La vie reprend

ALPHONSE : Pendant les soirées, des vieillards questionnaient en sourdine : « Pourquoi ne pas se contenter de tuer les vaches piétinantes, prendre des parcelles intenses et toutefois laisser en vie nombre de Tutsis. » Le chef répondait : « Non. Leur tradition est trop ancienne. Les Tutsis traînent derrière leurs vaches depuis trop longtemps, ils vont recommencer avec des vaches neuves. Abattez les vaches et les Tutsis, c’est une même tâche. »

Au sortir de prison, je ne sais pas si je vais apprendre à regarder les vaches du bon œil. Les Hutus ne sont pas les familiers des vaches, ils ne sont pas à l’aise à croiser les troupeaux au bord de l’eau ou dans les brousses. Mais pour les dégâts de sabots, on va s’arranger mieux que jadis à l’aide de courtoises compensations : comme un sac de semences ou un casier de Primus. Et on montera des barrières d’euphorbe autour des plantations. L’abattage et la vengeance, pour moi, c’est bien une affaire terminée.



ÉLIE : C’est dans les camps qu’un nombre s’est senti intimidé par ce qu’il avait fait ; et un autre nombre en prison, comme moi. Moi, j’ai écrit des petits mots de pardon à des familles de victimes de connaissance que j’ai fait porter par des visiteurs. Je me suis dénoncé et j’ai raconté ma faute aux familles de personnes que j’ai tuées. Quand je sortirai, j’apporterai des présents, le boire et le manger ; j’offrirai la Primus et les brochettes en quantité satisfaisante pour des réunions de réconciliation.

Ensuite, je vais reprendre le cours d’une vie ordinaire, mais cette fois de bon cœur. Je vais regarder les cohabitants du bon œil dès bon matin. Je veux ensemencer ma parcelle, ou souder, ou scier, ou maçonner, accepter les boulots de rencontre avec entrain. Ou faire le militaire si nécessaire dans les situations patriotiques et périlleuses, sans toutefois viser et tirer du fusil. Même un criminel de grand chemin, désormais je ne veux plus le tuer.



PIO : Je pense que si la Providence m’aide à sortir de prison, je ne vais pas gâcher ma vie comme présentement. Je vais retourner sur ma colline, je vais quérir une bonne épouse puisque les événements m’ont laissé célibataire. Je ne vois aucun empêchement à une existence convenable. En tout cas, je ne vois aucune satisfaction à voyager dans une autre région pour me dissimuler aux regards grondeurs. Une existence entachante est plus bénéfique qu’une existence qui n’est plus mienne.

Si l’oubli se montre clément, je vais le remercier. Si l’opportunité se présente, je vais montrer mes regrets, si elle se répète, je vais recommencer. Je vais me lier avec la patience et la timidité. Moi, j’en ai bien fini des crâneries. Si la vie en bonne compagnie était possible autrefois, elle doit l’être encore malgré ces bêtises de tueries.

De toute façon, tout le monde doit bien s’habituer au mal qu’il a vécu, même si ce mal se présentait différemment pour les uns et les autres. Puisque tout le monde était obligé de le supporter à sa façon.



JOSEPH-DÉSIRÉ : Puisque je suis condamné à mort, je suis condamné à saisir cette vie sur laquelle plane la mort soudaine et non naturelle. Nous sommes une soixantaine dans notre cour que le sort oblige à patienter, à jouer au jeu igisoro, à garder une oreille sur les qu’en-dit-on du monde extérieur, grâce à la radio. C’est une vie qui diffère de celle que je menais, elle ne ressemble en rien à celle que j’avais choisie. Mais c’est tout de même une vie, qui est la mienne ; et si je ne la prends pas, on ne m’en proposera pas d’autre.



FULGENCE : Je crois que les conséquences ont été très fâcheuses pour nous tous. Les autres ont rassemblé beaucoup de morts. Mais nous, nous avons rencontré aussi de pénibles périls dans les camps et une vie terrible en prison. En exil, les maladies m’ont emporté deux enfants, ma mère, des compatriotes ; et moi je souffre d’emprisonnement.

Le temps m’a corrigé pour mes méfaits et peut me permettre de recommencer une vie ordinaire à ma sortie. Par après ces tueries et ces épreuves, je ne vois plus le Mal comme auparavant, je vais devenir une personne plus normale.

Je ne connais pas l’accueil choisi pour moi par mes avoisinants, car l’occasion ne s’est pas présentée de leur parler. Je pense que je vais réussir à les convaincre de nous côtoyer comme auparavant, au moins en semblant. J’ai une grande nostalgie des vivants, j’ai hâte de les côtoyer.



PANCRACE : Un grand gâchis sépare désormais les morts et les vivants. Mais ceux-là doivent persévérer dans ce monde. De retour sur la colline, je vais demander à mes avoisinants de vivre de nouveau en bonne entente. Je vais demander de l’aide au temps, pour trouver des compromis de culture sur la parcelle, pour chercher une bonne épouse. Au recommencement des travaux champêtres, je vais proposer de l’entraide aux avoisinants tutsis. Je ne sais s’ils vont l’accepter comme auparavant, mais je vais la proposer sans restriction pour montrer mes bonnes intentions.

À part les tourments de mes années emprisonnées, je ne vois pas ma vie endommagée par tous ces regrettables événements. La fortune et l’infortune ne m’ont pas changé ; pour les autres, c’est trop délicat à dire.



JEAN-BAPTISTE : Moi, je me sens plus calme depuis que j’ai commencé à parler. Après avoir enduré ma peine, je ne vois aucun obstacle à retrouver mon épouse, ma place dans la population, mes six enfants, même s’ils ont grandi sans moi et s’ils ne me reconnaissent pas. Toutefois je dois préciser un point : il y a désormais une fissure dans ma vie. Je ne sais pas pour les autres. Je ne sais pas si c’est à cause de mon épouse tutsie. Mais je sais que jamais la clémence de la justice ou la pitié des familles éprouvées ne pourront la combler. Peut-être que même la résurrection des victimes ne le pourrait pas. Peut-être même ma mort ne la comblera pas.



IGNACE : Je suis un bon cultivateur et je ne possède même plus un outil rudimentaire. Mes enfants se sont éparpillés dans le pays sans me lancer de mots réconfortants. Je ne reçois pas d’informations sur la solidité de ma maison. Je n’ai plus piétiné ma colline depuis les tueries. Je me sens découragé. Je me sens parfois épouvanté par le regard des survivants qui m’attendent. Je me sens déçu de tout ce que j’ai perdu.

Quand je vais sortir, je pense que ça va aller pour le manger. Mais pour être aisé et reconnu comme jadis, je vois déjà que c’est bien fichu. Ma vie zigzague en prison, elle se cogne sans cesse, je ne peux pas lui trouver une destination sauf à retrouver ma parcelle. J’ai hâte de tenir fermement la houe des deux mains, de courber l’échine sans plus mot entendre, sauf des conversations de récoltes.



FULGENCE : C’est trop difficile de nous juger, car ce que nous avons fait dépasse l’imagination humaine. En tout cas, c’est trop difficile de nous juger pour ceux qui n’ont pas participé à cette situation. Raison pour laquelle je pense qu’il nous faut cultiver comme auparavant, avec cette fois de bonnes pensées ; montrer nos regrets en toute occasion ; donner des petits quelque chose aux personnes éprouvées. Et laisser à Dieu la trop lourde tâche de nous punir ultérieurement.



LÉOPORD : Celui qui est touché par la pénitence, pour le sang qu’il a versé, celui-là peut être attrapé par la main de la chance et recommencer comme auparavant sur sa colline. Pareil pour celui qui accepte de parler sans crainte d’être plus punissable ; celui qui raconte aux avoisinants ce qu’il a fait de sa machette.

Mais s’il répète qu’il ne se souvient de rien ou de menues bagatelles, qu’il n’était pas là et autres balivernes ; s’il courbe le dos sous le mensonge dans l’espoir d’esquiver les châtiments et les reproches, alors il va être repoussé encore plus loin de chez lui. Ces menteurs sont grand nombre.

En prison, le grand nombre des tueurs pensent que leur échec est la cause la plus valable de leurs terribles tracas actuels. Sur les collines aussi. Ils disent qu’ils ont fait un trop long chemin sans les Tutsis pour virer en arrière. Ils pensent qu’ils ne vont plus trouver place profitable en compagnie de Tutsis qu’ils n’ont pas complètement éliminés. Ils disent qu’ils vont être les laissés-pour-compte de la situation présente.

Ils se morfondent trop bas dans la vengeance pour espérer se hisser dehors, et regarder les nouvelles apparences sur leur colline, et accepter une existence normale sous les regards des Tutsis. Ils seront toujours des jeteurs de sales paroles.



ADALBERT : De retour à Kibungo, je vais m’occuper de mes champs et de ma famille. Les tueries et la prison m’ont vieilli, ils m’ont modéré. Je ne me sens plus chaud comme auparavant. J’ai perdu du goût au branle-bas et à l’amusement.

Avec les survivants, je ne sais pas comment ça va se passer. Il y a des gens à Kibungo qui pourront me comprendre, mais seulement ceux qui ont agité leur machette comme moi, ou plus que moi. Mais pour les Tutsis, ça leur est impensable d’apprendre et de comprendre. Eux, on ne peut pas leur demander de partager en idée ce que nous avons fait. Je crois que leur peine va refuser toute sorte d’explication. Ce que nous avons commis est pour eux surnaturel. Peut-être la patience et l’oubli vont gagner la partie, peut-être pas.