La mort dans le regard
Nous roulons à travers la forêt de Nyungwe, immense et luxuriante, dans l’Ouest du Rwanda. C’est un matin d’août 1994 ; l’unique route qui la pénètre est surpeuplée d’une colonne ininterrompue de Hutus qui fuient les villes de Butare et de Gikongoro, pour se masser à la ville frontière de Cyangugu et franchir la rivière qui les sépare des camps du Congo.
Quelques kilomètres en amont, des gardes forestiers nous ont raconté que dans les profondeurs des bois des dizaines de milliers de réfugiés ont préféré se disperser sous des abris de branchages, vivant à l’ancienne de chasse et de cueillette, plutôt que de s’exiler plus loin. Par curiosité, nous quittons le bitume et prenons un sentier de traverse, dans une pénombre seulement troublée par les clameurs graves de coucals à bec jaune auxquels répondent les cris vibrants des fauvettes.
Au bout du sentier, dans une clairière, nous tombons sur une assemblée d’une dizaine d’hommes, accroupis autour d’un feu dont les volutes de fumée se fondent aux brumes humides. Sabou, l’interprète avec qui je fais tandem depuis des semaines, prévient aussitôt : « Attention, des interahamwe. » Sur l’instant, je ne comprends pas son avertissement, croyant qu’il veut dire « des Hutus », ce qui paraît évident, alors que lui pense « des tueurs ».
Les hommes, pour la plupart torse nu, portent des shorts ou des pantalons déchirés. Certains ont revêtu des parures de feuillage pour mieux se dissimuler ou se protéger des averses. Ils surveillent sur des broches la cuisson de singes colobes, abattus avec des flèches, dont les peaux noir et blanc traînent à l’écart. Ils possèdent des arcs et des machettes posés à côté d’eux ; aucune arme à feu, aucun bagage.
Sabou n’est ni hutu ni tutsi, mais un jeune Congolais de la ville de Bukavu voisine, qui parle parfaitement le kinyarwanda. Les hommes nous saluent donc avec gentillesse, nous invitent à nous asseoir et attendre les grillades. Ils nous questionnent sur la situation à la frontière. Nous bavardons évasivement de leur expédition depuis leur région, de leur vie de chasseurs, bien sûr à aucun moment de leurs activités antérieures. Sabou d’ordinaire exubérant demeure très discret.
Soudain, plusieurs d’entre eux se lèvent une machette à la main et nous encerclent. L’atmosphère s’est complètement transformée sans que je m’en rende compte. Grâce au sixième sens et au sang-froid de Sabou, qui a anticipé l’affrontement et qui continue de leur parler, nous parvenons à reculer, sans un mouvement brusque, et à nous enfermer dans la voiture in extremis avant les premiers coups. Nous démarrons en marche arrière sur les chapeaux de roue, tandis que les hommes frappent de leurs machettes sur la carrosserie, furieux de voir échapper leurs prises, c’est-à-dire la voiture, l’argent, les vêtements, un sac de bananes.
La scène est assez longue, d’une certaine façon assez ralentie, pour nous permettre d’en détailler sa violence déchaînée. Par la suite, nous n’avons rien oublié de ces visages rigidifiés, comme convulsés par la haine, de ces cris, de ces regards où se mêlaient des reflets de folie et de mort.
(Ceux qui voyagent dans la guerre racontent que le regard de celui qui va donner la mort s’imprime plus profondément dans la mémoire que la mort elle-même, ou qu’ils ont été plus choqués par des scènes d’exécution ou de simulation d’exécution que par des scènes de carnage lors d’attaques et de bombardements.)
Ces hommes dans la clairière n’étaient pas du Bugesera, ils auraient très bien pu l’être. Toutefois, lors des visites à Rilima, jamais n’apparaît sur les visages de la bande de Kibungo le moindre signe qui puisse rappeler cette scène explosive. Je l’évoque aujourd’hui uniquement parce que je me demande après coup si, inconsciemment, je ne suis pas allé dans ce pénitencier, entre autres, pour retrouver sur leurs traits ces expressions de haine incompréhensible, les confronter à mon souvenir et tendre un lien dans l’histoire.
Quelle que soit la nature de cette attirance, je crois y aller avant tout pour voir les tueurs des rescapés, les pères et les frères des Hutus muets et méfiants qui se sont retranchés sur leurs parcelles, puis si possible pour entamer des discussions, quitte à susciter des questions chez les lecteurs du livre. Par exemple, est-il moral, non pas de parler avec de tels tueurs, mais de les encourager à s’exprimer ?
Plus pertinent : est-il moral de publier des entretiens de gens emprisonnés, privés de liberté physique, donc de liberté d’expression ?
Auparavant, dans d’autres pays, il m’est arrivé de rencontrer des personnes incarcérées à cause de la guerre : prisonniers ennemis, personnes soupçonnées de trahison, de collaboration, de crime, de viol, ou personnes nées dans la mauvaise ethnie ou avec un mauvais nom… J’ai entendu une multitude de ces témoignages ou aveux viciés. J’ai systématiquement refusé de publier les propos de ces prisonniers et même, parfois, tant la pression des geôliers était forte, de les écouter, afin de ne pas participer à leur humiliation.
Alors, pourquoi faire une exception à Nyamata ? Parmi les multiples raisons, je peux évoquer, pêle-mêle : la totale indifférence de l’administration de Rilima devant nos visites, donc sa discrétion pendant ou après les discussions ; la forte relation, parfois l’amitié, qui me lie aux rescapés ; l’insupportable silence des Hutus rencontrés et l’atmosphère pesante sur les collines ; la spécificité du génocide, qui multiplie les contre-exemples à toutes les étapes ; la force du livre d’Hannah Arendt, Eichmann à Jérusalem, écrit après avoir écouté les paroles d’un emprisonné, à l’approche de sa condamnation, de surcroît.
Le plus honnête est d’ajouter que cette question s’est dissoute naturellement au fil des entretiens, que j’ai peut-être été emporté par le projet, et qu’elle n’a plus été une préoccupation de retour à Paris, remplacée aussitôt par d’autres interrogations plus obsédantes.
Chef des tueries sur Kibungo, puis du campement au Congo, enfin de la chorale et de la sécurité en prison, Adalbert est celui avec qui doivent débuter les entretiens. Le premier jour, il s’assoit sur le banc, plein d’entrain, et, à la première question, il se met à raconter une bataille. Les Tutsis contre les Hutus, des attaques dans tous les sens, des avancées et des revers, des mouvements d’hommes munis de machettes sur un flanc, des renforts d’hommes armés de fusils sur le flanc opposé, des actions héroïques pour tenir une maison stratégique et des abandons de parcelles…
Incrédules, nous l’écoutons, Innocent de plus en plus nerveux, moi essayant de deviner son arrière-pensée. Quand je lui fais remarquer mes multiples séjours au Rwanda depuis le génocide et donc l’inutilité de proposer cette version, Adalbert ne montre aucune déception ou agacement, mais, à une nouvelle question, il reprend son épopée là où il l’a laissée.
Veut-il nous signifier son hostilité au projet de livre ? Se moque-t-il de nous ? Certainement pas. Raconte-t-il ce qu’il désire être sa vérité en se fichant de notre opinion ? Peut-être, mais pas seulement. Lorsque le doute le talonne, peut-être se façonne-t-il un imaginaire dans lequel il disparaît seul ou avec ses copains. Il faut attendre deux semaines avant qu’il ne parle de façon plus réaliste.
Alphonse, qui lui succède sous les branches de l’acacia, se met à décrire sans réticence sa première virée sanguinaire. Il est précis quant aux gestes, aux dialogues et faits. Mais il raconte sa journée avec la faconde d’un chasseur du Sud-Ouest de retour d’un affût aux palombes. Sa bonhomie et la profusion de détails qu’il nous donne sont aussi intrigantes que les élucubrations d’Adalbert.
Fulgence, lui, hésite systématiquement dans son récit, marque un temps au milieu des phrases, regarde à droite et à gauche comme si chaque question le mettait à un croisement de chemins sans aucune indication d’itinéraire…
En fait tous, chacun à sa façon, montrent des comportements extravagants au commencement de leurs récits, comme s’ils sortaient d’une sorte de bulle imaginaire.
A priori, les épisodes qui ont bousculé leur existence pourraient expliquer leur repli dans cette bulle. En effet, ils menaient une vie rurale dont le destin ne prévoyait d’autre événement que le choix d’une épouse, dans un climat de voisinage ambigu, sur une colline d’un petit pays au cœur de l’Afrique, sans télévision ou flux d’immigration pour les relier au vaste monde. Du jour au lendemain, ils se laissent emporter dans le tourbillon de tueries phénoménales, leur premier voyage se déroule dans la panique d’un exode de 2 millions de compatriotes, leur premier séjour à l’étranger se situe dans des camps, où ils vivent plus de deux ans sans aucune perspective de lendemain. De là, certains, sans même une halte chez eux, ont été enfermés dans une prison en compagnie de 7 000 acolytes, sans aucun lien avec l’extérieur sinon la radio.
Pourtant, la sorte de placidité dont ils font preuve les pose à un niveau d’irréalité et d’étrangeté tel qu’on ne peut l’imputer aux violents chambardements de leur vie. Ni aux murailles qui les protègent, les éloignant des regards accusateurs, de l’atmosphère de peur et de méfiance, de l’alcoolisme qui règnent sur leurs trois collines. À titre d’exemple, aucun gars de la bande ne présente le moindre symptôme de troubles psychiques. Aucun ne montre de commotion, et, d’après leurs témoignages, à peine une dizaine d’hommes en souffrent dans la prison. Des regrets, de la nostalgie, des plaintes, de la déprime, des malaises dus à l’enfermement, mais jamais d’accès de dépression consécutifs à leurs coups de machette.
Innocent, qui les retrouve au pénitencier six ans après les avoir fréquentés à Kibungo, dit d’eux : « Je les croyais devenus aigris, chétifs, sauvages, et je suis très étonné de les revoir parfois souriants et juvéniles. Ils se montrent plus pensionnaires que prisonniers ; et en plus ils parlent du génocide comme d’une barbarie déjà lointaine, simplement commanditée par des autorités. » Signe complémentaire : ils parlent d’une voix régulière, sur un ton familier, qui à chaque rencontre dénote une étonnante impassibilité.
Si, à un moment, la férocité aperçue dans la forêt de Nyungwe était réapparue sur certains de leurs visages, aurions-nous interrompu ces rencontres ? Il m’est impossible de répondre.
En revanche, il est évident que leur inébranlable sérénité est décisive dans le déroulement des entretiens, pour surmonter l’ennui ou l’écœurement, et surtout parce qu’elle pose de façon obsédante ces questions : pourquoi ces gars participent-ils à ce projet ? Pourquoi acceptent-ils de raconter, parfois avec une énorme franchise, souvent même avec candeur ?
Ou plutôt, pourquoi acceptent-ils de livrer ces récits sans les assortir de remords ou de mea culpa plus ou moins sincères et sans en attendre une contrepartie ? Questions sans réponses qui nous tiennent en éveil et nous encouragent à franchir les moments insupportables.
Toutefois, si je devais désigner le trait le plus impressionnant de leur personnalité pendant ces entretiens, je n’évoquerais pas leur calme ni leur détachement, mais leur égocentrisme. Il est presque aussi fort chez tous, et par moments invraisemblable. En effet, lorsqu’ils racontent le génocide, ils ne décrivent pas un événement dont ils sont des protagonistes parmi d’autres, mais ils se racontent, eux, au centre d’un événement autour duquel se meuvent d’autres personnages, des victimes, des rescapés, des conseillers, des prêtres, des interahamwe, des Blancs et d’autres.
Le paradoxe est que, d’un côté, ils minimisent leur participation et ils rejettent les responsabilités sur les autres, l’administration, les interahamwe, à demi-mot les muzungu et les Tutsis. D’un autre côté, ils ne regardent qu’eux dans l’histoire, hier et aujourd’hui.
Entre eux, ils n’interprètent pas tous de la même façon ces tueries. Élie, Alphonse, Léopord souhaitent mieux les comprendre ; Pio et Pancrace s’admettent dépassés ; Jean-Baptiste pressent la monstruosité de leurs gestes et de leur impact dans le monde. Au contraire, Joseph-Désiré, Ignace, Adalbert accumulent les maladresses dans leurs simulacres de remise en question, obnubilés qu’ils sont à trouver une bonne porte de sortie.
Malgré ces divergences, qui ne suscitent jamais d’engueulade parce qu’ils n’en discutent pas entre eux, tous ne s’inquiètent que de leur sort et n’éprouvent essentiellement de compassion que pour eux-mêmes. Lorsque certains dressent un bilan catastrophique de cet épisode sanglant, ils énumèrent les conséquences pour leur avenir. Quand nous abordons le thème des regrets, aucun n’évoque les victimes spontanément. Ils y pensent, mais dans un second temps. Ils s’apitoient en premier chef sur leurs propres pertes et peines. Fulgence dit, un jour : « Nous avons aperçu les premières conséquences fâcheuses des tueries sur le chemin faisant du Congo, à cause des gémissements de nos ventres affamés et du brouhaha dans le dos de terribles grondements. » Leur naturel à exhiber leurs souffrances est stupéfiant.
À l’inverse des criminels de guerre – sauf de certains psychopathes – qui, après leur chute, tendent à se rapetisser, à s’échapper en coulisse, ils ont, eux, tendance à se placer plus au centre de la scène.
Pour expliquer cette originalité, je n’avance qu’une hypothèse avec prudence. C’est le caractère absolu de leur projet qui leur permettait de l’accomplir hier, avec une certaine tranquillité ; c’est son caractère absolu qui leur permet aujourd’hui d’éviter d’en prendre conscience, et de s’en trouver d’une certaine façon troublés. C’est la monstruosité de l’extermination qui culpabilise les rescapés, ou du moins les hante, tandis qu’elle déculpabilise et rassérène les tueurs, peut-être les protège de la folie.
Chaque matin, on se retrouve dans la grand-rue. Innocent, beaucoup plus matinal, attend sur un banc adossé au mur de la boutique de Marie-Louise avec qui il papote, parfois déjà une Primus entre les genoux. Bien qu’il n’affectionne pas le sucré, je l’emmène souvent en face, sur la véranda de la boulangerie-pâtisserie de Sylvie. Nous commençons la journée avec du thé au lait et des beignets, tout en blaguant sur les sautes d’humeur de la patronne. Puis je fais le tour des pharmacies avec une liasse d’ordonnances signées par l’infirmier du pénitencier. La gentillesse des pharmaciennes, le rituel de ces emplettes pour les gars de la bande rendent ce moment très agréable, comme l’idée de les retrouver, alors que nous roulons sur la piste.
Au début, je n’éprouve à leur égard que détestation, ou aversion, naturelles ; et au mieux, en quelques occasions, de la condescendance. Ni la présence très réactive d’Innocent sur le banc, ni la fréquentation quotidienne du cercle de Marie-Louise, de Sylvie et ses clients, d’Édith et ses enfants, de Claudine et de tous les amis sur les collines ne sont nécessaires pour me protéger d’un syndrome de complaisance.
Mais au fil du temps, une sorte de perplexité s’en mêle, qui ne rend pas la bande de Kibungo plus sympathique, mais plus fréquentable, en tout cas sous l’acacia. C’est délicat à admettre, mais la curiosité l’emporte sur l’hostilité.
Leur amicale solidarité, leur déconnexion du monde qu’ils ont ensanglanté, leur incompréhension de leur nouvelle existence, leur incapacité à percevoir le regard que nous portons sur eux les rendent plus accessibles. Leur sérénité et leur patience, parfois leur naïveté, finissent par déteindre sur nos relations, et surtout le mystère de leur consentement à parler. Ils se fichent de témoigner pour l’histoire, n’ont rien à défouler, ils n’espèrent de ces pages aucune clémence. Vraisemblablement, ils se laissent aller à parler parce que c’est la première fois qu’ils en ont l’opportunité sans se sentir menacés, mais cela ne suffit pas pour comprendre.
Certains montrent parfois qu’ils ne se reconnaissent plus tout à fait dans ces personnages qui dévalaient vers les marécages en chantant ; d’autres semblent craindre ce qu’ils ont été dans les marais. Peut-être leur égocentrisme est-il moins égoïste qu’il n’y paraît. Peut-être doutent-ils d’eux-mêmes plus que leurs récits ne le laissent supposer. Peut-être éprouvent-ils le besoin de s’apercevoir comme ils étaient, même de loin, dans l’histoire qu’ils racontent. Peut-être racontent-ils leur histoire pour nous convaincre qu’ils sont des hommes ordinaires, ceux décrits par Primo Levi et Hannah Arendt. De façon confuse, sans doute veulent-ils souligner ainsi, devant nous tous au bord de ce tourbillon exterminateur, une angoissante vérité.
ALPHONSE : Des fauteurs racontent que nous étions transformés en bêtes sauvages. Qu’on était aveuglés par la férocité. Qu’on avait enfoui notre civilisation sous des branchages ; raison pour laquelle il nous est impossible de trouver des mots concordants pour en parler convenablement.
Voilà une blague pour égarer la vérité. Je peux dire ceci : en dehors des marais, notre vie se présentait très ordinaire. On chantonnait sur le sentier, on buvait des Primus ou de l’urwagwa, c’était au choix de l’abondance. On conversait de notre bonne fortune, on savonnait nos salissures de sang dans la cuvette, on se réjouissait les narines devant les marmites. On se réjouissait de la nouvelle vie qui allait commencer en mâchonnant des cuisseaux de vache. On se chauffait la nuit sur nos épouses et on sermonnait les enfants turbulents. Même si on ne se contentait pas d’attendrissements comme auparavant, on était friands de bons sentiments.
C’étaient des jours très ressemblants comme je vous l’ai dit. On endossait les vêtements des champs. On s’échangeait des racontars au cabaret, on pariait sur nos tués, on s’envoyait des blagues sur des filles coupées, on se chamaillait devant des bagatelles de grains. On aiguisait les outils sur les pierres ponceuses. On s’échangeait des tricheries, on rigolait des « merci » des chassés ; on dénombrait et on abritait nos biens.
On multipliait toutes sortes d’occupations humaines sans anicroches, à condition de s’adonner aux tueries dans la journée, évidemment.
À la fin de cette saison des marais, on était trop déçus d’avoir raté. On était découragés de ce qu’on allait perdre, on était très apeurés de la mauvaise fortune et la vengeance qui nous tendaient les bras. Mais au fond, on n’était fatigués de rien.
Écrit en mars 2003.