Dans le stationnement
Plus je m’éloigne de Montréal, plus, à l’approche du pénitencier, ma nervosité s’intensifie. Il ne s’agit pas de cette nervosité comme avant une blind date ou celle éprouvée un soir de première. Ce que je ressens n’a rien à voir avec ce que j’ai pu vivre dans le passé. Moi qui croyais que le genre d’émotion que mon père faisait naître en moi quand j’étais enfant était mort et enterré tout au fond de mon être et n’allait plus jamais ressortir. Je me disais que le passage du temps avait réussi ce prodige. Faut croire que rien n’est garanti en ce bas monde, surtout pas en matière d’émotions. Quoi qu’il en soit, me voilà en route pour aller chercher mon père, un meurtrier aux yeux de la loi du pays. Cet homme qui s’est accroché à moi en m’écrivant des lettres de cet outre-tombe où il était enfermé.
Encore une fois, j’essaie de me l’imaginer lorsqu’il sortira cet après-midi. Va-t-il arborer un sourire ou une moue ? Va-t-il être aux anges ou trouver le moyen d’injecter de l’amertume dans ce jour extraordinaire ? Dans le cas de mon cher père, il faut s’attendre à tout, et plus souvent qu’autrement, au pire.
Je m’arrête, une fois arrivé à la barrière du pénitencier, pour m’identifier. Dans sa guérite, le gardien en faction vérifie le nom de mon père sur une liste de contrôle.
— Vous êtes en avance, bougonne-t-il. Lacroix sort rien qu’à une heure cet après-midi. C’est dans quarante-cinq minutes, ça, vous savez.
Je lui fais un signe affirmatif. « Je vais rester dans ma voiture et l’attendre, si vous n’y voyez pas d’objection. »
Le gardien m’envoie un sourire niais. « Gelez-vous pas le derrière dans votre auto », dit-il.
La barrière se lève devant la Volvo et je me dirige vers le terrain de stationnement.
J’ai vu une photo aérienne de l’Institut Archambault, à la une de La Presse le lendemain de l’émeute de 1982 — la pire de l’histoire pénale canadienne. Dieu merci, mon père n’était alors pas encore à Archambault. Deux détenus se sont suicidés au cours de l’émeute, après avoir poignardé à mort deux gardiens. Un troisième détenu a été trouvé pendu dans sa cellule. À la suite de l’émeute, un rapport d’Amnistie Internationale a révélé que des détenus d’Archambault étaient maltraités et même torturés par les gardiens avant l’émeute. Je me souviens clairement de la photo. L’immense complexe me faisait penser au Pentagone à Washington.
Mais du stationnement, Archambault ressemble à tout autre pénitencier, avec ses murs de sept mètres de hauteur, sur lesquels s’enroulent des barbelés tranchants de type concertina, et ses miradors.
Cela me rappelle Gertrude, ce film que j’ai écrit et dirigé il y a quelques années : dans les années 1950 une très belle Montréalaise est impliquée dans le vol d’une bijouterie qui tourne au désastre lorsque le bijoutier est assassiné. Gertrude est condamnée à dix ans de prison, mais elle parvient à s’évader avec la complicité de son avocat — qui est aussi son amant — et ils se réfugient dans une villa de San Remo, sur la Riviera italienne. Là, c’est la dolce vita jusqu’à ce qu’ils se fassent pincer et aboutissent à nouveau derrière les barreaux. Certes, la convergence du scénario avec le sort de mon père — du moins en ce qui a trait à l’emprisonnement — m’était évidente, mais je faisais comme si de rien n’était. Ne pas afficher mes émotions est une attitude que j’ai adoptée tôt dans ma vie.
Des rayons de soleil parviennent à percer les nuages et font briller les barbelés sur le dessus des murs. À première vue, enchanteur comme tableau, cette explosion lumineuse, jusqu’à ce qu’on se remémore que tout cela n’est pas une œuvre d’art architectural mais bien une forteresse conçue pour punir et isoler des êtres humains.
Si on s’arrête pour y réfléchir une minute, c’est l’ordre qui est surprenant, pas le désordre. J’ai lu ça quelque part — Mauriac, peut-être. Et parfois je me dis qu’il est étonnant que nous ne soyons pas tous en prison, parce qu’en réalité il faut peu de chose pour y aboutir : une malchance, se retrouver au mauvais endroit au mauvais moment, un acte spontané et stupide. Avec des copains, vous avez trop bu et, sur le chemin du retour, vous renversez une fillette de douze ans qui circule à vélo. Vous êtes jeune et un peu crétin et vous croyez que voler une BMW, c’est cool. Ça pourrait être vous, ça pourrait être moi… Nous avons tous, au fond de nous, la capacité de tuer. Tout ce que ça prend, c’est une poussée de rage, un tourment sans borne, une accumulation de frustrations, une peur excessive, une sérieuse vacherie qu’on vous fait. La goutte qui fait déborder le vase, quoi.
Dans une de mes lettres, j’ai fait part à mon père des emmerdements que j’éprouvais sur le plateau du film que je tournais alors. J’en avais assez d’écrire au sujet de la famille, du hockey et du temps qu’il fait, et mes histoires de cinéma, d’habitude, l’intéressaient. Dans sa lettre en réponse à la mienne, il m’a lancé : « Sapre-moi la paix avec tes problèmes de travail, avec tes lamentations. Prends plaisir à chaque moment de ta vie parce que tu sais jamais quand tu pourrais avoir un accident ou mourir ou te retrouver dans un enfer comme ici. » Le genre de sagesse extrémiste de celui qui a survécu à un accident grave, à une longue période dans une zone de guerre ou à une vie derrière les barreaux.
A Love Supreme de Coltrane arrive à sa fin et le CD ressort automatiquement du lecteur. Je le remets en place pour l’écouter à nouveau. Je coupe le moteur — l’intérieur de la voiture reste confortable malgré le froid qui sévit à l’extérieur. Le pare-brise est embué, des gouttelettes d’eau coulent lentement. Je baisse un peu la vitre. Je peux entendre le système d’interphone de la prison sans toutefois comprendre ce qui se dit.
Je ferme les yeux et bientôt je revois ceci : mon copain Fred et moi faisons l’école buissonnière. Nous allons au cinéma Élysée, en ville. À l’affiche, ce soir-là : La Grande Évasion. J’ai assez d’argent pour payer mon entrée et celle de Fred. C’est Colette qui m’a refilé la veille quelques dollars. Je peux toujours compter sur ma tante quand je suis à cours d’argent. Le film commence, je suis hypnotisé. Vers la fin, Steve McQueen a une meute de soldats allemands aux trousses et il tente, en désespoir de cause, de sauter par-dessus une clôture de barbelés avec sa moto. S’il réussit, il se retrouve de l’autre côté de la frontière suisse, libre. Mais le coup rate. Et c’est mon père que je vois à l’écran, empêtré dans le fil barbelé, le visage ensanglanté.