[1965]
Un trou à rats dans le bas de la ville
Trois albums photos, la nourriture dans le garde-manger, un train électrique qui ne fonctionnait plus, une cartouche de Craven A, les décorations de Noël, le fauteuil de mon père, le Nouveau Testament et les copies du Reader’s Digest, un coffret à bijoux rempli de valeurs sentimentales, les partitions de musique de Minou, un bric-à-brac accumulé avec les années, les gants de boxe de mon père, mon bâton de hockey et mon gant de baseball, une caméra Kodak, la robe d’été favorite de maman avec ses fleurs jaunes, sa robe de mariée, tous nos vêtements, le nounours borgne en peluche de Minou, le certificat de mariage de mes parents et nos actes de naissance, le GI Joe reçu pour mon anniversaire (celui qui venait avec un poncho de commando et non pas celui avec l’équipement de survie et un radeau gonflable, et qui était celui que j’aurais préféré que l’on m’offre), un gros coquillage de mer ramassé par mes parents sur la plage d’Old Orchard lors de leur voyage de noces, le piano droit hérité par maman de sa grand-tante. Tout cela et le reste avait été détruit dans l’incendie une semaine auparavant.
Il y avait quelques minutes, le lit double que je partageais avec maman, à l’hôtel, était une fusée en route vers Mars, la mystérieuse planète rouge peuplée de petites créatures armées de pistolets à rayons. Moi, j’étais l’astronaute-pilote de l’engin. Hier, le lit s’était transformé en radeau flottant au beau milieu d’une mer infestée de requins. En ce moment, c’était un champ de bataille où mes soldats en plastique combattaient férocement.
Minou et mon père dormaient dans l’autre lit. Suite à l’incendie, ma sœur était sujette à des tremblements et des cauchemars. Elle insistait pour partager le lit de notre père. Maman n’était pas convaincue que c’était une bonne idée. Elle croyait que cela n’aiderait pas Minou. Trop l’écouter pourrait peut-être retarder le retour à la normale, croyait-elle.
Mais mon père n’était pas d’accord. « Explique-moi comment le fait de dormir avec son papa pourrait lui faire du tort ? Et pis c’est ma job, comme père, de protéger mes enfants. »
Quant à moi, ça allait. Mes parents étaient là. J’avais mes soldats. Ça allait, même si vivre dans ce vieil hôtel bondé de gens suspects était un peu inquiétant.
Après l’incendie, les bonnes œuvres nous avaient placés dans cet endroit situé dans un secteur minable de la ville, près du port. Une rue où on trouvait des studios de tatouage, des commerces de prêteurs sur gages, des friperies, des hôtels de pouilleux. Les entrées étaient jonchées de bouteilles vides et de clochards, et on voyait des prostituées à chaque coin de rue. Aujourd’hui, plus rien n’existe de tout ça. Les édifices et les commerces ont fait place à une autoroute.
L’hôtel n’était rien de moins qu’un taudis. Les couloirs sentaient l’urine, la peinture pelait sur les murs et les ampoules nues pendaient à un fil. Le tapage, dans cet édifice, était affolant. À toute heure de la nuit, on entendait le pas lourd des ivrognes ou les cris de quelque toxico.
Une nuit, deux de nos prostituées maison, à l’œuvre au cinquième étage, nous ont empêchés de dormir. Maman s’est levée pour ouvrir la fenêtre dans l’espoir que le vrombissement de la circulation atténuerait les clameurs de ces dames. Peine perdue. Maman demanda alors à mon père d’intervenir. En jurant un peu, il descendit au rez-de-chaussée pour se plaindre auprès du concierge. Ce dernier n’était pas à son poste, introuvable. Mon père allait monter dire aux filles de se la fermer mais, avec sagesse, il se ravisa soudain. Il n’avait pas envie de se frotter à des souteneurs. Ces types jouent du couteau pour un rien.
Lorsque le vicaire de la paroisse, voué au service d’aide aux sinistrés, nous a amenés sur place, maman, voyant la chambre, ne put retenir un « Ah ! mon Dieu » et elle s’est mise à pleurer. Mon père a bien tenté de la réconforter en lui disant que la situation n’était que temporaire et, qu’après tout, ça pourrait être pire, mais il ne parvint pas à remonter le moral de maman. Notre logement au-dessus du restaurant chinois n’avait rien d’un palace mais, au moins, c’était notre chez-nous et maman l’astiquait chaque jour (À vrai dire, maman était un peu maniaque de propreté). Sa devise : c’est pas parce qu’on est pauvres qu’il faut vivre comme des cochons.
La chambre comptait deux lits, une armoire, un lavabo, une glacière des années 1940, un poêle portatif à deux plaques de cuisson, une table de cuisine chambranlante appuyée contre un mur, et trois chaises pour nous quatre. Ce qui voulait dire que mon père prenait ses repas assis au pied d’un lit. La salle de bains était commune pour l’étage. Il n’y avait pas de baignoire, mais une douche. Pour la douche, il fallait se hâter, car l’eau chaude venait vite à manquer. Il n’y avait pas de télé dans notre chambre, rien qu’un poste de radio sur l’armoire. Et quelque abruti avait endommagé l’antenne, si bien que pas plus de deux stations étaient disponibles, la plupart du temps perturbées par des crépitements.
L’unique fenêtre était ouverte, mais l’air n’y entrait pas. Les deux ventilateurs électriques que mon père avait achetés chez un brocanteur de la rue Craig peinaient à rendre la pièce supportable.
Le vicaire nous fournit quelques dollars pour acheter de la nourriture, des brosses à dents, du savon, des cigarettes. Nous nous sommes rendus avec lui au local de la Saint-Vincent-de-Paul pour trouver des vêtements. C’était un bazar où était entassée une myriade d’articles abandonnés par de plus fortunés. L’éclairage jaunâtre créait une atmosphère cafardeuse dans le dépôt. Nous déambulions entre les portemanteaux remplis de vêtements usagés, les meubles d’un autre âge, les porcelaines ébréchées, les vieilles lampes, les jouets brisés, les électroménagers prêts à rendre l’âme.
Maman poussa plusieurs soupirs, puis fut saisie d’une nausée et se rua hors du magasin.
Le bon vicaire dévisagea mon père comme si tout cela était de sa faute et lui dit : « Vous connaissez le dicton : les quêteux ne doivent pas faire les difficiles. »
Mon père eut une seconde d’hésitation, puis lâcha à l’intention du religieux : « Allez-donc chez le diable, vieux débile. »
Nous avons quitté l’endroit sans demander notre reste.
Je jouais, donc, avec mes soldats sur le lit, alors que mon père était en train de parcourir le journal de la veille, bien ouvert sur la table. Sur l’autre lit, Minou faisait la conversation à sa poupée.
Maman entra dans la chambre en clopinant. Notre hôtel était privé d’ascenseur, et elle venait de monter quatre étages, les bras chargés de sacs de nourriture.
— J’ai une nouvelle incroyable ! parvint-elle à dire, à bout de souffle.
Son chignon était défait et la sueur lui dégoulinait sur les tempes et dans le cou.
— Ouf ! Il fait une de ces chaleurs aujourd’hui et mes pieds sont en gibelotte.
Mon père lui prit les sacs des mains et l’aida à s’asseoir.
— Enlève tes souliers. Essaie de reprendre ton respire… Jésus-Marie, je pensais pas que t’allais acheter tant de choses que ça.
Mon père fit refroidir de l’eau et apporta un verre à maman.
Minou et moi étions rassemblés tout près d’elle.
Maman but la moitié de son verre.
— Ah ! J’ai jamais bu une aussi bonne eau.
Elle chatouilla Minou autour du nombril, ce qui fit s’esclaffer ma sœur.
— Pis, dit mon père, c’est quoi, ta nouvelle incroyable ?
— Je suis allée faire des commissions avec Colette cet après-midi et elle… Je sais pas par où commencer.
Elle prit une autre gorgée d’eau.
— Vous allez pas me croire, mais Colette et Philippe se sont parlé à propos de notre situation… Et ils veulent qu’on aille vivre avec eux !
— Quoi ? dit mon père.
— Ils veulent nous donner le logement du deuxième de leur maison. À Outremont… À un « tarif familial » pour le loyer, qu’elle a dit.
— Mais il y a déjà quelqu’un qui vit là, non ? dit mon père.
— Pas pour longtemps. Ils vont lui dire qu’il doit partir. Ils vont lui dire qu’il fait trop de bruit. Tu trouves pas ça fabuleux comme idée ?
L’incrédulité se lisait sur le visage de mon père.
— Paul ? dit maman. Qu’est-ce que t’en dis ?
— Non… Ce que j’en dis, c’est non. T’es tombée sur la tête, ou quoi ? Vivre sous le même toit que Philippe ? J’aime autant rester dans un taudis comme ici.
— Ben, pas moi, figure-toi donc ! s’écria maman. Et les enfants non plus. Surtout avec un autre qui va arriver bientôt.
— On va habiter avec Louis-le-chien ? dit Minou en battant de ses petites mains.
— Tu veux pas aller vivre là-bas, hein Marcel ? dit mon père.
— Demande-lui pas ça, lança maman. Maudit, Paul, pourquoi tu le mets mal à l’aise de même ?
Mon père allait répondre, mais maman le fit taire d’un mouvement de la main.
— Paul, comment tu peux être aussi égoïste ? On va avoir la chance de vivre dans un grand logement, beau et ensoleillé. Et à Outremont en plus. Avec chacun sa chambre, même pour le bébé qui s’en vient. C’est tout juste si Minou a dit un mot depuis qu’on est arrivé dans cet hôtel de fous tellement elle a peur ici. Et tu veux continuer de même parce que t’aimes pas Philippe ? Parce que t’es jaloux de lui ?
— Qu’est-ce que tu veux dire, jaloux de lui ?
— Faut que je te fasse un dessin ? Il a du succès et t’en as pas. Il est au-dessus de ses affaires, et pas toi. C’est un gars qui a du poids et… Et tu peux pas accepter ça.
Maman s’est arrêtée.
Minou et moi ne bougions pas, muets.
Mon père non plus ne dit rien.
— Je sais qu’on devrait pas avoir cette discussion devant les enfants, poursuivit maman. Mais je peux pas les envoyer dans une autre pièce, parce qu’on n’en a pas d’autre pièce. Et je veux pas leur dire d’aller jouer dehors, même pas dans le couloir, à cause de tous les détraqués qui traînent autour. Dieu sait ce qu’ils pourraient faire à des petits enfants innocents comme les nôtres, ces espèces de maniaques. On en pogné dans cette merde-là, pis tu vois pas ça. Tout est parfait ici dans ta tête. C’est le paradis sur terre ici, pas de maudit problème…
Mon père se mit à trembler de tout son corps.
Maman n’avait jamais vu son mari dans un état pareil et elle eut peur. Mon père ne l’avait jamais battue, mais maman se dit que c’était dans le domaine du possible parce qu’elle savait fort bien que des hommes tapaient leur femme. Plus d’une fois elle avait vu son propre père lever la main sur sa mère.
Mais au lieu de frapper sa femme, mon père se tourna face au mur et y assena un violent coup de poing. La fureur du geste et l’explosion qui en résulta nous fit sursauter comme si la foudre venait de frapper l’édifice.
Quand j’ai rouvert les yeux, j’ai vu mon père, debout, le visage défait.
Minou s’est mise à pleurer et j’ai fait de même.
Malgré sa respiration haletante, maman réussit à nous réconforter en disant : « Ça va, les enfants. Vous inquiétez pas… Papa et maman sont un peu stressés à cause de l’incendie et tout le reste, mais ça va aller. »
Au milieu de ses pleurs, Minou réussit à dire :
— Est-ce qu’on va aller rester avec oncle Philippe et Louis ?
— Je sais pas encore, dit maman d’une voix chevrotante. On va voir… Papa et maman vont en parler…
Maman s’approcha de mon père : « Je m’excuse pour ce que j’ai dit. »
Il se tenait la main. « Je pense que je l’ai cassée. » Ses jointures étaient rouges et déjà enflées.
— Viens. Laisse-moi voir ça.
Maman alla à la glacière, mit des cubes de glace dans une serviette et enveloppa la main de mon père.
Minou et moi mirent fin à nos larmes. Nous examinions notre père.
— Ça va aller, les enfants, dit-il avec un sourire forcé.
— Qu’est-ce qu’on va faire, Paul ? dit maman.
Elle tenait encore la serviette qui entourait la main de mon père, tel un objet fragile.
— On va déménager dans la maison de Philippe, dit mon père.
Maman dressa la tête.
— Je veux dire… T’as raison, Marie. Pour les enfants… C’est la meilleure solution. Surtout avec le petit qui va arriver dans quelques semaines.
— Es-tu certain, Paul ?
— Ouais… On a pas le choix. Mais, écoute, disons que c’est temporaire, O.K. ? Jusqu’à, disons, la fin de l’été. Après la naissance du bébé. Ensuite, on pourra se trouver un endroit à nous. En attendant, je vais laisser cette maudite job minable et en trouver une autre. J’ai quelque chose en vue. Des possibilités…
— Ah, oui ! Comme quoi ?
— Je peux pas en parler encore. Mais tu vas voir. Ça va aller mieux pour toute la famille. Fais-moi confiance…