La haine, les Tutsis
ADALBERT : Au fond, les Hutus et les Tutsis se cochonnaient depuis 1959. Ça émanait de nos anciens. Le soir autour de la Primus, ils traitaient les Tutsis de chétifs et d’arrogants dans des conversations sans gravité. De sorte que les enfants hutus grandissaient sans question poser, en écoutant toutes ces mauvaisetés sur les Tutsis.
Depuis 1959, au cabaret, les vieux jargonnaient d’éliminer tous les Tutsis et leurs troupeaux de vaches piétinantes. Ça revenait souvent quand ils buvaient, c’était pour eux des préoccupations familières comme les semences ou les marchandages consorts. Nous les jeunes, on blaguait de leurs grondements de vieux, mais ils nous contentaient.
Par après, tout au long de sa jeunesse, un Hutu pouvait bien se choisir un ami tutsi, cheminer et partager la boisson avec lui, il ne devait toutefois pas se confier. Pour le Hutu, le Tutsi pouvait être un dissimulateur en n’importe quelle occasion. Il apparaissait gentil dans sa manière et serviable de caractère, mais il cultivait une malice cachée. Il devait être une cause naturelle de méfiance.
JEAN-BAPTISTE : Les Hutus ont toujours reproché aux Tutsis leurs tailles allongées et d’essayer d’en profiter pour gouverner. Le temps n’a jamais tari cette rancune. Dans la commune, comme je vous l’ai dit, on entendait que les femmes tutsies montraient des statures trop fines pour rester sur nos collines, qu’elles avaient la peau lisse d’avoir consommé du lait en cachette, que leurs doigts étaient trop fins pour attraper la houe et toutes ces bêtises.
En vrai, les Hutus ne remarquaient aucun de ces ouï-dire sur les silhouettes de leurs avoisinantes tutsies, puisqu’elles courbaient l’échine aux côtés de leurs épouses et qu’elles se retrouvaient pareillement chargées au retour des corvées d’eau. Mais ils se plaisaient à les répéter. Ils se racontaient aussi que le Hutu comme moi, qui avait épousé une Tutsie, voulait se montrer fier.
Ils se plaisaient à multiplier des sornettes sans vraisemblance pour creuser une mince ligne de discorde entre les deux ethnies. L’important était de garder un écart entre les deux en toute occasion, dans l’attente d’une aggravation. Par exemple, le premier jour de l’école, l’instituteur devait égrener l’ethnie de tous les élèves, de manière que les Tutsis se sentent invités à s’asseoir timidement dans la classe des Hutus.
IGNACE : Si un jeune garçon hutu voulait marier une jeune fille tutsie, sa famille refusait de lui tracer une section dans sa bananeraie pour amasser sa récolte personnelle et nourrir sa famille. Si un jeune garçon tutsi voulait marier une jeune fille hutue, sa famille refusait de lui séparer même une ou deux vaches du troupeau pour commencer un élevage d’avenir. De telle façon, ce n’était pas intéressant du tout pour les jeunes gens des deux camps de se fréquenter.
Les parcelles fécondaient de la haine sous les récoltes, parce qu’elles n’étaient pas en largeur suffisante pour deux ethnies.
FULGENCE : Au fond, les Hutus ne détestaient pas les Tutsis tant que ça. En tout cas, pas au niveau de les tuer sans exception. Des maléfices plus terribles qu’une haine tenace se sont intercalés dans cette rivalité ethnique pour nous élancer dans ces marigots. Le manque de parcelles, par exemple, on en parlait pertinemment entre nous. On voyait bien que les parcelles fertiles allaient bientôt manquer. On se disait que nos enfants devraient quitter à la file, en quête de champs vers Gitarama ou plus loin vers la Tanzanie ; sinon ils allaient devenir les obligés des Tutsis sur leur propre colline. On pouvait se voir confisquer des récoltes qu’on avait bien semées.
De ce qu’on avait appris des vieillards, on pouvait même être forcés à des travaux de débroussaillage, d’élevage ou de maçonnerie, comme à l’époque des mwami. Ces corvées gratuites, elles pouvaient tenailler le cultivateur plus que de raison.
PIO : Peut-être qu’on ne détestait pas tous les Tutsis, surtout nos avoisinants ; peut-être qu’on ne les regardait pas comme des ennemis malfaisants. Mais on se disait entre nous qu’on ne voulait plus cohabiter. On disait même qu’on ne voulait plus du tout d’eux à nos côtés et qu’il fallait les débroussailler de chez nous. Dire ça, c’est grand-chose, c’est déjà désigner la machette.
Moi, je ne sais pas pourquoi je me suis mis à détester les Tutsis. J’étais jeune, j’aimais surtout le football, je jouais dans l’équipe de Kibungo avec les Tutsis de mon âge, on se passait le ballon sans jamais d’anicroche. Je ne rencontrais aucun embarras remarquable en leur compagnie. La détestation s’est présentée comme ça au moment des tueries, je l’ai saisie par imitation et par convenance.
LÉOPORD : C’est délicat de parler de haine entre les Hutus et les Tutsis parce qu’après les tueries les mots ont changé de sens. Précédemment, on pouvait blaguer entre nous et dire qu’on allait tous les tuer, et le moment d’après on se retrouvait ensemble à partager une tâche ou une boisson. Les blagues et les menaces s’étaient entremêlées. On ne voyait plus ce qu’on disait. On pouvait tripoter des mots terribles sans pensées fâcheuses. Les Tutsis ne s’en trouvaient même pas très gênés. Je veux dire qu’ils ne s’écartaient pas à cause de ces discussions fâcheuses. Depuis, on a vu : ces mots ont attiré de graves conséquences.
ALPHONSE : Pendant les saisons sèches de sa petite enfance, le Hutu entend les grandes personnes répéter que trop de parcelles sont accaparées par les Tutsis, que ces gens sont de trop dans la situation pour combattre la pauvreté. Puis, ces paroles s’oublient quand les récoltes abondent. Mais, l’enfant, il s’accoutume à ces mécontentements.
Un enfant hutu, même s’il est assis à côté d’un enfant tutsi boueux, il manie contre lui une jalousie naturelle, il le voit crâneur, il s’habitue à pencher comme ses parents. Par après lorsqu’une difficulté se présente, il ne la regarde plus droit en face, il préfère regarder le Tutsi qui passe de côté.
PANCRACE : Il y avait les radios qui nous rabâchaient de tuer tous les Tutsis depuis nonante-deux ; il y avait la colère après la mort du président et la peur de se retrouver dominés par les inkotanyi. Mais je ne vois aucune haine dans tout ça.
Le Hutu se méfie toujours de quelques intentions enfouies dans le caractère du Tutsi, qu’il nourrit en secret depuis l’Ancien Régime. Il voit du danger même chez le plus faiblard ou le plus gentil d’entre eux. Mais c’est du soupçon, pas de la haine. La haine nous a rejoints brusquement après la chute de l’avion de notre président. Les intimidateurs ont crié : « Voyez donc ces cancrelats qui sont bien ceux qu’on vous avait racontés. » Nous, on a crié : « Bon, partons en expéditions. » On n’était pas si fâchés, on était surtout soulagés.
IGNACE : Je ne sais pas si tuer des Tutsis est différent de tuer des non-Tutsis, puisque nous n’avons aucune expérience de ça. Au Rwanda, si l’on ne croise pas un frère Hutu, on croise un Tutsi. Puisque les Twas sont invisibles dans leurs forêts et que les Blancs sont blancs. En bonne ou mauvaise entente, il nous est impossible de côtoyer des hommes ordinaires, semblables à nous, qui ne sont pas tutsis. Je veux dire que, dans des tueries privées ou des tueries d’ampleur, nous ne savons que tuer des Tutsis.
ÉLIE : Dans les villes, beaucoup de Hutus enviaient les femmes tutsies qu’ils ne pouvaient pas avoir. À cause de leurs allures élancées, de leurs traits polis, de leurs façons à la mode de présenter les repas de famille ou de se montrer dans les cérémonies. Toutefois, sur les collines, les Hutus voyaient bien que les femmes se fatiguaient de concert pendant les travaux des champs. Je ne connais pas de cultivateur qui soit allé demander une fille haute à un avoisinant tutsi pour son fils, et donc aucun cas refusé.
Ce sont les vaches et les parcelles qui devançaient ces jalousies d’allure. Surtout les vaches, parce que les Tutsis avaient l’habitude de les attrouper de façon qu’on ne puisse plus dénombrer celles des uns et des autres. Ils ne voulaient jamais avouer combien ils en possédaient, ni à leurs épouses, ni à leurs fils, ni aux autorités. Nous, on voyait passer les troupeaux dissimulés dans les taillis, menés par des bergers en guenilles, et ça nous tenaillait. Sur les collines, les secrets de biens sont menaçants.
ADALBERT : Il y a des gens comme moi qui mal disaient couramment sur les Tutsis. On répétait ce qu’on entendait depuis longtemps. On les qualifiait d’arrogants, de maniérés ou même de venimeux. Mais on ne voyait guère d’arrogance ou de manières supérieures quand on les côtoyait à la chorale ou au marché. Ni même au cabaret, ou dans les bananeraies si se présentait une entraide.
Les vieillards s’étaient donné la main pour nous embrouiller, mais ils le faisaient de bonne volonté si je puis dire. Par après les radios ont exagéré pour chauffer les esprits. Les noms de « cancrelats », de « serpents », ce sont elles qui nous les ont enseignés. La malfaisance des radios était trop bien calculée pour pouvoir la contrer.
ALPHONSE : Je crois que les manières fignolées des Tutsis, dans le fond, on s’y était complètement habitués. Ça nous était bien égal ces racontars de doigts allongés ou de particularités consorts. Je ne crois pas que les vaches présentaient un détestable problème. Sinon, on pouvait bien abattre uniquement les troupeaux. Je ne crois pas que nos cœurs détestaient les Tutsis. Mais il était inévitable de le penser, puisque la décision était prise par les encadreurs de tous les tuer.
Pour tuer sans vacillation autant d’humains, il fallait détester sans indécision. La haine était le seul sentiment autorisé au sujet des Tutsis. Les tueries étaient une entreprise trop manœuvrée pour nous poser d’autres questions sentimentales.