Un vieillard
La porte centrale du pénitencier s’ouvre. Je reconnais mon père sur-le-champ, mais ce qui me frappe est son apparence de vieillard. À soixante et onze ans il n’est pas si âgé, mais le stress derrière les barreaux, l’air vicié, la nourriture infecte, les traitements médicaux inadéquats — tout ça accélère le processus de vieillissement. Au début de son incarcération, il était dans la force de l’âge, mon père. Après quatre décennies en prison, le voilà libre, mais vieux. Il porte un parka vert et difforme, pas de chapeau, ni de gants, des souliers au lieu de bottes. Il transporte une valise en carton. Je le regarde s’amener en chancelant et me demande si ses pas sont hésitants parce que l’allée est glacée, ou si c’est sa liberté nouvellement retrouvée qui lui donne le vertige. Il cesse de marcher, lève la tête et hume l’air. « Même dans la cour extérieure, m’a écrit mon père dans une de ses lettres, l’air est pas frais. Ça reste de l’air de prison. »
Je sors de ma voiture et lui fais un signe de la main. C’est con, mais j’ai la gorge nouée. Et mes mains tremblent.
Mon père se dirige vers moi et j’attends de voir ce qu’il va faire. Je ne sais si je dois lui serrer la main, l’embrasser ou quoi… L’idée de le toucher me donne la chair de poule. Quand il arrive près de moi, je crains qu’il me prenne dans ses bras, mais non, il s’abstient ou n’en a pas le goût. Il ouvre la portière, côté passager, jette sa valise sur la banquette arrière, s’assoit, pendant que je prends place derrière le volant.
— Let’s go, dit-il, partons d’ici au plus crisse.
— Avant qu’ils changent d’idée ?
Il émet une espèce de sifflement qui se veut un rire.
Nous sortons du stationnement et passons devant la guérite.
Mon père est silencieux.
J’essaye de trouver quelque chose de pertinent à dire, mais je n’arrive qu’à bredouiller :
— As-tu peur ?
— Peur de quoi ?
— Je sais pas. De te retrouver en liberté, comme ça ?
— Tu penses que j’ai peur de quoi que ce soit après avoir passé quarante ans en prison ?
— Bien, je me dis que si c’était moi…
— Je vais te dire, ça fait deux nuits que je dors pas. Je pense pas que c’est parce que j’ai peur. Mais peut-être que oui, après tout…
— C’est drôle. Moi aussi, j’ai eu de la misère à dormir depuis deux nuits.
La conversation s’arrête là, déjà à cours de carburant.
Il a pris du poids, mon père — on fait bouffer du sucre et de l’amidon aux détenus. C’est peu coûteux et ça fait l’affaire.
Je lui dis : « Je suis content de te voir… »
Je réalise que je ne sais pas comment l’appeler. Utiliser son prénom me semblerait bizarre, « Papa » encore plus.
— M’as-tu apporté des cigarettes ? qu’il me demande.
— Dans le coffre à gants.
Je lui ai acheté une cartouche de Craven A, sa marque de cigarettes préférée dans le temps.
Il ouvre un paquet sans faire de commentaire.
— Ça te dérange pas si j’en allume une ?
— Vas-y.
Je tourne la tête vers mon père. Il me regarde, me scrute, un œil fermé à cause de la fumée qui s’échappe de sa cigarette. Sans doute essaie-t-il de déterminer à quel point nous sommes toujours apparentés, liés. Je me demande ce qu’il en conclut, s’il me considère comme son fils ou une sorte d’étranger. Je n’ose lui poser la question.
Nous sommes maintenant sur l’autoroute et mon père scrute le paysage tout en fumant. Je tente d’imaginer ce qui lui passe par la tête en cette première heure de liberté.
— Toutes ces autos, dit-il. Elles ont changé depuis le temps… La tienne est pas mal du tout, en passant. Tu te débrouilles pas pire, mon garçon.
— Je me plains pas… Chose certaine, ma Volvo est un peu plus luxueuse que la vieille Rambler qu’on avait dans le temps.
Ma remarque le fait rire.
— Un méchant citron, dit-il. Mais, au moins, tu te promènes pas dans une Lincoln Continental.
Je souris et j’ajoute :
— Comme celle de John F. Kennedy quand il s’est fait assassiner ?
— Ton oncle, c’était tout un trou de cul… Qu’est-ce qu’elle est devenue, son ostie de Lincoln ?
— Tante Colette l’a donnée à Derby. Mais pas longtemps après il a décidé de la vendre. Parce qu’il pouvait pas payer les assurances et aussi, qu’il m’a dit, parce qu’il se sentait mal à l’aise de se promener dans une grosse bagnole tape-à-l’œil. Colette l’a pas pris pantoute, et elle a refusé de parler à Derby pendant un bon bout de temps.
Mon père éclate de rire, puis il dit :
— Ton oncle… Je voulais pas qu’il meure. Je t’ai déjà dit ça, pas vrai ?
— Plus d’une fois, oui…
— Ben, c’est parce que c’est la vérité.
— Ouais…
— Son petit crisse de chien manqué… Comment il s’appelait déjà ? Elvis ?
— Louis.
— C’est ça, oui. Louis. Louis Armstrong…
Il rit à nouveau puis ferme les yeux.
Il reste immobile quelques minutes.
Je regarde devant moi et c’est une projection sur un écran.
Les policiers sont arrivés à toute vitesse. Deux voitures, quatre policiers. Une voiture s’est arrêtée dans l’allée, l’autre près du trottoir. Les sirènes me perçaient les tympans. Deux policiers se sont élancés vers la porte avant de la maison, les autres vers la cour arrière. Mon père était encore sous l’érable avec oncle Derby. Tout ça était comme dans une comédie, un spectacle burlesque, les quatre policiers qui passent tout près de l’homme qu’ils étaient venus arrêter. Mon père aurait pu simplement s’enfuir. Mais il est resté sur place, et dans les secondes qui ont suivi, les policiers — avec maman, tante Colette, Joe et la plupart des invités — se sont précipités hors de la maison. Un des policiers avait dégainé son arme. C’était un jeune homme, à peine sorti de l’adolescence. On pouvait voir qu’il était tendu. Le taux de meurtres à Montréal, en 1965, était dérisoire, et les policiers municipaux n’étaient pas habitués à ce genre de drame. À plus forte raison ce jeunot. Derby s’est levé et le jeune policier lui a crié : « Haut les mains ! Mets-toi à genoux ! Bouge pas ! » Même ses collègues l’ont regardé de travers. Non mais, du calme… Le jeune policier a braqué son revolver vers Derby et tous se sont mis à crier : « Non ! Tirez pas ! C’est pas lui ! »
Du vaudeville…
Les policiers ont agrippé mon père et l’ont flanqué contre le capot d’une des voitures pour le fouiller. Je me souviens très bien du silence qui a suivi, du « clic » des menottes que les policiers ont passé à mon père, de la crispation de son visage. Je me souviens que maman a tenté d’intervenir et qu’un policier l’a alors repoussée assez rudement, ce qui a provoqué la colère de mon père et de Derby (« Vous voyez pas qu’elle est enceinte ? » a hurlé mon oncle) et une brève échauffourée s’en suivit. Je me souviens d’avoir vu mon père se faire embarquer à l’arrière d’une voiture de police, de la discordance tonitruante de la radio des policiers, du soleil frappant la vitre arrière de la voiture, si bien que je ne pouvais discerner si mon père regardait droit devant lui ou me saluait de la main alors qu’on le conduisait au poste.
Je me souviens que j’étais convaincu d’avoir assisté à la fin du monde.