[avril 1979]
Lettre n
°
38
(extrait, p. 2-7)
En prison, t’as beaucoup de temps pour penser. Des fois trop, ça te rend maboul. Un jeu que je joue c’est d’essayer de me rappeler tout ce qui m’est arrivé avant d’être enfermé. Tu serais surpris combien de choses tu peux te rappeler quand tu te forces à le faire. Je me rappelle certaines choses, des épisodes de ma vie comme si ça venait d’arriver. Comme, une fois, quand j’étais enfant dans notre appartement. J’avais à peu près 7 ans. On vivait dans un taudis dans le faubourg à m’lasse. Veux-tu savoir pourquoi le quartier s’appelait comme ça ? Parce que le monde était si pauvre dans ce coin-là que c’était tout ce qu’ils pouvaient se payer à bouffer — du pain brun et de la mélasse. Tu penses que notre logement au-dessus du restaurant chinois était pourri ? Tu aurais du voir où je restais quand j’étais enfant. Notre logement était dans une bâtisse à deux étages couverte de papier goudron qui était supposé ressembler à de la brique. C’était dans un fond de cour et pour y aller fallait passer par une porte cochère. Le bas de notre bâtisse avait été une écurie au commencement des années 1900, avant l’arrivée des autos. Des familles complètes étaient entassées là-dedans. Je vois encore le linge sur les cordes qui traversaient la cour. On aurait dit des drapeaux de miséreux. La cuisine était la plus grande pièce. Il y avait un poêle à bois, une table avec des chaises qui matchaient pas et dans un coin le lit où je dormais. Le plus vieux de mes frères, Jérôme, il couchait sur un matelas dans le corridor. Mes sœurs dormaient dans une petite chambre au bout du passage et l’autre chambre était celle de mes parents. Le berceau pour mon petit frère était là aussi. Il avait à peu près 2 ans. La plupart du temps ma mère couchait seule parce que le bonhomme venait pas à la maison bien souvent. Quand il se pointait c’était pour battre ma mère — Dieu ait son âme la pauvre femme. Des fois au milieu de la nuit, il nous réveillait mon frère et moi et nous flanquait une volée. Avec ses poings ou avec une ceinture de cuir. Une fois il a roulé un journal pour nous battre, comme si on était des chiens. Mon frère Jérôme avait 4 ou 5 ans de plus que moi. On avait pas de salle de bain dans le logement, seulement une bécosse dans la cour pour tout le monde. Si tu voulais pisser en hiver tu te retenais ou tu sortais du lit pour aller dehors dans la neige. Il faisait noir comme chez le diable dans le logement en hiver parce qu’on collait du papier journal dans les fenêtres pour couper le froid. Mais ça donnait pas grand-chose, je te jure. La cuisine avait un petit lavabo qui servait aussi de bain pour le bébé. L’eau courante, quand il y en avait, fallait la réchauffer sur le poêle à bois. Et puis tout le voisinage était infesté de vermine. La première personne qui entrait dans le logement se tapait dans les mains pour chasser les rats et les souris. Je joke pas. Et l’été quand on arrivait à la maison, ma mère m’envoyait avant mes sœurs pour que j’allume les lumières pour que les coquerelles se cachent dans les trous. Le comptoir était plein. On pouvait pas laisser traîner de la nourriture à cause de ça. Pas qu’on avait beaucoup à manger dans la maison. La plupart du temps l’armoire était vide et on avait faim. Des sandwiches à mélasse et à moutarde, ça y en avait. Mon père travaillait pourtant. Il était débardeur au port de Montréal. Mais ramener sa paye à la maison c’était pas son fort.
Bon, je voulais te parler du matin que je me rappelle comme si c’était hier. Je sais pas comment il est arrivé là mais il y avait un rat sur le tuyau de fonte qui allait du poêle à bois jusqu’à la sortie sur le mur. Le tuyau faisait presque toute la longueur de la cuisine. Je vois encore ma mère chasser le rat avec son balai en cognant sur le tuyau. Mes sœurs criaient et aussi mon petit frère, mais il savait pas pourquoi il criait lui tant il était jeune. Moi j’étais dans un coin de la cuisine avec les yeux grands ouverts. Quand mon frère Jérôme est arrivé avec un bâton de hockey pour chasser le rat, le rat a paniqué et il a glissé du tuyau. Et tout juste comme le rat tombait sur le plancher, Jérôme l’a frappé au vol avec son hockey et l’a envoyé s’écraser tête première sur un mur. Ma mère lui a dit de faire attention, de pas toucher au rat, mais lui Jérôme l’a pris par la queue et l’a levé à la hauteur de son visage, le bras bien tendu. Il s’est mis à rire et ma mère et mes sœurs aussi riaient. Là Jérôme a dit je veux le montrer à mes amis et il a attrapé son manteau et il est sorti de la maison. Moi, ma mère et mes sœurs on a eu à peine le temps de se calmer quand on a entendu un bruit qui venait de l’escalier, comme quelqu’un qui déboule. Et on a entendu la voix de mon père : ostie de tabarnak de ciboire. Il avait dû s’enfarger dans les marches en montant. Quand mon père arrivait en sacrant comme ça, ça voulait dire watch out pour tout le monde. Ma mère a dit à mes sœurs de se cacher dans leur chambre « TOUT DE SUITE ! » Les filles sont sorties en courant. Ma mère a entouré mon petit frère de ses bras. J’ai dit à ma mère que j’allais la protéger et elle a sursauté comme si elle avait oublié que j’étais là. Reste pas là, Paul, elle m’a dit. Saute par la fenêtre. Je bougeais pas et elle a crié « FAIS CE QUE JE TE DIS ! » J’ai déchiré le papier journal dans la fenêtre et la lumière du soleil m’est arrivée dans la figure et j’ai ouvert le châssis. Je voulais pas partir comme ça et j’avais honte de laisser ma mère seule mais elle m’a encore crié de me sauver. Quand la porte s’est ouverte j’ai sauté par la fenêtre et j’ai tombé dans le banc de neige en bas. J’étais pas blessé et j’ai essayé de trouver mon frère Jérôme.
Je t’ai raconté tout ça parce que si tu veux savoir où tu vas tu dois savoir d’où tu viens.
Paul