[ octobre 1987 ]
Lettre n
°
81
(extrait, p. 1-2)
Salut Marcel,
Sais-tu ce que je viens de faire ? J’ai fini de lire L’étranger. C’est un des livres que ton oncle Philippe t’a donné à lire cette été-là, non ? Je l’ai lu en pensant à toi. Pas mal comme histoire pour être franc, le soleil qui tape sur la tête du gars sur la plage pendant qu’il tire à bout portant sur l’Arabe. Et ce qu’il dit au sujet de comment le temps passe en prison et comment la mémoire travaille quand tu es incarcéré, ça me fait penser que Camus lui-même a du passer du temps en prison ou bien c’est un maudit bon écrivain. J’ai lu d’autres livres aussi. Il y a pas grand-chose à faire ici dedans à part lire. Tu peux pas lever des poids toute la journée et mémérer avec les autres détenus du matin jusqu’au soir. 1000 fois je les ai entendus les histoires des gars avec qui je me tiens. Je commence à connaître le bibliothécaire pas mal bien. Il est Polonais comme ton oncle Derby. J’ai aucune idée comment il a fait pour se ramasser au Canada et travailler dans un pénitencier. C’est un bon gars par exemple. C’est lui qui me donne à lire et qui sort mes lettres de prison pour moi, et comme ça il y a personne qui les lit avant. On peut toujours trouver des employés pour faire rentrer et sortir des choses de prison, un screw, une infirmière, le bibliothécaire. C’est comme ça que la contrebande et le marché noir marche. Le gars dans L’étranger, au moins, il était condamné à être exécuté. Il avait pas à mourir à petit feu dans une cellule de 6 pieds par 8 comme nous autres. Ici c’est comme si on avait passé une porte et qu’on s’est retrouvé en enfer. Les portes, c’est la pire chose ici dedans. Dans le vrai monde, les portes t’amène à quelque part. Elles te laissent entrer dans une maison ou en sortir, un bureau, dans la rue, et tu peux aller n’importe ou tu veux aller, tu peux entrer dans un restaurant ou un théâtre ou dans un bar. Ostie que ça me manque de pouvoir entrer dans un bar. Mais dans le pen, toutes les maudites portes sont là pour t’enfermer, sont toutes faites en acier et elles ont toutes des barreaux et elles ferment dans ta face avec un grand bruit de métal pour te rappeler tout le temps que t’es enfermé ici comme un rat. Les portes en prison t’enferment et elles te laisse jamais vraiment sortir nulle part, seulement te faire passer d’une section de la prison à une autre. Pas de liberté, jamais. Pense un peu à ça. La prochaine fois que tu va aller au restaurant ou dans un marché, pense à moi. La prochaine fois que tu vois une belle femme marcher sur le trottoir, pense à moi. La prochaine fois que tu prends ton auto pour aller acheter une pinte de lait ou du pain comme si c’était la chose la plus normale au monde, pense à moi. Je dis pas ça pour te faire sentir mal, mais le monde dehors savent pas à quel point ils sont chanceux et à quel point c’est fucké d’être en prison. Ils te laissent même pas sortir pour aller à des funérailles, les chiens. Comme quand ton oncle Derby est mort l’an passé. La façon qu’il est mort, tellement vite, ça m’a fait quelque chose. J’aurais bien voulu aller à ses funérailles, mais les cochons m’en on empêché. C’est ça la prison, mon gars.