[1965]
Philippe et sa Lincoln Continental
Philippe et Colette s’étaient mariés à la fin des années 1940. Colette était déjà bien en chair, mais cela ne la dérangeait pas ; elle trimballait ses quelques livres en trop avec grâce. Philippe, lui, était futé et athlétique. Tous s’entendaient pour dire qu’il allait devenir un joueur de hockey professionnel. Les recruteurs de la LNH assistaient à tous ses matchs dans les juniors.
Philippe et Colette étaient voisins depuis leur enfance. Au cours d’une soirée, ses copains le mirent au défi de demander à la fille grassouillette de danser avec lui. Il s’y plia volontiers. Ce qu’il n’avoua pas, c’est qu’il avait toujours eu le béguin pour Colette. Son visage rond, ses yeux pétillants, ses belles lèvres charnues. Et quel sourire ! L’orchestre jouait un air populaire datant de la guerre — Artie Shaw, peut-être, ou Guy Lombardo — et ils dansèrent. La peau de Colette était blanche et fraîche au toucher. On ne vendait pas d’alcool dans le dancing mais Philippe avait un petit flacon de whisky. Colette grimaçait un peu à chaque petite gorgée. Ils quittèrent la salle ensemble. Bien qu’âgé de dix-sept ans à peine, Philippe avait sa propre voiture. Ils se rendirent au belvédère du mont Royal. De là on avait une vue magnifique sur la ville. Par soirées claires, le stationnement se remplissait d’autos dans lesquelles des couples buvaient de la bière, fumaient des cigarettes, jouissaient de la vue et de la vie. À cette hauteur, Montréal ressemblait à un gigantesque village. Quelques édifices, tout de même, se démarquaient au loin : le Sun Life, le Ritz-Carlton, l’hôtel Windsor, l’oratoire Saint-Joseph. De simples résidences ou des usines complétaient la surface habitée de l’île. Montréal était alors surnommée « la ville aux cent clochers », et de partout on voyait leurs flèches pointées vers le firmament. Philippe trouva un coin isolé pour garer sa voiture, à l’extrémité du belvédère. Le flacon de whisky se vida et, comme on disait dans le temps, Philippe et Colette fêtèrent Pâques avant le carême…
Après deux mois consécutifs sans avoir ses règles, Colette décida de se confier à sa mère — même si elle mourait d’angoisse à l’idée de le faire. Lorsque sa mère évoqua l’option d’y aller d’un avortement, Colette s’écria : « Je savais que t’allais dire ça ! » et elle s’effondra en sanglots. Et donc la mère de Colette se rendit chez le père de Philippe, qui refusa de la rencontrer, la traitant de « vieille sorcière. » Mais lorsque ce fut Colette elle-même qui se présenta, le père de Philippe n’eut plus le choix. Il ouvrit la porte de sa maison. La saison de hockey était alors commencée et Philippe jouait pour l’équipe de Québec ; il était le meilleur compteur de la ligue Junior A. Un mariage modeste fut planifié et bâclé.
Malheureusement, le bébé ne survécut pas à la naissance. En plus, l’accouchement fut long, compliqué, pénible. Colette a pleuré pendant une semaine après que le médecin lui eut dit qu’elle ne pourrait plus jamais avoir d’enfant. Une catastrophe totale, mais Colette et Philippe demeurèrent ensemble. Dans le contexte ultra-catholique du début des années 1950, au Québec, on ne divorçait pas. De plus, Philippe se considérait comme un homme d’honneur. Trois saisons de hockey plus tard, il se massacrait le genou gauche à la deuxième minute de la première période lors d’un match pré-saison au Madison Square Garden de New York. C’était la fin de sa carrière de hockeyeur.
Tous les dimanches matin, après la messe, Philippe lavait sa voiture. Il la stationnait tout au bout de l’allée, à l’ombre de la haie qui séparait sa propriété de celle de son voisin. De l’autre côté de l’allée, le jardin de tante Colette occupait une bonne partie de la cour arrière.
Philippe sortait tout le nécessaire du garage : un seau, du savon, de la cire, le tuyau d’arrosage, un chamois, et s’affairait à rendre brillante tel un sou neuf sa Lincoln Continental 1964 bleu marine.
Toute une bagnole, cette Lincoln : un moteur de 325 chevaux, l’intérieur décoré de garnitures chromées, les sièges capitonnés, la direction et les freins assistés, les vitres contrôlées électriquement. Tout ça Made in America, la Super Puissance protectrice de l’humanité contre les vilains communistes comme Fidel, Hô Chi Minh et les membres de Politburo soviétique, le pays choisi par le Seigneur Lui-même, où tout était plus grand et plus beau et plus fantastic que partout ailleurs et où on véhiculait ad nauseam le tralala patriotique à la sauce de l’Oncle Sam. Philippe, faut le dire, n’avait vraiment cure de tout cela. Pour lui, la Lincoln était une automobile superbe, de même que le summum du confort. Il avait déboursé plus de sept mille dollars pour l’acquérir, passablement plus que le revenu annuel moyen au début des années 1960.
Mon oncle, pour cette besogne, portait un polo, des shorts et des sandales. Posée sur son nez, une paire de lunettes de soleil.
Il s’était versé un verre avant de sortir, son jus d’orange sans doute bien arrosé de vodka. Rien d’exceptionnel, étant donné que pas une journée ne passait sans que mon oncle ne se soûle la gueule. C’était sa manière de traiter le désarroi chronique qui sévissait en lui. Deux bonnes rasades de vodka suffisaient à atténuer tout ça. Et puis ça le démangeait, le besoin d’un troisième verre, pour que sa griserie devienne enivrement. Ce qu’il voulait, à vrai dire, c’était se défoncer. Et il savait fort bien qu’un troisième verre ne suffisait pas. Donc, il continuait à boire, jusque tard dans la soirée quand, assis sur la cuvette, les yeux pleins de larmes, il se demandait pourquoi boire ainsi était mieux qu’être à jeun, dans cet état d’intoxication absolue, privé de toute sensation, à peine capable de voir devant lui. Puis il se levait, actionnait la chasse d’eau et se regardait dans le miroir, distinguant à peine sa chevelure ébouriffée, ses yeux rouges, son teint gris. Son propre reflet le dégoûtait. Puis, il titubait jusqu’à son lit en espérant que Colette n’allait pas se réveiller et le voir dans un tel état. Un jour, il trouva une note sur sa table de travail, griffonnée le soir précédent d’une main tremblante :
ARRÊTE DE BOIRE,
ENFANT DE CHIENNE,
ÇA VAUT PAS LA PEINE.
Philippe ne se souvenait pas d’avoir écrit ces mots. C’était comme si quelqu’un s’était introduit dans son bureau au cours de la nuit pour lui jouer un mauvais tour.
Le matin il se tirait du lit en se maudissant, jurant qu’il allait s’abstenir de consommer, au moins pour les prochaines vingt-quatre heures, de façon à se prouver qu’il pouvait y arriver, qu’il pouvait passer une journée entière sans succomber. Mais le moment fatidique ? Deux heures de l’après-midi, encore plus tôt les week-ends.
Philippe ignorait si sa femme savait vraiment à quel point il buvait, si elle surveillait le bar afin de suivre le niveau de chaque bouteille de vodka, gin, ou scotch : deux pouces de moins, trois, cinq, sept. C’est pour ça qu’il gardait un 40 onces de vodka dans son bureau et un dans le garage, ainsi que dans le salon, caché derrière le Larousse édition de luxe que Colette ne touchait jamais, n’étant pas le genre à se plonger dans un dictionnaire.
Louis roupillait sur une vieille couverture que Philippe avait étendue sur la pelouse, près de la haie. Le toutou se sentit obligé de s’ouvrir la trappe lorsque je m’approchai, mais maintenant qu’il me connaissait, les jappements tenaient plutôt du toussotement.
Philippe rit et lui dit : « Bon chien. »
Mon oncle disait toujours « Bon chien », mais je n’étais pas certain que Louis méritait un tel hommage. Mais je m’abstins de tout commentaire à ce sujet.
Plutôt, je demandai :
— Est-ce que je peux te regarder laver ton auto ?
— Mais oui ! Et quand j’aurai fini de la savonner, tu pourras la rincer avec l’eau du tuyau.
Cela me fit plaisir.
— Qu’est-ce que tu penses de mon auto ?
— Elle est grosse…
— Tu sais, dit Philippe, John F. Kennedy a été assassiné dans une voiture comme la mienne, un modèle 1961.
Je ne comprenais pas ce qu’il racontait.
Philippe rit en me voyant l’air interrogateur : « Je suppose qu’à huit ans, le président des États-Unis veut pas dire grand-chose. »
Décidément, ce qui sortait de la bouche de mon oncle était bien nébuleux.
— Si tu veux, dit-il, plus tard, on pourra se faire une petite virée. Le toit baissé…
— Je dois d’abord demander à papa.
— Il faut ce qu’il faut.
Philippe se mit à genoux pour nettoyer la calandre de la Lincoln. Je me tenais tranquille derrière lui. La radio diffusait un air de jazz et Philippe sifflait à l’unisson. Quand il eut terminé, il me demanda :
— As-tu commencé à lire les livres que je t’ai donnés ?
— J’aime le Tintin.
— Ouais, c’est un petit malin, ce Tintin. J’en ai d’autres. Il y en a toute une série, tu sais. Et le roman, lui ?
Je me grattai la tête :
— J’ai… j’ai pas eu le temps de le lire trop, trop. J’ai essayé…
— T’en fais pas. Pas besoin de le lire maintenant. Tu peux t’essayer quand t’en auras envie. Je vais te donner quelque chose d’un peu plus facile.
De la tête je fis un oui de soulagement.
Philippe retourna à la Lincoln, se concentrant cette fois sur le pare-brise.
— Est-ce que je peux te poser une question, oncle Philippe ?
— Tout ce que tu veux, mon homme.
— Est-ce que t’aimes les enfants ?
Mon oncle resta interdit une seconde ou deux :
— Bien sûr que j’aime les enfants. J’aime ta petite sœur et toi, par exemple.
— Pourquoi toi et tante Colette vous avez pas d’enfants ?
Philippe sembla chercher la réponse dans son verre de vodka. Il prit une gorgée et dit :
— Bien, il y a des gens qui peuvent pas avoir de bébés. Pour des raisons médicales, certaines femmes sont tout simplement pas capables. Ta tante Colette a été enceinte une fois, comme ta maman, mais le bébé a pas survécu.
— Tu veux dire qu’il est mort ?
— Oui. C’était une petite fille…
— Est-ce que c’était une punition ?
Philippe fronça les sourcils.
— Une punition ? Qu’est-ce que tu veux dire ?
— Une punition de Dieu… ai-je suggéré.
Philippe avait somnolé au cours de presque toute la messe ce matin-là. Cela m’avait surpris, parce que maman me forçait toujours à écouter et à ne pas bouger, surtout quand le prêtre était en chaire à parlant du Bon Dieu.
— Est-ce que c’est quelque chose que tu as entendu ce matin durant le sermon qui te fait penser ça, Marcel ?
J’ai fait comme si je n’avais pas saisi la question.
— La raison pourquoi on a pas d’enfants, ta tante et moi, est biologique, dit Philippe. Tu comprends ? Ça n’a rien à voir avec Dieu. C’est comme quand tu attrapes un rhume, vois-tu ? Ça arrive de même. Ce qui est certain, c’est que d’avoir perdu la petite fille nous a brisé le cœur à ta tante Colette et à moi. On aurait beaucoup aimé avoir un bébé…
Toutes ces explications me tournèrent dans la tête, puis je dis :
— Un ami à moi a été frappé par un autobus l’hiver dernier et il est encore dans le coma.
— Et tu penses que c’est une punition suite à une mauvaise action ?
— Ben, lui et moi, on avait lancé des roches sur l’école la journée d’avant. Il en a lancé une qui a cassé une vitre et, après, l’autobus scolaire lui est rentré dedans. On paie pour nos péchés. C’est ce que maman dit.
Philippe s’accroupit devant moi.
— Marcel, moi je te dis que c’était rien d’autre qu’un accident. Pour ton copain, je veux dire… La fenêtre brisée, l’autobus qui le frappe, y a pas de lien entre ces deux choses. Les événements sont pas toujours en relation comme ça. Tu comprends ce que je te dis ? Dieu se promène pas chaque jour en punissant les gens pour ce qu’ils ont fait. Il est trop occupé avec des trucs importants.
Encore une bourrasque de paroles à absorber.
— Oncle Philippe ?
— Oui, mon gars.
— La vitre cassée, je l’ai dit à personne… Même pas au prêtre en confession.
— T’en fais pas. Ça reste entre nous, juré craché.
Philippe confirma notre complicité par un clin d’œil.
— Est-ce que je peux te poser une autre question, oncle Philippe ?
— Je t’écoute.
— Tante Florida… elle s’est vraiment tuée elle-même ?
— Et oui, Marcel…
— Pourquoi elle a fait ça ?
— Bien… il est pas nécessaire d’avoir une vraie bonne raison pour se suicider, tu sais. Parfois c’est plus compliqué que ça.
— Je comprends pas.
— Je sais. C’est pas facile… Mais laisse-moi te dire que quand ta tante s’est tuée, ça m’a jeté par terre. Peut-être qu’un jour, toi et moi, on en reparlera…
Louis éternua à deux reprises en émettant un son ressemblant à celui d’un humain. Philippe et moi, on s’est regardés et on a pouffé de rire.
Philippe ramassa le tuyau d’arrosage. L’eau giclait dans un angle gracieux, et les gouttelettes en périphérie se transformaient en arc-en-ciel dans les rayons du soleil.
Philippe se tourna vers moi. « C’est ta job, j’allais oublier. »
Il me tapota affectueusement l’épaule tout en me confiant le tuyau.
J’ai arrosé la Lincoln pendant de longues minutes, en toute félicité. Pendant ce temps, en arrière-plan, Philippe s’affairait à vider son verre tandis que Louis s’étirait sur sa couverture comme le Grand Vizir de Constantinople.