[1965]

Congo

Maman s’affairait à épousseter les meubles du salon : le chesterfield en similicuir marron perdu dans un coin, les chaises en osier, la table basse, le piano offert par Philippe. Puis elle s’appliqua à passer l’aspirateur sur la moquette avec conviction. L’obsession de maman pour la propreté était parvenue à s’élever d’un cran depuis l’emménagement dans notre nouveau logement, il y avait environ deux semaines.

Pendant ce temps, Minou « maîtrisait » Frère Jacques au piano : plunk, plunk, plink, plunk. Plunk, plunk, plink, plunk…

Ses jambes étaient si courtes qu’elle n’arrivait pas à utiliser les pédales.

Elle cessa de jouer dès que mon père fit irruption dans la pièce.

— J’ai une bonne nouvelle, pis une bonne nouvelle.

— Tu veux dire une bonne nouvelle et une mauvaise nouvelle, précisa maman.

— Non. Rien que des bonnes nouvelles.

— Tout un changement ! O.K., c’est quoi, la bonne nouvelle ?

— J’ai lâché ma job hier.

Dans un premier temps, maman essayait d’assimiler ce que son mari venait de dire. Son expression trahissait sa certitude que la prochaine annonce ne pouvait qu’être néfaste. Malgré tout, résignée, elle lui dit : « Et la bonne nouvelle… ? »

Moi, j’étais sur le chesterfield, ma nouvelle bande dessinée sur les genoux. Les aventures de l’ami Tintin, cette fois, se déroulaient au Congo, où il s’amusait à massacrer des serpents et à dynamiter des rhinocéros afin de faire le trafic de leur ivoire. Sur la couverture, Tintin filait dans une Modèle T devant une girafe stupéfaite.

— La bonne nouvelle, dit mon père, c’est que je commence une nouvelle job demain.

— Et c’est quoi, la nouvelle job ?

— Vendre de l’assurance me rendait malade, dit mon père. Je te l’ai dit mille fois. Personne n’en voulait. Tous ces losers qui pouvaient pas se payer de l’assurance ou qui étaient pas capables de comprendre que c’est important d’être assuré. Ils me disaient que Dieu allait les protéger en cas de besoin, bande de gnochons.

— C’est quoi, la nouvelle job ?

— Et maintenant, vue qu’on vit à Outremont, fallait que je traverse toute la ville chaque matin pour me rendre sur mon maudit territoire. Ça valait pas la peine. Et ma nouvelle job paye ben mieux…

Maman fixait son mari avec insistance. Elle n’avait pas le goût de lui poser la même question une troisième fois.

Minou reprit son concert : plunk, plunk, plink. Plunk, plunk, plink…

— Je vais faire partie d’une équipe de reprise de possession.

— Qu’est-ce que tu veux dire ? Tu vas aller chez des gens et prendre leurs affaires s’ils peuvent pas payer ?

— En plein ça. Leur chaîne stéréo, leur TV, leur auto. Pis tout le reste…

— Tu veux vraiment faire ça ?

— C’est pas facile, comme travail, qu’on m’a dit. Mais je vais être bien payé.

— C’est qui, « on » ? Tu vas travailler pour une banque ou une compagnie d’assurance ?

— Non. Pour une business indépendante.

— Une business indépendante, répéta maman. J’ai l’air d’une dinde ou quoi ?

Elle se dirigea vers le piano pour récupérer son paquet de cigarettes.

— Tu vas travailler pour des requins qui prêtent de l’argent ?

— Non, non, pas pour des usuriers, des requins, comme tu dis. Le gars est propriétaire d’un magasin de meubles. Maliverne, t’as dû voir ses camions dans notre ancien quartier. Quand ses clients peuvent pas payer ce qu’ils ont acheté à crédit, il reprend sa marchandise. Je suppose qu’il doit aussi prêter de l’argent de temps en temps. Mais la vente de meubles au détail, c’est sa business principale. Et tout ça, c’est légal à cent pour cent.

— Je suis supposée gober ça ?

— Mais il y a rien à « gober ». C’est quoi, le problème ?

— Paul, tu sais que tu peux pas te payer le luxe de te mêler d’affaires louches. Avec ton dossier, ta marge d’erreur est bien mince…

— Arrête avec mon dossier. Je suis pas assez cave pour me mettre dans le trouble. Je sais ce que je fais. Ce qui est certain, c’est qu’il faut qu’on se mette du cash de côté si on veut partir d’ici dans quelques semaines et déménager dans un logement à nous. J’ai pas l’intention de faire ce travail-là toute ma vie, mais c’est nécessaire pour le moment. Et c’est une business légale, je te le répète. Fais-moi confiance…

— Maman, dit Minou, tu m’as dit que tu me donnerais ma leçon de piano. J’attends…

Une barrette jaune serin empêchait les cheveux de ma sœur de lui retomber dans le visage.

Maman caressa la tête de Minou tout en dirigeant un regard sombre vers mon père.

— O.K. , dit-elle à la fois à l’intention de mon père et de Minou.

Elle s’assit sur le banc du piano avec sa fille : « Essaye encore. »

Plunk, plunk, plink…

Mon père tourna la tête vers moi, qui n’avais pas bougé au cours de toute la conversation, espérant que la tempête allait vite passer. Les mains dans les poches, il s’éloigna avec un air frustré : « Un de ces jours, moi… »

À cet instant précis, c’est au Congo avec Tintin que j’aurais voulu être, loin de ces chicanes de famille qui me donnaient toujours des maux d’estomac.