Ça s’est passé en 1965

Les soldats sont déployés sur le divan du salon. La bataille est orchestrée et narrée par Francis, qui s’amuse aussi à produire les effets sonores avec sa bouche — les rafales de mitraillettes, les explosions. Francis a huit ans. Ces soldats de plastique sont ses jouets préférés, un trait que je lui ai transmis comme des gènes. Alors que je filme la scène de combat, Francis se tourne vers la caméra vidéo et y va de son plus grand sourire. Il est superbe, mon fils, avec son beau visage rond, ses yeux bleus et ses cheveux couleur de blé. Le portrait de sa mère. Dès ses premiers jours il a fait preuve d’une bonne humeur quasi constante, un bonheur inné. Et puis Francis est une petite créature innocente. Par là j’entends qu’il n’a jamais eu à endurer quelque misère que ce soit, qu’il n’a jamais été confronté au désastre, ni à la souffrance. Bien entendu, c’est ainsi que les choses devraient être. À l’âge de huit ans, normalement, tout ce qui devrait nous tracasser, ce sont les petites vacheries de la vie quotidienne, rien de catastrophique.

— Marcel, Francis ! Venez !

C’est Justine, ma femme, qui nous appelle de la cuisine. Le petit déjeuner est prêt.

Hier soir, après que Justine s’est endormie, je suis resté longtemps étendu sur le dos, les yeux grands ouverts dans la noirceur de la chambre à coucher. J’ai vu mon père, alors qu’il était jeune homme, derrière le volant de sa voiture, sa nuque fraîchement rasée, ses cheveux taillés en brosse, ses larges mains, et je l’ai vu dans cette affreuse salle des visiteurs de la prison de Bordeaux. J’ai aussi vu ma mère qui pleurait dans l’autobus en revenant de la prison, enfouissant son visage dans son mouchoir et m’ignorant jusqu’à ce que nous soyons arrivés à notre arrêt, les autres passagers faisant semblant de ne pas la regarder, Dieu merci.

Et j’ai vu ces morveux qui me tourmentaient dans la cour d’école parce que mon père était derrière les barreaux — je pouvais aussi entendre les cris aigus et surexcités de ces petits monstres. Et je me suis souvenu de mon oncle Derby qui tentait de me remonter le moral à l’aide du sac de bonbons qu’il avait acheté en revenant du boulot : « Laisse pas ces vauriens te gâcher la vie, mon petit. »

J’ai pensé à Minou qui a refusé de m’accompagner à la prison pour aller chercher notre père lorsque je lui ai téléphoné la semaine dernière. Ma sœur demeure remplie d’amertume et de colère après toutes ces années.

Et j’ai pensé à maman dans son bungalow de Fort Lauderdale, assise là à fumer ses cigarettes devant la télé, son gros chat qui roupille en boule à ses côtés, et aussi à ma tante Florida, celle qui, d’une certaine manière, a été responsable de la déchéance de ma famille.

Et j’ai essayé de m’imaginer comment mon père allait réagir en sortant du pénitencier dans quelques heures. Allait-il sauter de joie ou se jeter par terre pour embrasser le sol ? Ni l’un ni l’autre, pas de doute. Et je me suis demandé comment il allait se comporter envers moi, s’il allait me serrer la main ou me faire un signe vague ou tout simplement m’envoyer un « Salut, fiston. » Et je me suis escrimé les méninges à savoir comment j’allais l’accueillir, ce que j’allais lui dire pour qu’il se sente bien, pour qu’il se sente le bienvenu.

Et j’ai imploré Jésus, Brahma, Allah, Yahvé, Zeus et tous les autres dieux de tous les panthéons de m’accorder ne serait-ce qu’une misérable petite heure de sommeil pour qu’enfin mon cerveau se taise, pour qu’il me fiche la sainte paix.

Pendant tout ce temps, je me tournais et retournais dans le lit comme si les draps étaient infestés de bestioles. Ce branle-bas a réveillé Justine et elle m’a demandé ce qui n’allait pas.

Question idiote, insultante même. Comment pouvait-elle ignorer ce qui n’allait pas ?

— Rien ! que je lui ai répondu, le ton coupant. Tout va. Comme sur des roulettes…

— Arrête, dit Justine, évidemment que je sais ce qui ne va pas. Ce que je voulais dire, c’est : est-ce que je peux faire quelque chose pour toi ?

— Non, merci, ai-je dit. Je m’excuse d’avoir élevé la voix. J’arrive pas à dormir. On dirait que j’ai une toupie dans le crâne.

— Pourquoi tu prends pas un somnifère ? demande Justine. Ta journée va être longue demain. Faut que tu dormes un peu…

— Bonne idée.

Je me suis rendu à la salle de bains et j’y suis resté un long moment. J’ai uriné puis je me suis planté devant le miroir, les dents serrées, immobile, cherchant des traces de mon père dans mes propres traits, avec le sang qui me battait dans les tempes. Plusieurs fois, au fil des ans, j’ai souhaité qu’il crève, mon père. Parce que je voulais me débarrasser de ce foutu fardeau, pour que tout rentre dans l’ordre, que tout soit tel qu’il devrait être, ainsi que je l’avais toujours rêvé. Mon père disparu, je serais enfin libéré. Mais c’est lui qui, cet après-midi, allait retrouver la liberté. Dans quelques heures à peine.

Je me suis arraché du miroir pour regagner la chambre à coucher. Je n’ai pas pris de somnifère ; ça me donne la nausée, ces trucs-là.

J’ai finalement trouvé le sommeil, pour me réveiller à l’aube, la pièce baignant dans la grisaille, et la première pensée qui m’est venue a été : qu’est-ce que je vais faire de lui ?

À la table de la cuisine, maintenant, Francis est tout fébrile alors qu’il me parle de la sortie que sa classe va faire à l’Insectarium de Montréal demain. Francis est fasciné par les insectes et autres bibittes du genre, et le mois dernier son projet d’école portait sur les tarentules.

— Papa, me débite-t-il, la prof nous a dit que l’Insectarium a des fourmis et des bourdons et des mantes religieuses et même des scorpions !

Il en met, le fiston, en partie pour faire freaker sa petite sœur, Isabelle, qui a peur des insectes.

L’enthousiasme de Francis me fait oublier mon angoisse, ne serait-ce que pour un moment. Tout de même, je touche à peine à ma nourriture.

C’est que depuis plus d’une semaine, cette journée me fout une boule dans le creux de l’estomac rien qu’à y penser. À une heure cet après-midi, mon père va sortir de prison. Et c’est moi qui vais le chercher. Mon père, il a passé les quarante dernières années en taule et, en imaginant sa sortie, j’ai brodé mille scénarios. Concevoir des scénarios, c’est ce que je fais dans la vie. Et aujourd’hui, la lourde porte du pénitencier va s’ouvrir devant mon père et, à l’âge de quarante-huit ans, non seulement je vais voir la version finale du scénario se dérouler, mais je vais moi-même jouer un rôle de premier plan dans l’histoire. C’est ce qui me fout une boule dans le creux de l’estomac.

Quarante ans, ça nous ramène en 1965, une autre époque. 1965, c’était deux années après l’assassinat du président américain John F. Kennedy, deux avant l’Expo universelle de Montréal et « l’été de l’amour » hippie, quatre avant l’atterrissage lunaire et le « pas de géant pour l’humanité » de Neil Armstrong. Lester B. Pearson était premier ministre en 1965. On pouvait acheter une maison pour douze mille dollars et une voiture neuve pour moins de trois mille. La mini jupe a fait son apparition en 1965, et le napalm a été utilisé pour la première fois au Vietnam. Les films à succès cette année-là : Le Docteur Jivago, La Mélodie du bonheur, Goldfinger et Pierrot le Fou de Jean-Luc Godard, un de mes héros. Au mois de mai, Cassius Clay passait le KO au champion des poids lourds Sonny Liston et, en août, 50,000 fous furieux s’égosillaient durant le spectacle des Beatles au Stade Shea de New York. En 1965, Winston Churchill est décédé, tout comme T.S. Eliot, Nat King Cole, Malcolm X et Le Corbusier. C’est l’année durant laquelle le Concile Vatican II s’est tenu, les émeutes raciales dans le quartier Watts de Los Angeles ont explosé et Ferdinand Marcos a pris le pouvoir aux Philippines.

Et au mois d’août 1965, le 21 pour être précis, mon père a été arrêté par la police de Montréal. J’avais huit ans.