Les pardons

ÉLIE : Les tueries nous ont dépassés, le pardon nous dépasse pareillement. On n’a jamais parlé convenablement des tueries à l’époque des marais ; je ne sais pas si on peut parler convenablement de pardon maintenant que tout est bel et bien terminé.

Voilà ce que j’en dis : celui qui aurait moitié dévoilé son repentir avant la fin des coupages, et qui aurait quitté les marais de son plein gré, en laissant derrière lui un boulot salopé ; ou celui qui aurait perdu de la sorte le bénéfice des pillages et la considération de ses collègues, celui-là pourrait être pardonné de cœur.

Mais pour nous autres, c’est un repentir de prison que nous proposons, c’est donc contre un pardon de raison qu’on va nous l’échanger. C’est un pardon malgré tout, mais le dernier à disposition. Un laissé-pour-compte de pardon, si je puis dire. Il peut virer négligeable si la situation se retourne. Il peut ne pas être durable à l’avenir, sous les menaces de nouveaux soubresauts sanglants.



FULGENCE : Pardonner, c’est gommer la faute qu’un autre a commise contre vous.

Mais on ne peut pardonner que si l’on entend une grande vérité sans détour. Moi, j’ai demandé pardon aux familles éprouvées pendant le procès et je leur ai dit le mal que je leur avais fait. Je pense donc que je serais pardonné. Sinon tant pis, je prierai.

Le pardon est une grande chance, il peut adoucir la punition et soulager les regrets, il facilite l’oubli. C’est gagnant pour celui qui le reçoit. Pour celui qui le donne, je ne peux pas répondre puisque l’occasion ne s’est jamais présentée à moi. Je crois que pour celui qui pardonne, ça dépend s’il est remercié par une compensation convenable.



ADALBERT : Demander pardon, c’est premièrement dire une vérité valable à une personne éprouvée. Deuxièmement lui demander d’oublier le mal que vous avez fait, à lui ou à sa famille. Troisièmement lui proposer de le considérer comme auparavant sans arrière-pensée.

Si la personne accepte du premier coup, c’est chanceux. Sinon, il faut recommencer. Il ne faut pas se décourager après la grande peine qu’on a déjà supportée. Plus on emprunte les chemins du pardon, plus on va croiser la chance d’être pardonné, plus vite on va l’attraper. Surtout si les autorités favorisent un programme de pardon pour encourager les survivants.



JEAN-BAPTISTE : En prison, le grand nombre rejette le pardon. Ils disent : « J’ai demandé pardon et je suis toujours en prison. À quoi ça sert, sauf à plaire aux autorités ? » Ou alors ils répètent : « Voyez celui-là, il a demandé pardon à tout le monde à son procès et ça ne lui a pas évité une pénible condamnation. Le pardon, pour nous, c’est désormais peine perdue. » Voilà pourquoi ils préfèrent se planter dans leurs convictions d’antan.

Mais moi, je suis très préoccupé du pardon. Et je suis sûr d’être pardonné, puisque j’ai avoué, puisque je suis convaincu de ma faute et que je suis décidé à bien vivre comme avant. Si une personne éprouvée ne peut me pardonner la première fois, le temps va l’aider à y parvenir en une meilleure occasion. Le pardon va nous aider à oublier ensemble. Même si dans les deux camps la mémoire de chacun peut conserver en cachette de graves souvenirs intimes.



IGNACE : Le pardon, c’est la grâce de Dieu qui permet d’oublier à celui qui a été poursuivi et frappé.

Celui qui a perdu son épouse, ses enfants, sa maison avec tous les ustensiles, son troupeau ; celui qui confie sa douleur à la toute-puissance de Dieu ; à celui-là, le pardon lui permet d’avancer au-delà de ce qu’il a mal vécu et perdu.

Si le rescapé est touché par la foi, c’est merci, sinon c’est malchance. Moi, je sais que dans la situation contraire, je réussirais à pardonner à mon fauteur, puisque j’ai sauvegardé en toute occasion une grande foi en Dieu.



ADALBERT : Si je suis pardonné par les autorités, si je suis pardonné par Dieu, je vais être pardonné par mes avoisinants. Le temps va nous faire attendre, les efforts seront pénibles, mais ce pardon est nécessaire. Sans le pardon, de terribles tueries vont pouvoir recommencer. Le pardon est une décision de la nouvelle politique des autorités de Kigali. C’est trop pénalisant pour un avoisinant éprouvé, de contrer la justice de son pays et la religion.



PANCRACE : Dire la vérité à un éprouvé, c’est risquant mais pas blessant. Recevoir la vérité d’un tueur, c’est blessant mais pas risquant. Les deux ont leur avantage et leur désavantage. Raison pour laquelle demander pardon est aussi tenaillant que le donner.

Raison pour laquelle nombre de prisonniers préfèrent demander pardon à Dieu qu’à leurs avoisinants et se bousculent sur la première ligne des séances de prières et de cantiques. Ils confient leur pardon à Dieu et rien à leurs avoisinants. Avec Dieu, les paroles sont moins risquantes pour l’avenir, et plus soulageantes.



ALPHONSE : Le pardon, c’est la grâce de celui qui a subi les crimes. Si la victime reçoit une vérité convenable du fauteur, une demande sincère, il peut juger s’il veut oublier. Moi, si je suis pardonné par les autorités et si je sors de prison ma peine terminée, je pourrai dire sur la colline encore plus de vérité qu’au procès. Je pourrai ajouter des aveux, et des souvenirs, que j’ai gardés en cachette pour mes avoisinants. Si je suis libre, je pourrai perfectionner des détails et des déroulements sur la situation dans les marais. Je pourrai faire des visites dans les maisons et raconter comment ça s’est passé pour celui-ci et pour celui-là, pour satisfaire leur besoin de savoir personnel, et pour recevoir leur pardon.

Mais si je suis trop pénalisé et que je doive rester trop longtemps en prison, je continuerai à vivre ici en tueur. Sans pardon, ni courage, ni vérité. C’est-à-dire comme une personne qui a tout perdu, pas seulement matériellement.



IGNACE : Moi je dis, si je suis pardonné comme il faut, je vais récupérer un esprit normal, ma mentalité d’auparavant ; si je ne suis pas pardonné, je vais garder celle d’un fauteur. Mais, ce n’est pas moi qui peux prononcer les mots d’une bonne intention, ce sont les rescapés. Raison pour laquelle je suis impatient. Un pardon, c’est toujours très avantageux pour celui qui le reçoit.



JOSEPH-DÉSIRÉ : Moi, ce que j’ai fait s’est vu plus des autres parce que j’étais haut placé. Ce n’est pas à cause d’une faute plus coupable, mais à cause d’une faute plus visible que je suis rejeté du pardon.



LÉOPORD : Dans les marais, nombre de Tutsis ont demandé pardon avant le geste fatal de la machette. Ils ont demandé merci, ou grâce. Ils ont demandé une considération pour éviter la mort ou la terrible souffrance des coups. La peur et la souffrance leur ont inspiré ces mots.

Ils ont donné toute leur supplication parce qu’ils n’avaient plus rien d’autre à donner. Mais nous, on s’en fichait de ce qu’ils pouvaient bien demander ou même supplier. Au contraire, ça pouvait nous encourager. Ils étaient seulement des Tutsis bons à tuer et nous des hommes sans pitié.

Raison pour laquelle, c’est gênant de parler de pardon en prison. Au sortir, si je reçois une tornade de colère à la place du pardon, je ne vais pas montrer de méchanceté. Je vais prendre mon mal en patience. Je dirai simplement aux gens : « Bon, le pardon, c’est maintenant vous qui l’avez, il est rangé de votre côté, vous l’avez bien mérité, vous pouvez désormais le manier comme vous voulez. Moi, je peux attendre votre moment propice. Je vais reprendre l’existence où elle m’attend sans murmurer contre vous. »



ÉLIE : Il y en a qui se sentent jaloux de ceux qui n’ont pas été obligés de demander pardon et qui sont retournés sur leur parcelle, sans franchir la porte de Rilima. Il y en a qui disent que ceux qui ont demandé pardon n’ont pas été récompensés comme il faut, qu’ils se trouvent pareillement en prison. Ils prétendent que, pour le prisonnier, le pardon est une dépense inutile et risquante.



PIO : Demander pardon, c’est une chose naturelle. Accorder pardon, c’est grand-chose. Mais qui peut aujourd’hui décider du pardon ? Celui qui n’a rien fait, comme les Blancs et consorts ? Celui qui est arrivé trop tard derrière les militaires du FPR, avec ses économies et ses souvenirs de vengeance ? Celui qui s’est esquivé de la mort par chance en se faufilant entre les papyrus ? Même la maman de l’enfant qui a été coupé, qu’est-ce qu’elle peut pardonner à la place de son petit, puisqu’il n’est plus là pour être interrogé ?

Moi, je vois trop de difficultés à ce que nous échangions des pardons sur les collines. Car trop de mauvais souvenirs vont repousser sur les belles paroles, comme de la broussaille au milieu d’une plantation. Celui qui vous accorde un pardon un jour de clémence, qui peut dire qu’il ne va pas le reprendre un autre jour de colère, à cause d’une chamaillerie de boisson ?

Moi, je n’entrevois aucun pardon capable de sécher tout ce sang coulé. Je ne vois que Dieu pour me pardonner, c’est pourquoi je le lui demande tous les jours. En lui proposant toute ma sincérité, sans rien lui cacher de mes méfaits. Je ne sais pas s’il dit oui, ou s’il dit non, mais je sais que je lui demande très intimement.