnie de gendarmes pour tenir une grave réunion. Il a raconté l’accident, il a expliqué la fuite des Tutsis qui se sentaient suspectés de la mort de notre président, il nous a demandé de garder le calme et la sécurité. Mais pendant qu’il parlait des gendarmes et des interahamwe imitaient des gestes d’égorgement en traçant leur cou avec leur pouce.

Quand le bourgmestre a quitté, un adjudant retraité très catégorique a déclaré : « Bon, le bourg est parti, on va ronder. Attrapez des machettes et des gourdins par tranquillité. » On est allés, on a tourné autour des parcelles de Tutsis, on a échangé avec eux des menaces et des mauvais coups sanglants, mais on n’a presque pas coupé parce que les Tutsis étaient encore bien groupés et vaillants, et qu’on se méfiait des blessures.

C’est comme ça qu’on a débuté le boulot les premiers : au fond, sans la permission des autorités.



JOSEPH-DÉSIRÉ : Tous les programmes des partis hutus proposaient des tueries de Tutsis depuis nonante-deux. Ils étaient méticuleux et raisonnés. Ils étaient lus dans les meetings, ils étaient chaleureusement applaudis par les assistances. Ils étaient répétés à la radio, surtout après les accords d’Arusha. Tout le monde pouvait bien les apprendre et les comprendre, en premier rang les Blancs et les Tutsis.

Nous, dans la commune, on s’était préparés à entamer de nouveaux massacres pour contrecarrer les attaques des inkotanyi. Toutefois on prévoyait uniquement des massacres ordinaires, ceux que l’on connaissait déjà depuis trente ans. Plus les inkotanyi avanceraient dans le pays, plus on massacrerait leurs frères tutsis sur leurs parcelles, pour les décourager et les stopper : voilà qu’elle était notre vision de la situation à l’échelon communal. Rapport au génocide, nous n’avons jamais reçu de notifications précises avant le premier jour.

Moi, je m’étais engagé dans la politique à cause de mon cousin qui était bourgmestre. On voulait faire gagner les idées du Président et du grand nombre des Hutus. On voulait sortir vainqueurs de toutes les situations. C’était la routine de ceux qui font la politique en quelque sorte. Sauf que l’aggravation de la guerre a fait basculer les coutumes du pouvoir dans une sorte de fosse et nous a laissés désordonnés.

Les hautes autorités ont pourri une guerre, sur des rancunes amassées depuis les royautés tutsies, pour la transformer en génocide. Nous, on a été débordés. On s’est retrouvés devant le fait accompli qu’il nous fallait accomplir, si je puis dire. Quand le génocide nous est arrivé par surprise de Kigali, je n’ai pas reculé d’un pas. J’ai pensé : Si les autorités ont opté pour ce choix, il n’y a pas de raisons de tergiverser.

Disons que la situation chaotique était devenue trop naturelle à mes yeux. Les aller-de-soi et les obligations se bousculaient trop vite pour ne laisser place à aucune catégorie d’hésitations. Celui que la fuite ne poussait pas vers la lâcheté était tiré vers sa machette par obéissance.



Innocent : « Joseph-Désiré se faufile à travers un grand nombre de mensonges, car il n’a jamais été un naïf. Moi, je le connaissais depuis les bancs de l’école, par la suite on était devenus collègues et amis puisqu’il était enseignant comme moi. Quand il est devenu le président des interahamwe, très craint et très renommé, on était de camps face à face, mais ça ne nous empêchait pas de partager une Primus et des blagues.

Toutefois, comme je l’ai dit, à partir de janvier son caractère s’est complètement transformé. Si j’entrais dans le cabaret, où on avait nos habitudes puisqu’on avoisinait, il se taisait jusqu’à ma sortie. Si nos itinéraires se croisaient, il bifurquait sur le chemin, il détournait le regard ; il s’est mis brusquement à refuser l’échange ou la conversation. On n’était fâchés de rien, on ne s’était chauffés d’aucun mot injurieux et déjà il me rayait de ses connaissances. Il préférait taper des heures dans des réunions closes d’influentes personnes ; il était toujours aimable mais seulement avec ses compatriotes hutus.

Aujourd’hui, je pense qu’il ne connaissait pas les détails méticuleux du génocide, il ignorait le jour et la méthode exacte. Mais il savait bien trois mois à l’avance qu’il allait me tuer, et mon épouse et mon enfant, qu’il avait fréquentés de bon cœur. Il était dans le secret du génocide sans en avoir le mode d’emploi.

Par après son arrestation, on s’est rencontrés au tribunal et je lui ai lancé à la volée : “Toi, tu savais tout depuis longtemps et tu n’as pas prononcé le moindre mot d’alerte pour sauver au moins mon épouse. Tu l’as peut-être tuée de ta main dans l’église.” Sa langue a voulu me renvoyer des paroles de conciliation, mais elle a esquivé la réponse. »



ÉLIE : En 1991, après les premières attaques des rebelles de l’Ouganda, dans les journaux militaires, le Tutsi a été désigné comme l’ennemi naturel du Hutu qu’il fallait supprimer définitivement. C’était écrit en lettres grasses en première page.

Par après le ciblage s’est petit à petit répandu dans les radios. Dans les réunions politiques, on nous apprenait à ne plus partager de parcelles ou de biens avec les Tutsis. À ne plus s’entraider pour les cultures, à ne plus se marier ensemble, à ne plus rien pardonner dans les affaires courantes ; parce qu’un jour on se mettrait en route pour les tuer et que ces arrangements seraient des entraves. Mais pour la date et la manière, on ne recevait aucune instruction.

Au fond, les militaires et les fonctionnaires pensaient que les intimidateurs avaient décidé de tuer les Tutsis progressivement, pour décourager l’approche des inkotanyi. On pensait à des massacres d’ampleur pour les chasser définitivement vers le Burundi et les pays attenants. On ne savait rien de plus grave.

Les cultivateurs, eux, entendaient çà et là des rumeurs ; ils voyaient d’un bon œil le débarras de nouvelles parcelles, mais ils étaient avant tout préoccupés de leurs cultures. Ils se sont chauffés terriblement au lendemain de la chute de l’avion, pas avant. Mais après, ils ont compris sans problème que c’était pour de bon.



IGNACE : Les autorités avaient listé des grandes personnes tutsies de la commune, comme par exemple des enseignants, des commerçants. On savait bien que ces personnes devaient être tuées en priorité, tout en laissant tranquilles leurs familles. Sans se préoccuper des cultivateurs et des gens tutsis de petite importance. Mais par après le listage des personnes de renom, les autorités nous ont déclaré que les familles devaient mourir avec et tous leurs avoisinants aussi. Ces tueries très détaillées nous ont pris par surprise, si je puis dire.



JEAN-BAPTISTE : Quand la république d’Habyarimana a été obligée d’accepter le multipartisme, tous les partis hutus ont recruté des milices. D’abord pour se protéger les uns des autres, parce que c’était très chaud entre les extrémistes hutus ; par la suite pour orienter le regard vers les Tutsis.

Les interahamwe étaient les plus voyants, ils chantaient dans les meetings, ils paradaient dans les rues, ils se réunissaient pour des exercices physiques au centre culturel. Ils recevaient des boissons et des mets, et des petites sommes des mains des commerçants.

Ils se préparaient à des petits massacres de Tutsis comme on savait le faire depuis 1959. Des massacres de châtiment à cause des inkotanyi, ou de jalousie ; ou de vengeance et de voracité à cause des vaches et des parcelles. Mais la suppression de tous les Tutsis, ça, ils ne l’ont pensée qu’après l’accident de l’avion.

Moi, j’occupais le poste de recenseur communal, j’étais donc très intime du conseiller de N’tarama, je sais qu’il n’avait pas utilisé le mot génocide avant son démarrage, pas même dans ses pensées intimes. Les grands personnages de Kigali l’avaient programmé à visages couverts.



Innocent : « À Kibungo, on avait un conseiller très gentil du nom de Servilien Kambali. Un paysan très riche qui ne voulait jamais aucune anicroche sur sa colline. Pendant les massacres ethniques de 1992, il s’était montré très doux et avait séparé les groupes de malfaiteurs sans même un tué de part et d’autre. C’était un Hutu, de caractère pacifique.

Le 10 avril, trois jours après la chute, il a prévenu ses gens : “Bon, c’est trop chaud dans le pays. Toutefois je ne vais accepter aucun brouhaha et aucune chicane de sang dans mon secteur. Je prends le chemin de Nyamata pour ramener des renforts de sécurité. En attendant mon retour, vous tous, ne sortez pas des maisons, sinon ce sera grave pour vous. Celui qui lance une menace, il sera corrigé. Celui qui lève la main, gare à lui.”

À la commune, il a parlé des échauffourées, il a demandé un appui. Le bourgmestre de Nyamata lui a répondu : “Toi, Servilien, tu es un imbécile. Tes gaffes sont terminées. À la place de renforts, tu vas repartir sur ta colline avec de sévères consignes.”

Quand Servilien est revenu, il a dit aux cultivateurs hutus qui l’attendaient en cercle : “Bon, c’est déjà bien décidé. Ils ont déjà commencé. Il nous faut tous les tuer.” Il a attrapé un fusil et par la suite il s’est montré en première ligne un planificateur émérite, du premier au dernier jour.

Ce monsieur pouvait-il rester de bon cœur au milieu du génocide ? S’il voulait garder sa place de conseiller, évidemment non. S’il voulait prendre sa part des butins, évidemment il ne pouvait pas s’asseoir les bras croisés assis à sa véranda. À cause de sa renommée, il ne pouvait pas non plus rester coi sur la colline, à regarder tout ça, sans risquer la colère des jeunes gens.

Mais il pouvait bien se montrer timide en tuerie et en avantages. Il pouvait traînailler derrière la file, ou voyager à Gitarama dans sa famille, si ça le dégoûtait de sortir le fusil. À son procès, il a dit qu’il n’y avait pas pensé. »



FULGENCE : Un nombre d’intellectuels étaient des encadreurs. Un autre nombre étaient de simples tueurs, pareils aux cultivateurs. Ils ont travaillé comme nous sans se montrer plus brillants dans les tueries. Des intellectuels dissimulaient leurs prétentions, d’autres cas montraient leurs prétentions. Ça dépendait de l’autorité qu’ils voulaient accaparer par la suite, quand tout serait bien terminé. Ça dépendait de leurs prétentions futures.

Au fond, les intellectuels ne se sont pas montrés plus méchants que nous.



PIO : Des intellectuels, des commerçants consorts, se montraient si terribles en paroles que les autorités pouvaient bien leur prêter des fusils pour les récompenser de leur bonne volonté, et leur éviter d’ensanglanter leurs vêtements. Ils tiraient, ils criaient, ils gardaient le rang. Ils prenaient rang chez les meneurs en paroles et chez les suiveurs pour les activités. Les tueries de ces intimidateurs étaient plus convenables et moins salissantes que les nôtres.



LÉOPORD : Les encadreurs, c’étaient eux qui organisaient les rondes, eux qui tranchaient les différends de pillages, qui traçaient les itinéraires de journée. Si ces encadreurs s’étaient absentés, les cultivateurs n’auraient pas eu l’idée d’entamer le travail. Ils auraient tournoyé la machette en colère à cause de l’avion et seraient retournés dans les champs. En tout cas ils auraient écoulé de la transpiration dans les marais mais pas autant de jours. Ils se seraient réservés. Cette décision totale de tuer, c’était bien celle des encadreurs.



ADALBERT : Les intellectuels, ce sont bien eux qui intimidaient les cultivateurs sur les chemins de marais. Aujourd’hui ce sont eux qui jonglent avec les mots ou se montrent taiseux. Un grand nombre se tient muet à la même place qu’auparavant. Il y en a qui deviennent ministres ou évêques ; ils se déplacent en un endroit moins voyant, sans toutefois changer de vêtements remarquables et de lunettes dorées. Tandis que les souffrances nous tiennent en prison.



IGNACE : Les encadreurs, ils pouvaient quitter s’ils ne se trouvaient pas satisfaits dans cette situation de tueries quotidiennes. Ils pouvaient rester assis à discuter des programmes ou quitter dans une lointaine famille. Au contraire des cultivateurs qui ne savaient pas se débrouiller en ville. Mais ils sont tous bien restés. Ceux qui ne s’avançaient pas au premier rang s’entendaient au dernier rang. Ils voulaient bien se montrer ou bien accaparer.