Une tuerie surnaturelle
L’Afrique contemporaine a été le théâtre d’un génocide. De très nombreux Africains peinent à le concevoir ou à en admettre la réalité. Il leur faudra beaucoup de temps pour y parvenir, comme il en aura fallu plus que de raison aux Européens et aux Américains après l’Holocauste.
Encore plus d’Africains récusent l’africanité de ce génocide, invoquent une tragédie fomentée ailleurs, avec des arguments variés, tels, par exemple, ceux de Berthe : « Le cas du Rwanda échappe aux coutumes africaines. Un Africain massacre avec la colère ou la faim au creux du ventre. Ou il massacre juste ce qu’il faut pour confisquer les diamants consorts. Il ne massacre pas le ventre plein et le cœur en paix sur des collines de haricots comme les interahamwe. Je crois que ceux-là ont mal appris une leçon venue d’ailleurs, hors de l’Afrique. Je ne sais pas qui a semé l’idée du génocide. Non, je ne dis pas que c’est le colon. Vraiment, je ne sais pas qui, mais ce n’est pas un Africain. »
Son intelligence pertinente et dénuée d’a priori et de ressentiment, mais privée de recul sur l’histoire, ne lui donne pas raison. Tous les génocides échappent aux coutumes, qu’elles soient européennes, américaines, asiatiques ou africaines. Et ceux qui pensaient que le foisonnement des cultures, les sagesses ancestrales, les traditions d’indulgence, l’appétit de vie – illustrés par le fameux adage « L’Afrique, c’est magique ! » –, préserveraient ce continent se sont trompés.
Je ne profiterais pas de cette remarque sur l’universalité du génocide pour glisser, derrière elle, les sempiternelles questions : à la place de Pio, Fulgence, Pancrace et les autres de la bande, qu’aurions-nous fait ? Qu’aurions-nous osé faire ou refuser de faire ? Que serions-nous devenus ? Ces questions n’ont aucun intérêt, pas tant parce que nous ne pouvons nous mettre dans la peau de planteurs de haricots, sur une colline de la région des Grands Lacs, mais parce qu’il nous est impossible de nous imaginer être nés et avoir grandi sous un pareil régime despotique et ethniciste, et que, hormis quelques individus sûrs de leur solidité morale et de leur courage, la plupart d’entre nous bredouilleraient à peu près ceci : « … on aurait traînaillé, paressé loin derrière le groupe, sans toutefois salir la machette… » Espérant mieux en notre for intérieur, mais laissant entier le doute.
En revanche, je remplace les questions par des observations. Dans l’Allemagne de l’après-guerre, en quarante ans de procès à l’encontre de criminels nazis, aucun de leurs avocats n’a pu produire le cas d’un Allemand lourdement condamné pour avoir refusé de tuer un Juif ou un Gitan désarmé. Ainsi, par exemple, au cours des expéditions de ce 101e bataillon de réserve de la police, explique Christopher Browning, pas un policier n’a été puni pour un refus de tirer. Pourtant, selon ses estimations, 80 à 90 % des 500 policiers du bataillon ont tiré.
Au Rwanda, la période des massacres a été trop brève pour que l’administration du génocide engage procès et condamnations contre les réfractaires. Cela dit, s’il est vrai que des dizaines de milliers de Hutus ont été assassinés pour leurs prises de position humanistes, on ne cite pas d’exemples de personnes arrêtées pour leur seul refus de tuer, sauf cas très particuliers : conjoints de couples mixtes ou personnes accusées d’avoir caché des Tutsis.
À Kibungo, N’tarama, Kanzenze et sur la commune de Nyamata, celui qui s’opposait publiquement au génocide, en paroles ou en actes, risquait d’être exécuté ou condamné à tuer sur-le-champ. Tout le monde devait participer à sa manière, être mêlé aux tueries, aux destructions et pillages, ou bien payer. Cependant, répétons-le, aucun habitant n’a été sérieusement menacé de violences physiques pour ses réticences à manier sa machette sur un Tutsi. À ce propos, la lecture du chapitre sur les punitions est édifiante.
Malgré les possibilités d’emplois auxiliaires, de dérogations et d’esquives, les estimations du nombre de tueurs sur la commune de Nyamata sont à peine concevables.
Christine, fille de Tutsi et de Hutue, témoin sur sa colline, tente de les expliquer ainsi : « Je crois que celui qui avait été obligé de tuer, il voulait le lendemain que son avoisinant soit obligé à son tour, pour être considéré pareillement. Pour ton avoisinant qui tuait tous les jours, tu pouvais te montrer fainéant ou récalcitrant et un très mauvais concurrent, mais tu devais te montrer méritant en te rougissant les mains en une occasion. »
Pour comprendre le volontariat des hommes de main du IIIe Reich, souvent plus spectaculaire hors des frontières de l’Allemagne, les historiens ou philosophes insistent sur la formidable discipline qu’un État totalitaire peut imposer à ses citoyens ; sur l’efficacité d’une insidieuse et permanente propagande, évoquée en amont ; et surtout sur la puissance du conformisme social en situation de peur et de crise. À ne pas confondre avec une situation de guerre, qui elle, à certains moments, peut au contraire faire éclater ce conformisme.
Ces arguments ne suffisent pas à expliquer la machine à tuer illustrée par la phrase de Christine. Les Russes, les Espagnols, les Argentins, les Roumains, les Irakiens et bien d’autres à une époque de leur histoire ont mesuré l’efficacité des machines à broyer les esprits, conçues par Staline, Franco, Videla ou Ceausescu, Hussein, autant de dictateurs qui ont obtenu une massive soumission de la population, un renoncement, une sorte d’abrutissement et une accoutumance à la délation, mais qui n’ont pas soulevé de cortèges enthousiastes et populaires, tuant en chanson tous les jours aux heures de travail.
Si ces historiens et ces philosophes occultaient le caractère irrationnel et exceptionnel du génocide, ils pourraient s’avérer équivoques, voire dangereux, dans la mesure où ils encourageraient le pessimisme ou la bigoterie ; ou, plus désespérant, aviveraient le pire des fléaux de nos sociétés : le cynisme.
Caractère exceptionnel du génocide, dont la plus simple définition est celle de Jean-Baptiste Munyankore, instituteur depuis quarante-trois ans à N’tarama, lorsqu’il dit : « Ce qui s’est passé à Nyamata, dans les églises, dans les marais et les collines, ce sont des agissements surnaturels de gens bien naturels. »
Ou celle de Sylvie, qui dit : « Parce que si on s’attarde trop sur la peur du génocide, on perd l’espoir. On perd ce qu’on a réussi à sauver de la vie. On risque d’être contaminé par une autre folie. Quand je pense au génocide, dans un moment calme, je réfléchis pour savoir où le ranger dans l’existence, mais je ne trouve nulle place. Je veux dire simplement que ce n’est plus de l’humain. »