Les marchandages du pardon
Faut-il pardonner ? À quoi sert le pardon ? À encourager la révélation de la vérité ? À permettre un deuil plus apaisé aux rescapés ? À favoriser la réconciliation nécessaire aux générations futures ?
Qui peut pardonner ? Peut-on pardonner au nom d’autrui, d’un parent, d’un ami, en particulier si cette personne a disparu ? Peut-on pardonner à celui qui ne demande pas à être pardonné, ou qui ne fait aucune démarche sincère en ce sens, ou qui le refuse ? Existe-t-il plusieurs façons de pardonner ? Différents degrés du pardon ? Différentes étapes ? Peut-on demander à un autre, à Dieu ou à quelqu’un de plus humain que soi, de pardonner à sa place, si l’on s’en estime incapable ? Quel est l’engagement de celui qui demande pardon ? De celui qui accorde le pardon ? Voilà autant de questions aussi anciennes que l’humanité.
Dans La Mémoire, l’Oubli, l’Histoire, le philosophe Paul Ricœur écrit : « Peut-on pardonner à celui qui n’avoue pas sa faute ? Faut-il que celui qui énonce le pardon ait été offensé ? Peut-on pardonner à soi-même ? Même si tel auteur tranche dans un sens plutôt que dans un autre – et comment le philosophe ne le ferait-il pas, si du moins sa tâche ne se borne pas à enregistrer les dilemmes ? – il reste toujours une place à l’objection. »
Depuis un demi-siècle, les conflits contemporains qui ciblent prioritairement les populations civiles posent de nouvelles questions sur le pardon : peut-on l’accorder aux auteurs de tous les crimes collectifs ? Aux décideurs de crimes d’État, de crimes contre l’humanité ? Peut-on accorder un pardon collectif à une communauté active ou complice de ces crimes, à un peuple majoritairement solidaire, à un État coupable de crimes à grande échelle ? À ceux qui le demandent mais n’assument pas leurs crimes ?
Peut-on pardonner, au lendemain du génocide, à ceux qui ont tenté de vous exterminer ?
À cette dernière question, les rescapés du Bugesera sont presque unanimes à répondre non, plusieurs années après l’événement, sans qu’ils puissent prédire si leur position évoluera au fil du temps.
Pour comprendre ce refus, on retiendra trois réponses des rescapés des marais de Nyamata, qui reflètent bien la pensée des autres.
Celle de Francine, une cultivatrice et commerçante de Kibungo, donc voisine de la bande, qui dit : « Parfois, quand je suis assise seule, sur une chaise, à la véranda, j’imagine une possibilité : si, un jour lointain, un cohabitant s’approche lentement de moi et me dit : “Bonjour, Francine. Je suis venu te parler. Voilà, c’est moi qui avais coupé ta maman et tes petites sœurs. Je veux te demander pardon” ; alors, à cette personne-là, je ne pourrais rien répondre de bon. Un homme, s’il a bu une Primus de trop et qu’il bat sa femme, il peut demander pardon. Mais s’il a travaillé à tuer tout le mois, même le dimanche, qu’est-ce qu’il peut espérer se faire pardonner ?
Il nous faut seulement reprendre la vie, puisqu’elle l’a décidé… On recommencera à puiser l’eau ensemble, à s’échanger des paroles de voisinage, à se vendre du grain. Dans vingt ans, cinquante ans, il y aura peut-être des jeunes gens et des jeunes filles qui apprendront le génocide dans des livres. Pour nous, toutefois, c’est impossible de pardonner. »
La réponse de Sylvie, assistante sociale sur les collines et boulangère à Nyamata, qui précise : « Au fond de moi, il n’est pas question de pardon ou d’oubli, mais de réconciliation. Le Blanc qui a laissé travailler les tueurs, il n’y a rien à lui pardonner. Le Hutu qui a massacré, il n’y a rien à lui pardonner. Celui qui a regardé son voisin ouvrir le ventre des filles pour tuer le bébé devant leurs yeux, il n’y a rien à pardonner. Il n’y a pas à gâcher des mots pour parler de ça avec lui. Seule la justice peut pardonner… Une justice pour offrir une place à la vérité, pour que s’écoule la peur… Peut-être, un jour, une cohabitation ou une entraide repasseront entre les familles de ceux qui ont tué et de ceux qui ont été tués.
Mais quant à nous, c’est trop tard, parce qu’il y a désormais un manque. On avait fait des pas dans la vie, on a été coupés, et on a reculé. C’est trop grave, pour un être humain, de se retrouver derrière la marque où il se trouvait dans la vie. »
Enfin, Édith, économe scolaire, est la seule à envisager un pardon, auquel cependant elle donne le sens d’une sorte d’absolution mystique. Catholique prosélyte qui parcourt les églises des collines, elle se justifie : « Je sais que tous les Hutus qui ont tué si calmement ne peuvent pas être sincères s’ils demandent pardon, même au Seigneur. Mais moi, je suis prête à pardonner. Ce n’est pas pour nier le mal qu’ils ont fait, ce n’est pas par trahison envers les Tutsis ou par facilité. Mais c’est pour ne pas souffrir ma vie durant à me demander pourquoi ils ont voulu me couper. Je ne veux pas vivre de remords et de crainte d’être tutsie. Si je ne leur pardonne pas, c’est moi seule qui souffre et qui ne dors pas et qui murmure. J’aspire à une paix de mon corps. Il faut vraiment que je me tranquillise. Il faut que je balaye la peur loin de moi, même si je ne crois pas leurs mots apaisants. »
Il m’a paru utile de reproduire ces explications en introduction à ce chapitre pour illustrer l’incompréhension entre les rescapés et leurs tueurs sur le pardon, incompréhension qui peut-être le rend vain.
De tous les protagonistes, actifs ou passifs, du génocide rwandais – rescapés, tueurs, rapatriés, témoins des cercles politiques, humanitaires ou religieux –, les rescapés sont les moins préoccupés par le pardon. On peut dire qu’ils n’en parlent que si on leur en parle, même s’ils sont angoissés par la perspective d’une réconciliation.
Les tueurs sont au contraire ceux qui évoquent le plus souvent le pardon, mais avec une naïveté déconcertante comme le montrent les pages suivantes. En fait, leurs deux conceptions du pardon illustrent deux conceptions de l’avenir et de leurs relations futures.
On remarque à ce sujet une nouvelle distinction essentielle entre des criminels de génocide et des criminels de guerre ordinaires. Ces derniers, coupables de barbarie eux aussi, lorsqu’ils violent, torturent, détruisent, se montrent souvent capables, avec le temps, de s’interroger sur l’effort et le don que suppose le pardon, pour leurs victimes et pour eux-mêmes.
À l’inverse, les tueurs de la bande de Kibungo parlent abondamment de pardon, l’espèrent, mais sans guère mettre de points d’interrogation dans leur langage. Collectif ou individuel, utile ou inutile, douloureux ou pas, le pardon va presque de soi, dès lors qu’on le demande.
Curieusement, ils imaginent ce que signifient chez un rescapé la rancune, la colère et la méfiance, l’esprit ou l’acte de vengeance ; ils admettent ces réactions violentes à leur encontre, mais absolument pas ce que signifie pour ce rescapé l’acte de pardonner. Pour les uns, c’est une initiative obligatoire, pour les autres c’est un geste mystérieux qui dépend de la gentillesse ou de la personnalité de l’interlocuteur, de toute façon cela se résume à renoncer à la vengeance.
Ce peut être aussi une sorte de marché, donnant-donnant : tant d’aveux contre tant de pardon. Ou une formalité : puisque j’ai été puni, je suis pardonné car la peine que j’endure induit le pardon en proportion. À moins que ce ne soit une confuse opportunité : pardonner, c’est oublier, et la meilleure façon de revenir au bon vieux temps pour tout le monde, de recommencer comme si de rien n’était.
La contrainte minimum du demandeur du pardon : dire la vérité, sans calcul tactique, pour permettre le travail de mémoire et de deuil des victimes, n’apparaît pas évidente au tueur.
Il ne se doute pas de l’épreuve endurée par la victime dès lors qu’elle a accepté de pardonner. Cela non seulement ravive des blessures, mais aussi supprime toute possibilité de soulagement par le biais de la vengeance. Il ne comprend pas que, en demandant pardon, il exige un effort extraordinaire de la personne à qui il s’adresse. Il ne perçoit pas son dilemme, son tourment, son courage pour son altruisme.
Il ne se rend pas compte que, s’il demande son pardon comme s’il s’agissait d’une formalité, son attitude redouble la douleur puisqu’elle la néglige.
Le tueur ne relie pas entre eux la vérité, la sincérité et le pardon. Pour lui, dire plus ou moins la vérité est un truc conseillé pour diminuer plus ou moins sa faute, donc sa peine, voire sa culpabilité. Demander pardon est aussi un acte intéressé pour un avenir plus lointain, car cela facilite les retrouvailles, la réintégration, et aide à renouer les relations d’antan.
Dans un chapitre précédent, Élie disait : « Moi, j’ai écrit des petits mots de pardon à des familles de victimes de connaissance que j’ai fait porter par des visiteurs. » Si ce n’est pas par écrit, c’est à la barre du tribunal ou par l’intermédiaire d’une relation commune que l’on transmet sa demande de pardon. Ainsi Innocent, à l’occasion de nos visites à Rilima, est plusieurs fois sollicité par des prisonniers pour demander pardon en leur nom à des rescapés de Kibungo.
Élie et la plupart des autres ne demandent pas pardon, ils disent pardon à voix plus ou moins haute, à des victimes libres de l’entendre, de l’accepter ou de le refuser. Un peu comme l’on dit pardon à celui que l’on vient de bousculer sur un trottoir. Ou alors ils le demandent avec la certitude que cette requête, parce qu’elle est humiliante et compatissante, mérite en soi une réponse positive, tel ce soldat allemand de l’étrange parabole racontée par Simon Wiesenthal dans Les Fleurs de soleil.
Ces observations en appellent d’autres que le lecteur a probablement relevées en lisant les réflexions des gars sur leurs souvenirs et leurs rêves. Les tueurs affirment que ceux-ci sont imprégnés pour l’essentiel de leur vie d’antan : la famille, les travaux des champs, les paysages, les cabarets. C’est compréhensible si l’on se souvient de la précipitation avec laquelle ils ont quitté cet univers domestique, emportés par la folie des massacres avant de se lancer dans une fuite éperdue. Mais la narration de leurs cauchemars laisse plus perplexe.
La plupart d’entre eux affirment ne pas faire de cauchemars, au contraire de leurs victimes oppressées la nuit par des rêves douloureux, horrifiants, obsessionnels, culpabilisants. De plus, leurs rares cauchemars recouvrent plus les affres des camps au Congo ou de la prison que leur vie de tueurs dans les marais.
Est-ce possible ? De tous les criminels de guerre, le tueur d’un génocide est celui qui en sort le moins tourmenté. Est-il crédible que le sommeil occulte à ce point des gestes et des sensations aussi extraordinaires ? Est-il vrai que leurs victimes soient si absentes dans leurs cauchemars ? Si oui, comment échappent-ils aux remords pendant leur sommeil, sans la protection du mensonge ? À quoi doivent-ils la mansuétude de leur inconscient, leur bizarre faculté à barrer la porte du dortoir à leur culpabilité ?
Si ce n’est pas possible, pourquoi nient-ils ou minimisent-ils ces cauchemars – qu’ils pourraient présenter comme preuves tangibles de leurs regrets, et comme une façon de rembourser leur dette –, surtout que dans le même temps, en plein jour, ils nous racontent leurs crimes en détail ? Craignent-ils d’être débordés par les descriptions de ces rêves ? Qu’elles contredisent ou transforment leurs récits ? Qu’elles puissent les décrédibiliser ou les aggraver ? Appréhendent-ils que la description de scènes de cauchemar ne leur révèle des choses qu’ils veulent enfouies ? Est-ce une démarche pour anticiper leur réintégration ? Est-ce plus simplement un refus de regarder en arrière, les yeux grands ouverts, par peur d’eux-mêmes ?
Existe-t-il un lien entre leur incompréhension du pardon et leur réticence à admettre leurs cauchemars ? Est-ce une façon d’endiguer les souvenirs, de se préserver du risque de perdre la maîtrise de leurs aveux ? Pour survivre psychologiquement à leurs actes ?