Le goût et le dégoût
IGNACE : Au début on était trop chauds pour penser. Par après, on était trop accoutumés. Dans l’état où on était, ça ne nous faisait rien de penser qu’on était en train de couper nos avoisinants jusqu’au dernier. C’était devenu un aller-de-soi. Ils n’étaient déjà plus nos bons avoisinants de longue date, ceux-là qui tendaient le bidon de boisson au cabaret, puisqu’ils ne devaient plus être là. Ils étaient devenus des gens à débarrasser, si je puis dire. Ils n’étaient plus ce qu’ils étaient auparavant et nous non plus. On n’était pas gênés d’eux, ni du passé puisqu’on n’était gênés de rien.
ÉLIE : Il fallait déposer notre amabilité aux bords de la vase jusqu’au sifflet de fin de travail. La gracieuseté non plus n’était pas admise dans les marais. Les marais ne laissaient aucune place à l’exception. On avait la méchanceté et l’âpreté à tuer pour oublier le doute, et un boulot à parachever, voilà tout.
Il y en a qui changeaient de couleur à force de chasser. Leurs membres étaient boueux, leurs vêtements étaient éclaboussés, même leur visage n’était plus noirâtre de la même façon. Ils devenaient comme gris de tout ce qu’ils avaient fait. Une petite couche de puanteur nous recouvrait et elle nous était égale.
PIO : On ne voyait plus des humains quand on dénichait des Tutsis dans les marigots. Je veux dire des gens pareils à nous, partageant la pensée et les sentiments consorts. La chasse était sauvage, les chasseurs étaient sauvages, le gibier était sauvage, la sauvagerie captivait les esprits.
On n’était pas seulement devenus des criminels ; on était devenus une espèce féroce dans un monde barbare. Cette vérité n’est pas croyable pour celui qui ne l’a pas vécue dans ses muscles. Notre vie de tous les jours était surnaturelle et sanglante ; et ça nous accommodait.
Pour moi, je vous propose une explication : c’est comme si j’avais laissé un autre individu prendre mes propres apparences vivantes, et mes manies de cœur, sans aucun tiraillement d’âme. Ce tueur était bien moi pour la faute commise et le sang coulé, mais il m’est étranger pour sa férocité. Je reconnais mon obéissance de cette époque, je reconnais mes victimes, je reconnais ma faute ; mais je méconnais la méchanceté de celui qui dévalait des marais sur mes jambes, avec ma machette dans la main.
Cette méchanceté était comme celle d’un autre moi au cœur lourd. Les changements les plus graves de ma personne étaient mes parties invisibles, comme l’âme ou les sentiments consorts. Raison pour laquelle, moi seul ne me reconnais pas dans celui-là. Mais peut-être que si on est extérieur à cette situation, comme vous, on ne peut entrevoir cette étrangeté de l’esprit.
PANCRACE : Il y en a qui ont débuté les chasses avec bravoure, et qui les ont terminées avec bravoure. D’autres qui n’ont jamais montré de bravoure et qui ont tué par obligation. D’autres à qui le temps a proposé de la bravoure pour remplacer leur peur.
Il y a un grand nombre qui montraient de la bravoure quand ils travaillaient, et de la peur dès que la tuerie cessait. Ils se chauffaient dans la mêlée, simplement.
Il y en a qui évitaient les cadavres et d’autres qui s’en fichaient. La vision de ces cadavres qui se répandaient dans les marais, ça pouvait vous enhardir, ou vous accabler et vous freiner. Mais le plus souvent ça vous habituait.
Tuer, c’est très décourageant si tu dois prendre toi-même la décision de le faire, même un animal. Mais si tu dois obéir à des consignes des autorités, si tu as été convenablement sensibilisé, si tu te sens poussé et tiré ; si tu vois que la tuerie sera totale et sans conséquences néfastes dans l’avenir, tu te sens apaisé et rasséréné. Tu y vas sans plus de gêne.
JEAN-BAPTISTE : Plus on tuait, plus la gourmandise nous encourageait à continuer. La gourmandise, si personne ne la punit, elle ne vous abandonne jamais. Elle se voyait dans nos yeux exorbités par les tueries. C’était même risquant. Il y avait des cohabitants qui revenaient avec des chemises tachées de sang, qui brandissaient leurs machettes avec des cris de fous. Ils disaient qu’ils voulaient tout accaparer. Il fallait les amadouer avec des boissons et des apaisements. Parce qu’ils pouvaient se montrer dangereux pour leurs environnants.
ALPHONSE : L’homme peut s’accoutumer à tuer, s’il tue sans s’arrêter. Il peut même se convertir en animal sans y prêter attention. Il y en a qui se menaçaient entre eux, quand ils n’avaient plus de Tutsis sous la machette. Sur leur visage, on devinait le besoin de tuer.
Mais pour d’autres au contraire, tuer une personne faisait entrer une portion de peur dans leur cœur. Ils ne la sentaient pas au début, mais par après elle le tourmentait ; ils se sentaient peureux ou dégoûtés. Il y en a qui se sentaient lâches de ne pas tuer assez, il y en a qui se sentaient lâches d’être obligés de tuer, par conséquent il y en a qui abusaient de boissons pour ne plus penser à leur lâcheté. Par après, ils s’habituaient à la boisson et à la lâcheté.
Moi, je n’avais pas peur de la mort ; d’une certaine façon j’oubliais que je tuais des personnes vivantes. Je ne considérais plus ni la mort ni la vie. Mais c’est le sang qui me faisait peur. C’était odorant et dégoulinant. Le soir, je me disais : Après tout, je suis un homme empli de sang, tout ce sang qui gicle apportera du malheur, une malédiction. La mort ne m’alarmait pas, mais ce trop de sang, ça oui, beaucoup.
Jean : « Un garçon, qui avait assez de forces dans les bras pour tenir fermement la machette, si son frère ou son père l’emmenait dans le groupe, il imitait et s’accoutumait à tuer. L’âge ne le gênait plus. Il s’habituait au sang. Ça devenait une activité ordinaire, puisqu’elle était celle de nos aînés et de tout le monde.
Au contraire, un jeune garçon pouvait se montrer plus à l’aise qu’un vieillard d’expérience, parce que la mort le touchait de plus loin. Vu la nouveauté de la situation et son jeune âge, la mort se montrait à lui moins influente, il la voyait pour une génération plus ancienne. Il se fichait de ses dangers et la regardait comme une distraction. »
JOSEPH-DÉSIRÉ : C’était une folie qui roulait sans plus être dirigée. Tu courais devant ou tu t’écartais au passage pour ne pas être bousculé, mais tu suivais la multitude.
Celui qui était lancé la machette à la main, il n’écoutait plus rien. Il oubliait tout et en premier lieu son niveau intellectuel. Ce programme répété nous dispensait de réfléchir à ce qu’on faisait. On allait et on revenait, sans croiser une idée. On chassait parce que c’était le programme de nos journées, jusqu’à ce qu’il soit terminé. Nos bras commandaient nos têtes, en tout cas nos têtes ne disaient plus leur mot.
FULGENCE : On devenait de plus en plus méchants, de plus en plus calmes, de plus en plus saignants. Mais on ne voyait pas qu’on devenait de plus en plus tueurs. Plus on coupait, plus ça nous devenait naïf de couper. Pour un petit nombre, ça devenait régalant, si je puis dire. Le soir tu pouvais rencontrer un collègue qui t’interpellait : « Toi mon ami, tu m’achètes une Primus, sinon je te coupe le crâne, car ce je suis friand de ça à présent. »
Mais pour un grand nombre, c’était seulement une longue journée qui venait de se terminer. On ne pensait plus aux obligations, ni aux avantages, on pensait seulement à continuer ce qu’on avait commencé. C’était en tout cas trop empoignant pour penser à l’effet que ça nous faisait.
ADALBERT : Au début des tueries, on faisait vite et on rasait parce qu’on était acharnés. Au milieu des tueries, on tuait nonchalamment. Le temps et la victoire nous encourageaient à traînailler. Au début, on pouvait se sentir plus patriotique ou plus méritant quand on réussissait à atteindre des fuyards. Par la suite, on était abandonnés de cette catégorie de qualités. On n’écoutait plus les bons mots des radios et des autorités. On tuait pour continuer le boulot. Certains se montraient fatigués de ces corvées de sang. D’autres s’amusaient à faire souffrir les Tutsis qui les avaient fait suer tous ces jours.
À la fin des tueries, la consigne était de cadencer avant l’arrivée des inkotanyi. La fuite nous tendait les bras, mais on devait continuer les massacres avant de quitter. Des renforts et des gronderies sont arrivés pour mettre un dernier point à cette affaire, les encadreurs parlaient de recrudescence finale dans les marais. La peur nous répétait de fuir, mais on terminait ce qu’on avait commencé.
Par après, sur le bord des routes vers le Congo, on se frayait une fuite entre la faim et la misère, mais on continuait de fouiller les maisons détruites en quête de Tutsis oubliés ; on n’était pas encore écœurés.
LÉOPORD : Puisque je tuais souvent, je commençais à sentir que ça ne me faisait rien. Je ne saisissais pas de plaisir, je savais que je ne serais pas puni, je tuais sans conséquences, je m’adaptais sans problème. Je partais le matin sans gêne, j’étais pressé d’aller, je voyais que le travail et le résultat étaient bénéfiques pour moi, c’est tout.
Pendant les tueries, je ne considérais plus rien de particulier dans la personne tutsie, sauf qu’elle devait être supprimée. Je précise qu’à partir du premier monsieur que j’ai tué jusqu’au dernier, je n’ai regretté personne.