La première fois

FULGENCE : D’abord, j’ai cassé la tête d’une vieille maman d’un coup de gourdin. Mais, puisqu’elle était déjà allongée bien agonisante par terre, je n’ai pas ressenti la mort au bout de mon bras. Je suis rentré le soir chez moi sans même y penser.

Le lendemain, j’en ai coupé debout vivants. C’était le jour du massacre de l’église, donc un jour très spécial. À cause du brouhaha, je me souviens que j’ai commencé à frapper sans regarder sur qui, au hasard de la cohue si je puis dire. On était très gênés aux jambes par la bousculade et on s’entrechoquait les coudes.

À un moment, j’ai vu un flot de sang qui commençait à couler sous mes yeux ; il trempait la peau et les vêtements d’une personne qui hésitait à tomber. C’était dégoulinant malgré la pénombre. J’ai senti que ça venait de ma machette, je l’ai regardée, elle était bien mouillée. J’ai pris peur et je me suis faufilé pour sortir, sans plus regarder la personne. Je me suis retrouvé dehors, je tardais à rentrer, j’en avais fait assez. Cette personne que je venais de frapper, c’était une maman, ça m’avait dégoûté de l’achever malgré la pénombre.



PANCRACE : Je ne me souviens pas de la première personne que j’ai tuée, parce que je ne l’ai pas identifiée dans la cohue. Par chance, j’ai commencé par tuer plusieurs personnes sans les regarder en face. Je veux dire que je cognais, ça hurlait, mais c’était de tous côtés ; c’était donc un entremêlement de coups et de cris qui se partageaient par tous.

Je me souviens toutefois de la première personne qui m’a regardé, au moment du coup sanglant. Ça c’était grand-chose. Les yeux de celui qu’on tue sont immortels, s’ils vous font face au moment fatal. Ils ont une couleur noire terrible. Ils font plus sensation que les dégoulinements de sang et les râles des victimes, même dans un grand brouhaha de mort. Les yeux du tué, pour le tueur, sont sa calamité s’il les regarde. Ils sont le blâme de celui qu’il tue.



ALPHONSE : C’était avant la décision de vastes tueries totales. Un groupe de Tutsis s’était reculé dans la forêt de Kintwi pour résister. On les a repérés derrière des bosquets d’arbres, ils se tenaient debout avec des pierres et des branches ou des ustensiles. Il y a eu un jet de grenades qui venait de meneurs. Un remue-ménage s’ensuivit. Les Tutsis se sont éparpillés et nous derrière eux. Dans la débandade, un vieux, qui n’était plus très valide, a été bousculé dans sa course. Il est tombé devant moi, je lui ai planté l’inkota à travers le dos. Une lame aiguisée pour abattre le bétail, que j’avais saisie le matin.

Un jeune qui se trouvait à mon côté m’a épaulé sans mot dire, avec sa machette, comme si c’était sa victime. Quand on a entendu le vieux finir, mon jeune collègue m’a signalé qu’il le connaissait de longue date. Sa maison se trouvait en bas de chez lui. Il a dit qu’il s’en trouvait bien débarrassé de la sorte ; ça se voyait qu’il était content. Moi je connaissais ce vieux par son nom, mais je ne savais rien de désobligeant sur lui. Le soir, j’ai raconté ça à mon épouse, elle ne savait que des détails de routine sur lui ; on n’en a pas conversé, et je me suis endormi.

Ça s’était passé en douceur, je n’avais pas eu à lutter. Au fond, pour cette première fois, j’ai été très surpris par la vitesse de la mort, et aussi par la mollesse du coup, si je puis dire. Je n’avais encore jamais donné la mort, je ne l’avais jamais envisagé, je ne l’avais jamais essayé sur un animal à sang. Puisque j’étais bien muni, les jours de noces ou de Noël je payais un garçon pour tuer les poulets derrière la maison ; et pour éviter cette saleté-là.



JEAN-BAPTISTE : On était sur un chemin de retour des marais. Des jeunes gens ont fouillé chez un monsieur du nom d’Ababanganyingabo ; ils sourcillaient parce que ce Hutu de Gisenyi fréquentait notoirement les Tutsis à qui il pouvait bien proposer ses bras. Ils ont découvert qu’il avait aidé des Tutsis à échapper leurs vaches. Derrière sa maison, dans un enclos, je crois. Ils ont cerclé l’homme pour le mettre en position immobile ; et j’ai entendu mon nom.

On m’a nommé parce qu’on savait que j’étais marié à une Tutsie. La nouvelle de la situation d’Ababanganyingabo se répandait, les gens attendaient. Ils étaient chauds parce qu’ils avaient tué des personnes. Une personne a dit devant l’auditoire : « Jean-Baptiste, si tu veux sauver la vie de ta femme Spéciose Mukandahunga, il faut que tu coupes cet homme présentement. C’est un tricheur, montre-nous que toi tu n’es pas de cette espèce-là. » Elle s’est tournée et elle a ordonné : « Apportez-lui une lame. » Moi, j’avais choisi mon épouse par amour de sa beauté, elle était grande et très attentionnée, elle m’était attachée, j’avais grand-peine à la perdre.

La foule s’est grossie. J’ai saisi la machette, j’ai donné un premier coup. Quand j’ai vu le sang buller, j’ai sursauté, j’ai fait un pas de recul. Dans mon dos, quelqu’un m’a stoppé et m’a heurté les deux coudes vers l’avant. J’ai fermé les yeux dans le brouhaha et j’ai donné un deuxième coup pareil. C’était fait, les gens approuvaient, ils se contentaient et s’écartaient ; je me suis reculé. Je m’en suis allé pour m’asseoir sur un banc d’un petit cabaret, j’ai pris la boisson, je n’ai pas jeté un regard du mauvais côté. Plus tard j’ai appris que l’homme avait remué deux longues heures avant de finir.

Par après on s’est familiarisés à tuer sans autant tergiverser.



PIO : J’avais tué des poulets mais jamais un animal de la corpulence d’un homme, comme une chèvre ou une vache. La première personne, je l’ai accomplie dans la précipitation, sans rien penser de spécial, bien que c’était un avoisinant, tout proche sur ma colline.

En vérité, c’est seulement après que j’ai remarqué que j’avais pris la vie d’un avoisinant. Je veux dire, au moment fatal, je ne l’ai pas distingué pour ce qu’il avait été auparavant, j’ai frappé une personne qui ne m’était plus intime ni étrangère. Elle n’était plus tout à fait une personne ordinaire, je veux dire comme on en rencontre tous les jours. Ses traits étaient bien semblants de ceux de la personne que je connaissais, mais rien ne me rappelait fermement que je l’avais côtoyée depuis une ancienne date.

Je ne sais pas si vous pouvez bien me comprendre. C’était une reconnaissance, sans la connaissance. C’était la première victime que je tuais ; ma vision et ma pensée s’étaient embrouillées.



ÉLIE : En 1992, en tant que militaire à la retraite, j’avais déjà tué deux personnes civiles lors de remue-ménage de protestation. La première était une assistante sociale du secteur de Kanazi. Elle était de gentille réputation et de modeste renom. Je l’avais tiraillée avec une flèche. Je l’avais aperçue chuter, sans toutefois entendre ses cris, à cause de la longue distance qui nous séparait. Je m’étais retourné à grands pas, en direction opposée, sans rien savoir du comment de sa mort. Par la suite, j’avais été pénalisé d’une amende. J’avais aussi entendu des remontrances lointaines de sa famille et des menaces de cachot, sans toutefois conséquences trop fâcheuses.

En nonante-quatre, pendant les tueries des marais, je me suis vu très chanceux, parce que je pouvais tuer à l’aide de mon ancien fusil militaire. C’est une de nos traditions militaires, de laisser au gradé son arme après sa carrière. Tuer au fusil, c’est comme un jeu en comparaison de la machette, c’est beaucoup moins touchant.



ADALBERT : Le premier jour, je ne me suis pas donné la peine de tuer directement, parce que mon travail était d’abord de lancer des consignes et des encouragements à l’équipe. J’étais chef. De-ci de-là, j’ai aussi lancé des grenades dans le tumulte adverse, mais sans connaître les effets de la mort, sauf à entendre des cris.

La première personne que j’ai tuée à la machette, je ne me souviens pas des détails exacts. Je donnais mon coup de main dans l’église ; j’ai frappé de larges coups, j’ai touché de tous côtés, j’ai ressenti de l’effort mais pas de la mort ; il n’y avait aucune peine personnelle dans le brouhaha. Raison pour laquelle, pour moi, la vraie première fois, valable pour raconter un souvenir durable, c’est quand j’ai tué deux enfants, le 17 avril.

On rôdait ce matin en mission de fouillage, pour dénicher des Tutsis qui se seraient dissimulés sur des parcelles de Rugazi. Je suis arrivé sur deux enfants, assis dans un coin de maison. Ils se tenaient silencieux comme sages. Je leur ai demandé de sortir ; ils se sont levés, ils voulaient se montrer gentils. Je les ai fait avancer en tête de notre groupe, pour les ramener au centre de Nyarunazi. C’était l’heure du retour, on s’est mis à marcher, on discutait de notre journée.

Comme chef, en plus des grenades, j’avais nouvellement droit au fusil. Chemin faisant, sans rien penser, j’ai voulu essayer. J’ai aligné les deux enfants à vingt mètres, j’ai arrêté mon pas, j’ai tiré deux fois dans leur dos. C’était la première fois de ma vie que j’utilisais un fusil, parce que la chasse n’est plus coutumière dans le Bugesera, depuis la disparition des animaux sauvages. Pour moi, c’était curieux de voir les enfants tomber sans bruit. C’était presque plaisant d’aisance.

J’ai continué la marche sans me pencher pour vérifier s’ils étaient bien morts. Je ne sais même pas si des hommes les ont écartés et couverts dans un endroit plus convenable.

À présent, je me sens trop souvent rattrapé par le souvenir de ces deux enfants, tirés droit devant, comme une bagatelle.



IGNACE : On était en train de fouiller un champ, quand quelqu’un a crié qu’une petite troupe de Tutsis avait trouvé refuge dans les mines de Birombe. C’étaient des mines abandonnées de pierres kastérites, sur la colline de Rusekera. On s’est fâchés de cette tricherie et on est partis sur-le-champ en expédition. On les a cerclés. Ceux d’entre nous qui avaient des grenades ont commencé à les lancer sur les Tutsis, pour les éparpiller ; mais un nombre s’est caché à l’intérieur des fosses.

On savait qu’il fallait trente minutes pour parcourir aller-retour la galerie principale. C’était trop risquant dans les ténèbres remplies de ces Tutsis menaçants. Donc, on a haché des broussailles, et des charpentes dans les maisons abandonnées. On a bouchonné la galerie avec ce bois de chauffage, et on a allumé le feu. Les Tutsis sont morts enfumés ou brûlés, au nombre de 27 personnes. Le 22 avril, je me souviens bien. C’était ma première expédition meurtrière et la plus regrettable, à cause de la méchanceté des brûlures.



LÉOPORD : Depuis le matin, des gens avaient commencé à tuer timidement dans les rues. On entendait les coups de feu au sommet de la colline de Kayumba. C’étaient des militaires qui rabattaient une assemblée de fugitifs, vers la commune et l’église de Nyamata. Ça disait bien que ce jour devait chauffer. J’ai pris la machette, j’ai quitté la maison et me suis rendu au centre. Les gens se poursuivaient déjà de plusieurs côtés.

Sur la place du marché, j’ai croisé un homme qui courait vers moi. Lui descendait de Kayumba, tout essoufflé et tout apeuré, il ne regardait que sa fuite devant lui, il ne me voyait pas. Moi je montais. Au passage, je lui ai donné un coup de machette à l’endroit du cou, sur la veine vulnérable. Ça m’est venu naturellement, sans rien penser. C’était facile d’ajuster, puisque le monsieur n’a pas résisté. Il n’a pas esquissé de protection, il est tombé sans crier, sans gémir. Je n’ai rien senti, j’ai laissé. J’ai regardé autour, ça tuait de multiples directions ; j’ai continué à courir derrière les autres fuyards toute la journée.

C’était suant et dissipant, c’était comme une distraction imprévue. Je n’ai même pas compté. Ni pendant les activités, ni après puisque je savais que ça allait recommencer. Je ne peux vous dire, avec sincérité, combien j’ai tué, puisque j’en ai oublié en chemin.

Ce monsieur tué sur la place du marché, je peux vous en raconter un souvenir exact, car il est le premier. Pour d’autres, c’est plus fumeux, je n’en ai plus trace dans ma mémoire. Je les ai considérés sans gravité ; je n’ai même pas repéré, à l’occasion de ces meurtres, cette petite chose qui allait me changer en tueur.