Une bande

La famille d’Ignace Rukiramacumu est dans la première colonne hutue qui traverse les marais, en 1970, et s’installe au plus profond de la forêt Nganwa, le long de la rivière Akanyaru. Ignace est alors âgé de trente-sept ans. Il a donc bien connu la royauté tutsie puisqu’il avait vingt-six ans au moment de la mort de Mutara Rudahigwa, le dernier grand souverain. Pour cette raison, avant le génocide, il va jouer le rôle d’un ancien, rancunier, dans le groupe. Il va représenter une sorte de mémoire aigrie des mauvais temps.

Les familles d’Adalbert Munzigura, Fulgence Bunani, Pio Mutungirehe et Pancrace Hakizamungili arrivent peu après et s’établissent dans les forêts de Kiganwa, toujours le long de l’Akanyaru. Alphonse Hitiyaremye vient plus tard, embauché dans un premier temps comme journalier, sur les parcelles de prospères éleveurs tutsis. Par la suite, il acquiert une parcelle qu’il défriche dans la forêt de Nyamabuye, plus proche du fleuve Nyabarongo.

Adalbert, Fulgence, Pio, Pancrace et d’autres grandissent au sein d’une même meute de gamins, sur les bancs de la classe, où ils fréquentent naturellement les Tutsis de leur âge. Eux n’ont pas vécu sous l’ancien régime et ne reçoivent quasi aucun enseignement scolaire sur l’histoire du Rwanda.

Adolescents, ils abandonnent l’école pour rejoindre leurs aînés dans les champs. Comme eux, ils travaillent d’arrache-pied pendant la journée. De l’avis de tous, et notamment de leurs ennemis, ils sont de remarquables cultivateurs. Ils fréquentent plus ou moins pieusement l’église, se rassemblent lors de grandes cérémonies traditionnelles, mariages et funérailles. Surtout, ils se retrouvent tous les jours, en fin d’après-midi, pour partager de l’urwagwa, ou de la Primus et des brochettes les jours de fête. Leur cabaret de prédilection se trouve à Nyarunazi, le hameau le plus proche de leur versant, mais ils n’hésitent pas à marcher jusqu’aux cabarets plus animés du centre de négoce de Kibungo ou à déboucher un bidon dans la cour de l’un ou l’autre.

La meute de gamins devient ainsi une solide bande de copains. À laquelle se joignent Alphonse et de temps à autre Jean-Baptiste Murangira qui habite à Rugunga, sur la colline de N’tarama, Célestin Mutungirehe, le guérisseur, et quelques autres.

Léopord Twagirayezu est proche d’Adalbert et de Pio grâce au football ; de très grande taille, il montre une vitalité athlétique identique. Mais sa parcelle familiale se trouve à Muyange, à une vingtaine de kilomètres des rivières, et, de ce fait, il fréquente la bande plus épisodiquement : pour assister aux matchs, traîner au marché, ou participer aux noces.



Élie Mizinge appartient à la génération antérieure, comme Ignace Rukiramacumu. Il fait connaissance avec la bande pendant les tueries et sur la route de l’exil au Congo ; il est véritablement adopté par elle lors de leur emprisonnement. Élie et Ignace sont les deux anciens de la bande. Ils ont des caractères très dissemblables, presque opposés. Élie, qui a jadis joui de nombreux privilèges en tant que militaire puis policier, est ébranlé par les événements. Il sort abîmé de cette décennie, comme en témoigne sa démarche courbée et hésitante. Plaintif, docile, presque obséquieux, il n’en fait pas moins de réels efforts pour comprendre le marasme dans lequel il se trouve et montrer qu’il est dépassé et a mal agi.

Ignace sait lui aussi qu’il s’est fourvoyé, il rumine son échec à haute voix sans que l’on sache si c’est l’entreprise elle-même ou son dénouement qu’il condamne le plus. Il est l’un des plus retors dans la discussion. Il avance d’un pas, recule de deux, fait le chemin inverse le lendemain. Parfois il affecte une totale insensibilité à l’égard des autres ou vous regarde d’un œil accusateur et profère de bizarres prophéties.

Joseph-Désiré Bitero, lui, n’est pas un des copains de la bande, parce qu’il appartient au petit monde des notables de Nyamata ; mais, en tant que chef des interahamwe de la commune, il est très proche de plusieurs d’entre eux, notamment Adalbert et Léopord, deux activistes dynamiques qu’il affectionne, et Élie, policier à la retraite, qu’il consulte avant et pendant les tueries.

La famille de Jean Ndayambaje fait partie du même cortège d’immigration que Pio ou Adalbert, en provenance de Gitarama. Âgé de dix ans au moment du génocide, il est trop jeune pour être de la bande. Néanmoins, il participe avec eux aux travaux dans des champs limitrophes, après l’école ; il tourne autour de leur cabaret et tape dans le ballon sur le même terrain de foot.

À présent, il veut que rien de précis ne soit écrit sur ses activités pendant les massacres. Il raconte seulement sa capture par des militaires tutsis du Front patriotique rwandais, plusieurs mois après le génocide, au milieu d’une horde de parias dépenaillés, en cavale le long du fleuve, tous anciens interahamwe qui survivent de chasse et de rapines. Et son incarcération, au centre de détention pour enfants de Gitagata, d’où il est libéré trois ans plus tard, sans être jugé des charges qui pèsent sur lui, à la faveur d’une grâce accordée aux prévenus âgés de moins de quatorze ans au moment des massacres.

Aujourd’hui, garçon trapu, vêtu de shorts et tee-shirts récupérés en détention, il transpire tout ce qu’il peut, de l’aube au crépuscule, sur la parcelle familiale à Kibungo. Il porte un regard méfiant et affiche un sourire énigmatique, qui peut être narquois ou désabusé, sur tous ses semblables, et ne veut plus se mêler des affaires du monde, sauf siffler une bouteille de vin de banane le samedi soir.



Clémentine Murebwayre n’a aucun lien avec cette bande, sinon qu’elle habite une maison de pisé sur la colline de Kibungo. C’est une femme d’une trentaine d’années, dont le visage très fin est encore embelli par de minuscules taches de rousseur brunes. Elle est hutue, citadine de naissance, mariée par l’intermédiaire d’un oncle à Jean-de-Dieu Ruzindana, « un Tutsi très bon malgré les désavantages de la campagne, qui m’avait bien installée dans sa famille de Kibungo ». Clémentine et son mari ne sympathisaient pas avec les gars de la bande et ne fréquentaient pas le même cabaret, mais ils les connaissaient bien parce que leur parcelle jouxtait celles de Pancrace et d’Adalbert.

Elle se souvient : « C’était une équipe très renommée sur la colline pour ses beuveries et ses rigolades. Ces types n’étaient pas méchants en apparence. Sauf peut-être le vieil Ignace qui grinçait toutes ses journées contre les Tutsis. Mais quand ils avaient bu, ils s’amusaient à disperser des malentendus et des méchancetés de cabaret en cabaret. Ils avaient coutume de narguer les Tutsis et leur promettre de fâcheuses représailles, sans toutefois les malmener. Ils étaient tirés par Adalbert. Lui était le plus fort, le plus intrépide, le plus blagueur, il ne craignait jamais de se chamailler pour des bagatelles. Il pouvait harceler n’importe qui sans jamais perdre sa bonne humeur. Cette équipe, entre nous, on la sentait devenir risquante. »

Innocent Rwililiza, un rescapé, lui aussi natif de Kibungo, confirme : « C’étaient des gens très travailleurs, des cultivateurs émérites qui pouvaient se montrer très gentils et très serviables. Toutefois, ils se sont progressivement imbibés de la frustration et de la jalousie envers les Tutsis que leurs parents avaient rapportées de Gitarama. Pendant les tueries de nonante-deux, ils s’étaient brusquement chauffés contre les Tutsis et s’en étaient montrés très menaçants. Ces échauffourées s’étaient terminées sans conséquences dans la région, grâce à la sagesse du conseiller. Depuis, on devinait que la méchanceté les avait attrapés et pouvait les pousser dans un faux pas à n’importe quelle occasion. On les voyait de plus en plus cassants, surtout lorsqu’il s’éventait des nouvelles de la guerre des inkotanyi. Toutefois sans qu’on puisse imaginer qu’ils pourraient un jour tuer à un si grand rythme. »



Au moment des entretiens, les gars de la bande sont encore tous incarcérés au pénitencier de Rilima. Hormis Joseph-Désiré, qui ne peut sortir du quartier des condamnés à mort, les autres se retrouvent dès l’aube pour vaquer ensemble dans la cour commune à leurs occupations obligatoires ou volontaires, corvée d’eau, jeux, repas. Adalbert, chef de la sécurité de leur bloc, après avoir été chef interahamwe à Kibungo, conserve intacte son aura, et montre toute son autorité lors de leur procès ; Fulgence, toujours chaussé de blanc, cultive sa piété, Pio sa bonne humeur. Élie joue les souffre-douleur à l’occasion tandis qu’Ignace assume sa fonction de râleur.

Léopord ne se pose plus en rival d’Adalbert. Il arbore une égale assurance mais se tient à l’écart. Il est le seul, à ce jour, qui a d’une certaine façon craqué. C’est arrivé dans un camp du Congo, où il prolongeait son rôle d’interahamwe. Un jour, à la sortie d’une messe en plein air, il a éprouvé le besoin de tout raconter, de se dénoncer, au beau milieu de complices et de congénères interloqués qui le traitent de cinglé. De retour à Nyamata, il persiste et propose d’emblée aux magistrats qui instruisent son dossier de tout déballer. Il est donc à la fois l’un de ceux qui a le plus manié la machette et celui dont les aveux sont les plus précis, concernant ses propres actes et ceux de ses chefs.

Jean-Baptiste, lui aussi, a décidé de se rendre au tribunal et de passer spontanément aux aveux, dès son retour d’exil, en 1996. Sa coopération lui a valu la bienveillance de la part de l’administration, en prison, où il anime une association de repentis. Jean-Baptiste, dont Innocent dit qu’il est « méchant et décisif autant que malin et intelligent », s’exprime avec justesse, mais il calcule plus que Léopord. Il se montre mielleux et louvoyant, sans que l’on sache s’il s’agit de lâcheté ou d’embarras.

Il est en effet celui qui a le plus clairement pris conscience de leurs actes, et celui qui appréhende le mieux la nature du regard que le monde extérieur, au Rwanda ou à l’étranger, pose sur eux.

Après des années de silence, à l’approche de leur procès, la plupart des membres de la bande commencent à reconnaître, peu ou prou et avec une extrême prudence, leur participation au génocide. Mus par les promesses d’indulgence de la justice. Mus aussi par le désir de ne pas s’exclure de la bande et de la préserver. L’amitié qui les lie depuis longtemps est très importante pour eux, comme ils l’expliquent.

Pancrace : « Dans les assemblées de prison, des frictions ont un peu éloigné ceux qui ne veulent rien avouer. Ceux qui ne veulent pas dire un petit mot sur ce qui s’est passé, ils doivent se bloquer ensemble, sans plus se mêler à ceux à qui ils jettent des menaces et des accusations.

Mais entre ceux qui acceptent d’avouer, même un peu, comme nous dans la bande, l’amitié est aussi ferme qu’avant les tueries. »

Pio : « En prison, les lits des gens de la bande ne reposent pas côte à côte, mais, pendant la journée, le temps nous réunit et nous facilite l’échange de l’amitié et des pensées. Le temps de jadis nous avait solidement unis, surtout grâce aux bananeraies. On se déplaçait ensemble de l’une à l’autre pour les tailles et les récoltes. On pressait ensemble. On s’invitait pour partager l’urwagwa. Ceux qui se trouvaient moins bien dotés étaient quand même appelés. On visitait celui chez qui la mort avait entraîné un parent, pour lui partager chagrin et boisson. On n’a rien oublié de ces bons moments. Raison pour laquelle la vie de prison nous serre comme auparavant. »

Léopord : « Dans la bande, on ne se partage pas les aveux pareillement, mais on se cause en amitié malgré des différends. On s’entraide. Faute de boissons et de bagatelles, on se distribue du sel ou du sucre, on se lance des blagues contre la nostalgie, on joue au volley ou à des jeux de société sans anicroche. »

Jean-Baptiste : « Il n’y a aucune chamaillerie dans le groupe. Il y a des anciens, il y a des jeunes gens, le destin ne nous a pas déliés. Moi, j’essaie de donner du courage aux aveux. Toutefois, chacun mesure les siens à sa convenance. Malgré le travail terrible des tueries et la mauvaise vie de prison, l’ambiance ne faiblit pas entre nous. On est impatients ensemble que notre malheur se termine. Notre malchance, je ne vois que ce problème entre nous. »

Adalbert : « On évite des conversations d’infortunes comme les souvenirs des camps ou des privations. On forme des chorales et des jeux. On essaie de se sauvegarder sous la menace des épidémies. On se partage des nouvelles sur nos parcelles et des provisions, si la chance facilite la visite d’un parent devant la prison. On est toujours restés amis, toujours pareillement unis malgré les calamités de la vie, de l’exil et de la prison. On fait ce qu’on a à faire en camarades dans toutes les situations. »