[janvier 1989]
Lettre n° 93
(extrait, p. 1-3)
Je pense que je t’ai déjà parlé de lui, le bibliothécaire. Le Polonais. C’était un chum à moi. Il nous arrivait souvent de jaser ensemble. Il me racontait sa vie dehors. Il avait une femme et deux enfants et ils vivaient dans un bungalow en banlieu et il y avait des lilas à côté de sa maison. Sa femme plantait des fleurs partout dans la cour. Et il me racontait ses années en prison dans le temps de Staline en Sibérie. Saint-Vincent-de-Paul c’est de la petite bière comparé à ce qu’il a enduré dans les camps de prisonniers en URSS. Tous ceux qui allaient à la bibliothèque, il les traitait avec respect. Comme si c’était des gars ordinaires, normaux, et pas des détenus. Tu vois pas ça souvent en prison. Les gardiens nous traitent comme du bétail parce qu’ils portent un uniforme, bande de facistes. Mais bon, un jour le bibliothécaire est pas venu travailler, ni le lendemain, ni jamais. Personne savait pourquoi. Mais les rumeurs ont commencé à circuler. Le bibliothécaire s’était suicidé, certains gars disaient. Le commérage et les histoires — vraies ou pas vraies — c’est le passe-temps favoris des détenus. Ça et penser au sexe et à la meilleure manière de se venger de leurs ennemis. Mais c’est peut-être vrai que mon ami s’est suicidé. Peut-être que quelque chose d’insupportable lui est arrivé et il a décidé d’en finir. Il y en a plein qui se tuent en dedans, tu peux me croire. La solitude, c’est ce qui est pire en prison. Des fois, je m’étends sur ma couchette, je regarde le plafond et je me demande ce que je fais là, comment je suis arrivé là. Je me dis que c’est pas ma place ici et que je suis fin seul au monde. Mais Dieu merci, j’ai jamais perdu la boule. Y a des gars qui sont tellement déprimés d’être tout seuls qu’ils pensent que les murs vont se refermer sur eux. Ils deviennent à moitié fous et se mettent à crier pour sortir. Il y a un gars qui s’est suicidé il y a à peu près deux semaines. Il s’est pendu. Il avait une sentence de deux ans seulement. Mon vieux, deux ans, moi je ferais ça les yeux fermés. Mais ce gars-là après deux mois il en pouvait plus et il s’est tué. Il était rendu à un point où il pouvait plus rien prendre. C’est ce qui est arrivé à ta tante Florida et tu dois la respecter pour ça. Tu arrêtes pas de me questionner à son sujet. Ça fait vingt-cinq ans de ça. Arrête ! ! !