COMME UN INTRUS
Scène
: Saisie
EXT. LE CAMION DE RECOUVREMENT — JOUR
MARIO
Bon, ta première saisie va se faire au 2067.
PAUL
2067, rue de Champlain
?
MARIO
À cette adresse, une TV Viking Ranger Console et un frigidaire de dix-huit pieds cubes ont pas été payés depuis un long bout. Veux-tu bien me dire pourquoi ces gens-là ont besoin d’un frigo si gros que ça…
?
PAUL
Viarge, ça me surprendrait pas que je les connaisse, ceux qui vivent là. C’est mon voisinage, tu le sais bien.
MARIO
Ton
ancien
voisinage, tu veux dire.
PAUL
Fais pas le drôle. J’ai passé toute ma vie dans le coin. Je connais de vue à peu près tout le monde.
MARIO
Écoute, t’es mieux de te faire à l’idée. La plupart des clients de Maliverne vivent dans les parages. Tu te
fi
gurais quand même pas que notre territoire serait à Westmount
?
PAUL
Comment ça se fait que j’ai pas pensé à ça avant
? Je sais plus si je veux m’embarquer dans ce bateau-là…
MARIO
Qu’est-ce que tu racontes
?
PAUL
Je sais plus trop, ce genre de travail…
MARIO
Quoi
? Je
catch
pas…
PAUL
Les gens qui doivent de l’argent à «
Chinois
», ils arrivent pas à faire leurs paiements, mais ils ont rien fait de mal. Leur seul crime, c’est qu’ils sont pauvres comme Job. Et moi, je travaille pour l’homme qui les exploite. Rien que d’y penser…
Mario s’évente avec la pile de bordereaux tout en jetant un
œ
il incrédule à Paul.
MARIO
Écoute-moi bien, Paul. Ces gens-là, s’ils sont dans les dettes jusqu’aux oreilles, c’est de leur propre faute. C’est certainement pas ni de la mienne, ni de la tienne, hein
? C’est à eux de faire face à leurs responsabilités. Qu’est-ce que tu veux qu’il fasse, «
Chinois
»
? Laisser sa marchandise chez les clients sans se faire payer
?
Paul ne trouve rien à répondre.
MARIO
Écoute, c’est rien qu’une job. Une job, oublie pas, qui est bien payée. En plus, tu vas voir, c’est pas rien que l’argent qui est super. C’est le dé
fi
quand tu te retrouves dans une situation difficile. C’est
un
rush
quand ça arrive. Chose certaine, c’est mieux que d’essayer de vendre ta stupide assurance de porte à porte.
PAUL
Toute cette a
ff
aire, ça me fait sentir comme Judas…
Mario éteint le moteur et met les clefs dans sa poche.
MARIO
Paul, sacrament, arrête de faire l’enfant, veux-tu
?
On y va.
Paul jette sa cigarette dans la rue et sort du camion.
EXT. RUE DE CHAMPLAIN — JOUR
La rue de Champlain est bordée d’une série de maisons à deux étages, toutes avec une façade de briques e
ff
ritées et de minuscules balcons au deuxième qui menacent de s’e
ff
ondrer.
Sur le trottoir, Paul surveille à droite et à gauche, espérant qu’il n’y a personne de ses connaissances aux alentours.
Paul et Mario arrivent devant le 2067.
Mario remet deux bordereaux à Paul.
MARIO
Tiens, envoye
!
Paul prend une profonde respiration et frappe deux coups à la porte. Après cinq secondes, il frappe à nouveau, passablement plus fort, cette fois.
Un GARÇON de sept ou huit ans se présente à la porte, les cheveux hirsutes, le chandail crotté, les genoux écorchés, les chaussettes descendus sur des souliers usés. Malgré son jeune âge, il a l’air belliqueux de celui qui s’illustre dans les bagarres de ruelle.
Il dévisage Paul, puis crie par-dessus son épaule.
GARÇON
Môman, c’est le Juif
!
Le garçon laisse la porte ouverte et disparaît quelque part dans le logement.
MARIO
(en riant)
Ça m’a tout l’air qu’on est pas les seuls à essayer de se faire payer. Faut croire qu’il t’a pris pour un
shylock
…
Une femme se présente à l’entrée. Elle porte une robe de chambre en tissu piqué et des bas blancs.
FEMME
Qu’est-ce que vous voulez
?
PAUL
Madame Charlebois
?
FEMME
Oui. Excusez mon garçon. Il a dû vous prendre pour quelqu’un d’autre.
La femme scrute le visage de Paul.
FEMME
Il me semble que je vous connais, vous…
PAUL
(ignorant le commentaire)
Écoutez, Madame Charlebois, moi et mon
partner
on est du magasin de meubles Maliverne. Vous êtes en retard de quatre paiements pour la TV et le frigidaire que vous avez achetés il y a quelques semaines.
INT. LE LOGEMENT DE MADAME CHARLEBOIS — JOUR
Mario pousse Paul vers l’intérieur, et la femme n’a pas d’autre choix que de reculer et d’entrer dans son salon. De lourdes draperies pendent aux fenêtres, donnant à la pièce une pénombre de presbytère. Dans un coin du salon trône un imposant meuble dans lequel est encastré un téléviseur. À l’écran, un jeu questionnaire bruyant.
FEMME
Vous êtes certain que je vous connais pas, vous
?
La voix de Madame Charlebois est rauque.
Paul feint de ne pas avoir entendu la question.
PAUL
On vous téléphone du magasin au sujet de vos factures, et chaque fois vous dites que le chèque est dans la poste. Vous savez, Madame Charlebois, c’est pas trop original comme excuse.
FEMME
Je suis pas au courant de tout ça.
C’est mon mari qui s’occupe de ces a
ff
aires-là, et il est pas ici. Je suis toute seule avec mon petit garçon. Pouvez-vous revenir à soir et parler avec lui
? Il va régler
tout ça. Moi, je pense que c’est rien qu’un malentendu…
Paul est pris au dépourvu.
Mario prend la relève.
MARIO
Madame Charlebois, il y a un temps pour parler et un temps pour récupérer notre stock. Devinez où on en est rendu aujourd’hui
?
Madame Charlebois est au bord des larmes.
MARIO
La grosse TV, là, dans le coin. J’ai ben peur qu’on va la reprendre. Peut-être que vous et votre mari vous allez réfléchir au sujet de vos responsabilités. Autrement, la prochaine fois, c’est le frigidaire qui part. C’est-tu assez clair
?
FEMME
Faites pas ça, s’il vous plaît. Mon mari, il va être fâché noir. Pis qu’est-ce que je vais faire de mes journées sans TV
?
MARIO
(plissant le nez)
Ben, vous pourriez nettoyer votre logement, pour commencer.
Le garçon, qui vient de refaire surface, se place devant la télé comme s’il voulait la retenir et s’écrie
:
GARÇON
Non
! Non
! Non
! Non
!
Mario éclate de rire à la vue du gamin.
PAUL
Voyons, ti-gars…
Paul met la main sur l’épaule du garçon, mais celui-ci, vif comme un chat, tourne la tête et lui mord le pouce.
Paul y va d’un rugissement de douleur. Le garçon court se réfugier à l’arrière du logement.
À nouveau, Mario ne peut s’empêcher de rire.
PAUL
Bon
! Ça va faire. On décrisse.
Madame Charlebois a le visage défait alors que les hommes transportent le meuble hors de l’appartement, mais elle ne fait rien pour les arrêter.
EXT. LE CAMION DE RECOUVREMENT — JOUR
Paul se suce le pouce.
PAUL
Le petit sacrament, il m’a fait mal
!
MARIO
(mettant le moteur en marche)
Un vrai chat de ruelle…
PAUL
Tu sais, Mario, t’avais pas besoin de lui envoyer cette vacherie au sujet du ménage de son logement, la pauvre femme. C’était pas nécessaire.
MARIO
(secouant la tête)
Paul, mon vieux, va falloir que tu t’endurcisses.